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mardi 25 mai 2021

Culorile lui Marcel Proust

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Dossier Couleurs | 10 jours pigmentés


Le "petit pan de mur jaune" de Proust : la couleur invisible

Il suffit de lire les premières pages de Du côté de chez Swann, le premier tome d'À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust (1871-1922), pour s'apercevoir que les yeux du narrateur sont très sensibles à tout phénomène lumineux. L'une des images initiales de Combray, le village près de Chartres où le protagoniste passe ses vacances, concerne "les reflets rouges du couchant" que le protagoniste voyait en rentrant chez lui tardivement, après sa promenade. Ou encore, la lanterne magique, dont "on coiffait" la lampe de sa chambre à Combray, avant le dîner, pour le distraire de ses préoccupations concernant le coucher : la lanterne "substituait à l'opacité des murs d'impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané". Perception des couleurs, mémoire du passé légendaire et forme artistique du vitrail : trois des thèmes majeurs de l'oeuvre de Proust semblent en effet s'enchaîner dès le début du roman. Ce n'est dès lors pas un hasard si l'une des teintes les plus célèbres de la Recherche est le détail d'un tableau, dont la description reste encore aujourd'hui énigmatique : ce "petit pan de mur jaune" de La Vue de Delft du peintre flamand Johannes Vermeer, dans le cinquième tome de cette cathédrale littéraire : La Prisonnière.

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"Comme une précieuse oeuvre d'art chinoise"
Le critique d'art Jean-Louis Vaudoyer était non seulement un ami de Marcel Proust, mais aussi son correspondant assidu depuis 1910. Si leurs échanges deviennent abondants pendant la première guerre mondiale, c'est en 1919 que leur amitié se renforce. Et deux ans plus tard, Proust quitte sa maison ("le mort que je suis", écrit-il à son ami) pour visiter l'exposition hollandaise aux Tuileries en compagnie de Vaudoyer. Cette année-là, on peut en effet contempler, au Jeu de Paume, trois oeuvres essentielles de Vermeer : La jeune fille à la perleLa laitière et, enfin, la Vue de Delft, que Proust définit dans une lettre comme "le plus beau tableau du monde" (Correspondance, tome XX). Dans la revue L'Opinion, Jean-Louis Vaudoyer avait écrit trois articles sur "Le mystérieux Vermeer", dont la lecture fascine Proust.

L'histoire racontée dans le roman se déroule pourtant différemment : ce n'est pas le protagoniste qui va visiter l'exposition, mais l'écrivain Bergotte, personnage fictif qui initie à la littérature le protagoniste, grand admirateur de l'écrivain dans sa jeunesse. S'ensuit pourtant une désillusion profonde, lorsqu'il rencontre l'écrivain en personne : il ne peut croire qu'il s'agit de celui qui a écrit les pages tant vénérées. Il s'aperçoit ensuite que la beauté des phrases de Bergotte n'est pas si imprévisible qu'il le croyait auparavant : son écriture n'est qu'une étape vers la conception novatrice du style que le protagoniste développe à la fin de la Recherche - en devenant, lui aussi, un écrivain. Bergotte, donc, poussé par la description d'un critique d'art - hommage à Vaudoyer - qui parle d'un détail de la Vue de Delft si bien peint "qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse oeuvre d'art chinoise" décide d'aller visiter l'exposition hollandaise. Avant de sortir, il mange quelques pommes de terre. Mais, dès ses premiers pas, il est pris par des étourdissements, qu'il attribue aux pommes de terre pas assez cuites. Néanmoins, il réussit à contempler le tableau en question et à réfléchir sur le petit pan de mur jaune, avant de s'abattre sur un canapé et, enfin, mourir. "Enfin il fut devant le Ver Meer qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. 'C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune.' " (III, p. 692)*

