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jeudi 24 juin 2021

Venetia lui Proust

À Venise avec Marcel Proust

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Venise n’est pas qu’un thème dans À la recherche du temps perdu. Pour Proust Venise est un lieu de l’esprit et du coeur, un véritable parcours d’initiation, que tout lecteur est invité à entreprendre à son tour. Certes, il ne s’agit pas de marcher dans les pas de l’écrivain ou de visiter Venise le roman à la main: ce serait une opération que Proust considérerait comme “idolâtre” (encore que, sur ce point, il aurait peut-être plaidé coupable lui-même, qui visita Venise en gardant une copie des Pierres de Venise de John Ruskin à la main). Il est toutefois certain que Venise ne sera plus jamais la même ville pour quiconque a pénétré dans ce véritable univers qu’est l’oeuvre de Marcel Proust, dans laquelle un sillon est tracé, qui nous amène à Venise. Les belles étrangères Dès l’arrivée dans la ville des Doges, les deux colonnes de la Piazzetta San Marco nous accueillent comme des “belles étrangères”, dont parle le jeune Proust dans sa traduction de Sésame et les lys de John Ruskin en 1906; c’est grâce à ces pages, en effet, que nous les voyons aujourd’hui comme les “hautes et fines enclaves” d’un XII siècle intact, d’un temps révolu et totalement extérieur au présent, mais “approché, coudoyé, palpé, immobile, au soleil”: plus qu’un témoignage, la présence matérielle et actuelle d’un passé toujours vivant, qui se trouve “à quelques pas”, et “à bien des siècles” de distance. Ce n’est que le premier pas dans un espace-temps dont Venise est pour Proust presque la représentation vivante: un espace à la fois mouvant (instable, aquatique, où l’on ressent “la parcimonie du sol” où l’histoire est tangible et coudoie physiquement le présent. Venise devient pour Proust une machine à explorer le temps, ce qui revient à dire, pour lui, à s’explorer soi-même. La Venise intérieure Les ogives Quand le narrateur de la Recherche se souvient de son séjour à Venise, c’est à une ogive “souriante” qu’il pense avec nostalgie, où plutôt au sourire de la mère contenu dans le “cadre et sous le dais du sourire plus discret de l’ogive illuminée par le soleil de midi” (Albertine disparue). L’écrivain séjourna à Venise en 1900, en compagnie de sa mère, et il descendit à l’Hôtel Europa, situé à cette époque dans le Palais Giustiniani (où se trouve à l’heure actuelle l’Université Ca’ Foscari), ce qui justifie très probablement l’allusion à des fenêtres médiévales, qui rythment la façade de Ca’ Giustiniani à Venise. La justification biographique n’est toutefois qu’un détour, un artifice resque inutile pour véritablement comprendre cette image dans le roman. Comme les “belles étrangères”, l’ogive aussi est du ‘temps matériel’, dont la beauté artistique n’a d’autre rôle dans le roman que de ‘se souvenir’, avec la “douceur des choses qui eurent en même temps que nous, à côté de nous, leur part dans une certaine heure qui sonnait, la même pour nous et pour elles”. En effet, Venise est tout entière du temps en pierre, mémoire faite matière pesante, laquelle à son tour renvoie, en un mouvement en entonnoir, vers l’enfance à Combray, dont l’église, déjà, occupait “un espace à quatre dimensions, — la quatrième étant celle du Temps ». Carpaccio & Fortuny Le thème du deuil — de la mère, qui à son tour pleure sa propre mère, et d’Albertine, disparue et destinée à une éternité artistique dans le roman — traverse l’épisode vénitien, et tout lecteur de Proust est parti à la recherche d’un tableau de Carpaccio —conservé aujourd’hui aux Galeries de l’Accademia à Venise — dans l’espoir d’identifier le manteau “sur le dos d’un des compagnons de la Calza”, qui dans le roman provoque cette “légère morsure” douloureuse au héros, lequel, avant de voir ce tableau, croyait avoir oublié Albertine (Albertine disparue). Dans les cahiers préparatoires du roman, Proust se référait à cet épisode comme au “leitmotiv Fortuny”, car c’est à cause d’une robe du célèbre créateur de mode vénitien que Marcel croit revoir Albertine dans le tableau de Carpaccio. En effet, dans La Prisonnière, cinquième tome du roman, le héros offre à Albertine une robe de Fortuny, “envahie d’ornementation arabe, comme les palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un voile ajouré de pierres”. Peintre, graveur, et créateur de mode espagnol, Mariano Fortuny y Madrazo est célèbre pour son travail original de création de tissus et de robes inspirés de l’antiquité ou de l’art (certaines d’entre elles furent portées par Isadora Duncan, mais aussi par des demi-mondaines qui pourraient évoquer des personnages de la Recherche, comme la très élégante Odette de Crécy—. Lié à Reynaldo Hahn, musicien et frère de Maria Han de Madrazo, épouse de l’oncle de Fortuny, Proust eut la possibilité de s’enquérir directement des œuvres de Fortuny, et reçut la confirmation que les personnages de ce tableau de Carpaccio avaient en effet constitué une source d’inspiration pour le créateur. Le “leitmotiv Fortuny” parcourt comme un fil rouge toute la dernière partie de la Recherche, et conduit le héros à la découverte de sa vocation artistique, ce qui en démontre l’importance capitale, bien loin de constituer une référence ‘frivole’ (si jamais ce mot signifie quelque chose pour l’omnivore Marcel Proust, qui ne méprisait rien qui puisse éclairer la vie). L’allusion aux deux oiseux “orientaux qui signifient alternativement la mort et la vie” (La Prisonnière) dans la première description de la robe de chambre de Fortuny, qu’Albertine porte dans les derniers jours de sa vie avec le héros en est un clair symbole. “Comme aux plombs d’une Venise intérieure, dont parfois un incident faisait glisser le couvercle durci”, le souvenir d’Albertine revient, en effet, d’un endroit où elle vit encore, “mais si loin, si profondément qu’elle [lui] restait inaccessible”. La douleur et la descente dans ces “plombs” d’une Venise intérieure est le prix de la résurrection et de l’accès à la création artistique, dont Venise est, encore une fois, le moyen et la voie. Saint Marc et le Baptistère Après avoir admiré les “belles étrangères”, le Carpaccio de l’Accademia, le Palais Fortuny, force est de retourner à Saint-Marc et à son Baptistère, où le héros était entré accompagné de sa mère, et où il avait admiré les larges arcades dont le temps a légèrement infléchi les surfaces évasées et roses, ce qui donne à l’église, là où il a respecté la fraîcheur du coloris, l’air d’être construite dans une matière douce et malléable, comme la cire de géantes alvéoles Comme il est notoire, c’est un souvenir involontaire de Saint-Marc (des dalles inégales sur lesquelles le héros avait trébuché) qui permet à Marcel, retourné à Paris et convaincu ce sa propre impuissance, de devenir écrivain, ce qui fait de Saint-Marc un point d’arrivée et de départ du roman lui-même. D’autres parcours seraient possibles dans la ville lagunaire, qui nous conduiraient dans les pages de la Recherche: des parcours dans cette Venise populaire, par exemple, que Proust considère comme analogue à la Venise artistique, et dont la surprise reste toujours vivante dans nos promenades actuelles. La véritable Venise proustienne reste toutefois ensevelie en chacun de nous, intérieure, comme l’écrivain l’avait si bien compris.