Pour décrire ce tableau, Proust emprunte à son ami Vaudoyer, sans le citer, des expressions tirées de sa série d'articles consacrés à Vermeer. C'est un passage fondamental car Bergotte y établit un lien entre la couleur "précieuse" du petit pan de Vermeer et sa technique d'écriture, autrement dit son style : s’agit-il d’une confusion enfantine entre l'art  pictural et la littérature, ou d'une synthèse nouvelle qui permet de passer de l’esthétique picturale à l'esthétique du roman ? Par ailleurs, cette révélation arrive à Bergotte durant les spasmes convulsifs qui l'amènent à la mort. L'épisode renvoie à l'angoisse que Proust lui-même éprouve les derniers temps de sa vie, alors que des symptômes similaires à ceux de Bergotte lui font craindre de ne jamais arriver à terminer son oeuvre. Quelques-unes des phrases de l'épisode ont été les dernières écrites par Proust agonisant. Enfin, la phrase "petit pan de mur jaune avec un auvent" a étonné les critiques. S'agit-il d’une partie du mur de la ville en briques (à droite dans le tableau), ou bien d'une toiture en pente avec lucarne que Proust aurait prise pour un pan de mur ? Si cette dernière hypothèse paraît la plus fiable, Proust a peut-être cependant voulu provoquer son lecteur avec un détail coloré qui, en effet, n'existe pas ou qui semble simplement fondu dans la technique raffinée du peintre hollandais.

La précieuse matière
Le passage insiste en effet plus sur la pratique du peintre que sur un détail précis : c'est de l'ensemble du tableau que Bergotte tire sa leçon d'art. L'énumération des détails chromatiques relie les morceaux du tableau à une vision beaucoup plus vaste du travail de l'artiste (1). D’ailleurs, les procédés fondés sur l'énumération manifestent, aux yeux de Proust, non pas une technique dispersive mais la puissance de la synthèse. Proust écrit dans une lettre à Jacques Rivière que l' "énumération [est] la forme même de la synthèse" (Correspondance, tome XIX). Les critiques ont justement souligné l'importance de la matière veloutée de chaque objet peint par Vermeer : Kazuyoshi Yoshikawa la définit comme "la présence ressentie d'un objet représenté et qui n'a rien à voir avec le réalisme en peinture". La couleur de Vermeer s'apparente à une matière vibrante de vie. Cette "précieuse matière" du petit pan de mur jaune est en effet un exemple de peinture tonale, où deux aspects antinomiques sont convoqués : la dimension matérielle de la couleur (la pâte, les couches) et le fait que la lumière semble venir de l'intérieur de la peinture pour se dévoiler à l'extérieur. Vermeer utilise cette peinture tonale (de ton) pour rendre son tableau lumineux : il s'agit d’une technique de la peinture à l'huile qui amène  la couleur à changer de ton en fonction de sa disposition à la lumière (2). En opposition au timbre - la couleur pure de Matisse, par exemple - la peinture tonale de Vermeer se fait par couches successives, où la matière chromatique se confond avec les rayons lumineux qui y sont emprisonnés.

Mais quelle est l'énigme qui se dévoile dans cette couleur "jaune" du petit pan de mur, qui semble hésiter entre les caractéristiques de la lumière et celles de la matière ? Le principe, dont Bergotte a l'intuition, mais qu'il n'arrive pas à expliciter, est qu'il faut considérer cet élément "si bien peint" en jaune dans ses rapports avec l'ensemble du tableau, parce que tout détail révèle en s'orchestrant la vision de l'artiste. Proust écrit dans Le Temps retrouvé que "le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision" (IV, p. 474). Le jaune de la peinture est "précieux" dans ses rapports avec le bleu des "petits personnages", avec le rose du sable, avec la recomposition de l'univers représenté sur toile : ce que Proust appelle, ailleurs, une "métaphore". L'explication de cette loi esthétique se trouve dans la partie de la Prisonnière où le héros propose à Albertine, la femme avec laquelle il vit, sa leçon sur le génie littéraire. À un certain moment, il établit un parallèle entre Dostoïevski et Vermeer en disant : "mais pour revenir à la beauté neuve que Dostoïevski a apportée au monde, comme chez Ver Meer il y a création d’une certaine âme, d’une certaine couleur des étoffes et des lieux" (III, p. 880). "Âme" et "couleur" s'équivalent dans cette explication : on pourrait remarquer que "la spiritualité relative à l'âme est transférée dans la matérialité de la couleur, tandis que la matérialité de celle-ci devient le dépositaire de la spiritualité", comme l'écrit Stefano Agosti. L'âme s'incarne, en-dehors du sujet, dans la couleur, tandis que la teinte est l'équivalent extérieur de l'impénétrabilité du moi. La peinture tonale du petit pan de Vermeer devient ainsi la structure de cette profondeur transposée ("traduite") hors de l'artiste. La couleur "jaune" du petit pan est le rendu visible de cette réversibilité entre l'intérieur et l'extérieur qui seule garantit la noblesse d'une oeuvre d'art.

Mais arrivé à ce point, le "jaune" du petit pan transcende sa nature de teinte déterminée : la couleur dépositaire de l'âme du peintre n'est que la manière dans laquelle les objets peints par Vermeer sont représentés. Dans la leçon à Albertine, le protagoniste continue en disant que les tableaux du peintre "sont les fragments d'un même monde, que c'est toujours […] la même table, le même tapis, la même femme, la même nouvelle et unique beauté, énigme à cette époque où rien ne lui ressemble ni ne l'explique, si on ne cherche pas à l'apparenter par les sujets, mais à dégager l'impression particulière que la couleur produit" (III, p. 879). Ce dégagement invoqué par le narrateur signifie aller au-delà de la nature physique de la couleur pour accéder au regard profond de l'artiste sur le monde. Pour comprendre son style, il faut écarter les teintes visibles. "Dégagée" de sa nature visible, libérée du "jaune" du petit pan, la couleur devient le "sillon" entrouvert de la création artistique : elle dévoile ainsi la "patience chinoise" évoquée par Vaudoyer dans ses articles.

Le passage de la mort de Bergotte se termine par une réflexion sur son immortalité. Le narrateur se demande : "Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ?" (III, p. 693). La couleur du "petit pan de mur", devenue le signe distinctif de l'univers artistique, cacherait-elle le secret de la résurrection éternelle de l'artiste ? La vocation littéraire du protagoniste dans Le temps retrouvé ne tarde pas à sceller cette intuition : le jaune du "petit pan" qui nie sa nature est garant de la perpétuité du chef-d'oeuvre produit - vérité que Bergotte comprend trop tard (et le sarcasme contenu dans "les pommes de terre pas assez cuites" est là pour le démontrer), mais non le protagoniste.

Des teintes fondues en style
La couleur est un élément ambigu, qui se situe entre le rendu perceptif et les lois propres à l'esthétique proustienne qui semblent nier la nature visible de la couleur. En effet, si la perception de la teinte concrète est bien présente dans la Recherche, elle s'emboîte souvent dans une syntaxe touffue et vertigineuse où la couleur n'est pas le seul élément matériel envisagé, puisque elle entraîne l'ouverture de la palette sensorielle dans sa totalité. Le rendu chromatique est alors à interpréter comme un "délégué" des autres sens. En décrivant la "bande de jeunes filles" que le protagoniste adolescent rencontre à Balbec, dans A l'ombre des jeunes filles en fleur, le narrateur écrit qu'il faut "restituer sous la couleur des joues ou de la poitrine [de ces filles], l’attouchement, la dégustation, les contacts interdits" que le protagoniste s'invente pour satisfaire les premiers troubles du désir amoureux (II, p. 246-247). Le perçu chromatique est là, bien visible, mais il est chargé aussi d’autres significations : le toucher est évoqué ainsi que le goût, celui-ci permettant souvent au protagoniste l'euphorie de l' "incorporation" du réel, le seul moyen de l'appréhender. Évidemment, cette phrase n'est qu'une image pour décrire le désir sensuel : mais, pour l'évoquer, Proust a besoin de se fonder sur une prose qui évoque les liens qui s'établissent entre les sens, la synesthésie (3).

Même lorsqu'elle est directement évoquée, la couleur proustienne semble un cheval indomptable : difficile à comprendre à cause de son hétérogénéité. La couleur dans la Recherche n'est pas simplement une teinte : il s'agit soit d'un principe d'esthétique, soit d'un élément langagier qu'il faut analyser dans ses rapports avec les autres membres de la phrase pour comprendre la complexité de ses enjeux. Les teintes proustiennes révèlent toute leur richesse de façon indirecte : la "couleur" visible appelle continuellement ce qui est invisible. Maurice Merleau-Ponty écrit ainsi qu' "il est […] essentiel à la chose et au monde de se présenter comme “ouverts”, de nous renvoyer au-delà de leurs manifestations déterminées, de nous promettre toujours “autre chose à voir”"(4). La couleur proustienne semble bien avoir toutes les caractéristiques du visible de Merleau-Ponty : les couches de sens déposées dans la couleur, même les plus discordantes, s'ouvrent chaque fois vers une expérience qui appelle non seulement l'interprétation du protagoniste, mais (surtout) celle du lecteur. En suivant de près cette interprétation, Anne Simon écrit que Proust conçoit la couleur "non pas comme une qualité fixe et stable de l'objet et pourvue de valeurs symboliques clairement définies, mais comme un processus de cristallisation de l'invisible interne au visible " (Proust ou le réel retrouvé, Paris, P.U.F., 2000).

L'invisible cristallisé dans le petit pan de mur jaune est l'arrangement nouveau que l'artiste fait du réel à partir de sa propre vision du monde. Autrement dit, il s'agit de faire apparaître les lois impondérables de la création. L'invisible se manifeste alors dans le montage des éléments langagiers : c'est la complexité de la conscience de Proust qu'on peut lire en filigrane, laquelle nécessite l'emboîtement des sensations, des ramifications et des ruptures de la syntaxe pour exprimer la fécondité de l'esprit, l'étendue de l'intuition et la nouveauté de l'invention littéraire.
 
Davide Vago
Le 26/04/11
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Davide Vago est docteur en Histoire et sémiologie de l'image et du texte auprès de l'Université Paris VII-Denis Diderot (co-tutelle avec l'Université Cattolica de Milan), avec une thèse sur Le chromatisme dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, dont il va tirer prochainement une publication.

Il a notamment publié des articles concernant la question du regard dans l'oeuvre proustienne ("Proust, impossible Persée ?", Bulletin Marcel Proust 57, 2007) et il a approché l'oeuvre de Marguerite Yourcenar à travers le problème de l'intertextualité ("Marguerite Yourcenar et Proust : l’écriture rayonnant de la mort", Marcel Proust Aujourd'hui 6, Rodopi, 2008). Depuis 2008, il est chargé de recherche et enseignement (Littérature française) à l'Université Cattolica de Milan.


* Note : toutes les citations du roman de Marcel Proust sont issues de l'édition dirigée par J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989 (4 vol.)

(1) Voir sur ce point : G. Macchia "Vermeer, o il silenzio della pittura", in Tutti gli scritti su Proust, Einaudi, Torino, 1997
(2) Voir : S. Agosti, "Proust e Vermeer", Il testo visivo. Forme e invenzioni della realtà da Cézanne a Morandi a Klee, Milano, Marinotti, 2006
(3) Voir M. Verna, "Jouir des aubépines : sur quelques pages de Proust et la synesthésie", Die Korrespondenz der Sinne. Wahrnehmungsästhetische und intermediale Aspekte im Werk von Proust, éd. U. Felten et V. Roloff, München, Wilhelm Fink, 2008
(4) Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945
==========================================================n° 16 - Ricerche Dottorali in Francesistica
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Du côté de la couleur proustienne

Davide VAGO



Abstract

In this paper I present some aspects of the multi-faced “chromatic” universe of Proust’s Recherche. Colour is not only a major theme in Proust’s masterpiece, but also a philosophical topic for the first person narrator, reflecting the “chiasm” between visible and invisible, as Merleau-Ponty points out. Finally, colour is a stylistic device in Proust’s prose, showing pictorial and literary models superimposed on his intricate style.
Another way of showing colours in the novel is the practice of allusion: by the repetition of the same structures in complex sentences, or by the use of synonyms, Proust makes reference to colours without mentioning them. The fusion of colour in style is the ultimate example of the Proustian metamorphosis process from reality to language.

Introduction. Références critiques



Ma recherche vise à analyser le rendu stylistique et littéraire de la sensation visuelle chromatique dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Je voudrais d’abord préciser le sens de mon enquête en partant des intuitions qui ont orienté mon travail.
Une connaissance même partielle de l’œuvre de Proust suggère que l’élément chromatique structure la diégèse du roman en tant que thème et en tant qu’outil de réflexion esthétique, à l’instar de toute image du texte se référant aux aberrations de la vue ou aux instruments d’optique. Il suffit de penser à ce que Proust propose à qui voudra comprendre les artistes:

[…] le peintre original, l’artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n’est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit: “Maintenant regardez”. Et voici que le monde […] nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair (CGRTP, II, p. 623).1

La place de ma thèse se situe donc du côté de… la couleur proustienne. Un sujet anodin? Loin de là. Tout en étant «thème et principe poétique» de l’œuvre, la couleur chez Proust suit des chemins multiples, inconstants et souvent incompatibles: son «écriture marque un effort de synthèse entre des principes contradictoires sur la couleur. D’un côté cette dernière obéit aux lois de l’optique, de l’autre, elle est un phénomène mental, fruit d’une vision intérieure» (HASSINE 2004: 250).
Débrouiller les mailles du chromatisme proustien signifie décortiquer sa syntaxe, en retrouvant des tendances constantes dans le traitement de ce thème, tout en réfléchissant sur son style. D’abord, la perspective choisie doit nécessairement tenir compte de la critique thématique; en un sens, mes références sont à retrouver non seulement dans les ouvrages de Gaston Bachelard (BACHELARD 1948), mais surtout dans les travaux de Jean-Pierre Richard (RICHARD 1974), de Jean Rousset (ROUSSET 1986) et d’Anne Simon (SIMON 2000).
Néanmoins, traiter un thème signifie nécessairement, si l’on suit la démarche rimbaldienne, “trouver une langue”: dans la syntaxe en spirale de Proust, la sensation chromatique trouve sa place véritable dans des choix stylistiques récurrents, avec lesquels elle se fond. Il faut en effet analyser le rendu chromatique comme un «fait de style» (VERNA 2008). Dans ce cas, les références critiques vont de Jean Milly, qui a étudié la longueur et le rythme des phrases proustiennes (MILLY 1975), à Leo Spitzer, qui s’est concentré sur leurs symétries et leurs ramifications (SPITZER 1970), en passant par Gérard Genette (GENETTE 1972), par la théorie de la métaphore de Paul Ricœur (RICŒUR 1975) et d’Éric Bordas (BORDAS 2003) et, enfin, par les travaux de Lorenza Maranini (MARANINI 1963).
Toutefois, choisir la “couleur”implique d’autres instruments: non seulement l’analyse de la vision du monde du narrateur, mais aussi l’exploration de la réflexion philosophique de l’écrivain, d’autant plus que Proust est lapidaire sur ce point. Il écrit en effet que

le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun (TR, RTP, IV, p. 474).

Mener une recherche du côté de la couleur proustienne signifie donc aller au cœur de la réflexion esthétique d’une époque entière: celle de Proust, qui se situe notoirement, de façon hybride, entre deux siècles. Antoine Compagnon a justement écrit que

la place de Proust en littérature est analogue à celle de Manet en peinture: fut-il le dernier des grands classiques ou le premier des révolutionnaires? […] Chez Proust comme chez Manet, la continuité et la rupture, la tradition et la révolution composent un mélange rare, instable, dans la coexistence de la signification et du pictural, du romanesque et de l’impression, du réalisme et de la myopie (COMPAGNON 1989: 27-28).

Par conséquent, mon travail montre la complexité de l’analyse de cet élément: la perspective thématique, celle de la stylistique et, enfin, celle de l’esthétique se croisent pour rendre compte de la «cathédrale» chromatique de Proust.


1. Classification des occurrences



Deux pôles d’intérêt ont contribué à l’enrichissement du travail: d’une part, il fallait définir la «couleur» du point de vue d’un écrivain du début du XXe siècle mais ancré dans la culture de la fin-de-siècle; d’autre part, il a fallu retrouver et classer par fiches toutes les références chromatiques qui se trouvent dans la Recherche. Pour cette dernière tâche, j’ai utilisé aussi des outils informatiques (notamment, la base de données Frantext); néanmoins, le repérage direct des occurrences dans le texte a été irremplaçable. Il suffit en effet de penser à la variété lexicale liée aux phénomènes chromatiques: des adjectifs aux verbes de couleur, en passant par les substantifs abstraits, c’est le dépouillement direct du texte qui révèle l’ampleur du phénomène étudié.2

Ensuite, il a été nécessaire d’inventorier ces occurrences. La subdivision, très élémentaire, entre les champs chromatiques de la langue française (rose, violet, bleu, vert, jaune, marron, orange, rouge, noir, blanc et gris) n’est pas suffisamment probante, tout en étant nécessaire. Elle constitue maintenant l’annexe statistique de mon travail.
On s’aperçoit très vite, en effet, que chaque indication chromatique du texte proustien est “différente” de l’autre. La même teinte se manifeste en effet de plusieurs façons, suivant son support matériel; en même temps, l’écriture vertigineuse de Marcel Proust, sa complexité et son rythme rendent le chromatisme insaisissable.
Afin d’interpréter les informations, j’ai élargi mon champ d’analyse à la psychologie, à la philosophie, à la peinture et à la critique d’art de l’époque proustienne. Cet élargissement m’a en effet fourni les clés pour structurer les données hétéroclites du texte. J’ai alors cherché des indications dans les écrits des peintres, j’ai feuilleté les revues que Proust connaissait, en retrouvant des éléments utiles pour définir une théorie du chromatisme à son époque. Enfin, j’ai repéré dans ses articles et dans sa correspondance les notions pour définir sa philosophie de la couleur.

2. Penser la couleur


L’ensemble de ces matériaux constitue une véritable enquête de ce que signifie «penser la couleur».
À l’époque de Proust, la définition de ce phénomène est encore ouverte et ambiguë; en même temps, l’expérience multiforme de la couleur dans les divers domaines du savoir investit directement la Recherche par des médiations souvent inattendues. Entre les deux siècles, le chromatisme se lie à l’idée d’un chemin ouvert, d’un bouleversement en cours, d’une définition qui va se renouveler. De même, cette théorie possède plusieurs facettes: de la physiologie à la littérature, en passant par la peinture, le chromatisme est un thème transversal.
Quelques exemples: à partir des années quarante du XIXe siècle, la «loi du contraste simultané des couleurs» du chimiste Chevreul bouleverse la notion même de vision, qui devient un processus «mental» (CHEVREUL 1839). Le monde est en constante activité chromatique, et «les couleurs ne sont pas la propriété des choses mais constituent leur ensemble, c’est-à-dire la réalité en un infini changement» (HASSINE 2004: 249).
En peinture, l’application de cette théorie provoque la révolution de la «couleur impressionniste»: on est ainsi ramené aux nombreux rapports que Proust entretient avec la peinture impressionniste. Tout en étant remarquables, ces influences sont insuffisantes pour expliquer la totalité des phénomènes qui concernent les couleurs de la Recherche.
En fait, si on se borne à la peinture, la révolution chromatique continue avec Cézanne et les premières toiles des cubistes. Proust semble en anticiper les innovations. En 1922, après la lecture de Sodome et Gomorrhe, Jacques Rivière lui écrit: «une chose par exemple qui m’est apparue pour la première fois, c’est votre relation avec le mouvement cubiste, et plus profondément votre profonde immersion dans la réalité esthétique contemporaine» (Corr., t. XXI, p. 376). Cette «immersion» est claire si l’on pense que certaines descriptions proustiennes sont comparables – du point de vue de la technique utilisée – aux compositions futuristes qui lui sont contemporaines (KELLER 2001).
De même, une autre source de son chromatisme vient de la critique d’art et de la réflexion esthétique des écrivains que Proust aimait. Il est indéniable, en effet, que la théorie baudelairienne de la couleur joue un rôle fondamental: «Rappelle-toi que toutes les couleurs vraies, modernes, poétiques, c’est lui [Baudelaire] qui les a trouvées, pas très poussées, mais délicieuses, surtout les roses, avec du bleu, de l’or ou du vert…» (CSB, p. 258). Une section entière de son Salon de 1846 est dédiée aux problèmes de la perception: elle s’intitule De la couleur (BAUDELAIRE 1976: 422). C’est encore par l’intermédiaire du poète que Proust tente de nous faire écouter «le rougeoyant septuor» et «la blanche sonate» du musicien Vinteuil. En effet, l’idée wagnérienne de la correspondance entre les arts arrive à Proust par sa critique musicale. Du reste, dès sa jeunesse, Proust avait déclaré que «quelqu’un qui ne sent pas la poésie, et qui n’est pas touché par la Vérité, n’a jamais lu Baudelaire».3

Du point de vue philosophique, il ne faut sous-estimer l’influence ni de Schopenhauer – qui avait publié un essai intitulé Textes sur la vue et les couleurs (SCHOPENAHUER 1986) – ni celle de Gabriel Séailles4, qui décrit une véritable esthétique de la perception dans son Essai sur le génie dans l’art (SÉAILLES 1897).
Ces indications, tout en étant fragmentaires, prouvent que la genèse du chromatisme proustien est hétérogène puisque telle est la doctrine de la couleur à cette époque. Les occurrences inventoriées possèdent donc une stratification dense et contradictoire, vu que plusieurs forces peuvent expliquer leur origine.

3. Écrire la couleur, ou le polymorphisme du monde et du style

Pour montrer le rayonnement critique nécessaire à mon étude, je me bornerai à l’analyse d’un passage qui rend très bien l’idée du “polymorphisme” ambigu de la couleur dans la Recherche. L’extrait concerne la description du Port de Carquethuit, la célèbre toile du peintre Elstir qui est à l’origine de la théorie de la métaphore proustienne. Une considération préalable: cette description doit être considérée à partit du sens originaire du mot ekphrasis (la représentation verbale d’un objet artistique visuel qui, en fait, n’existe pas). Deuxièmement, l’enjeu du tableau d’Elstir est la visualisation de la théorie de la métaphore à travers une petite ville peinte en «termes marins», tandis que des «termes urbains» sont utilisés pour la mer. L’impression visuelle, en l’emportant sur les notions de l’intelligence, provoque une métamorphose des choses représentées qui est analogue à ce qui se passe en poésie avec l’utilisation de la métaphore. Le narrateur semble réélaborer, à sa façon, la leçon tirée de la peinture impressionniste pour la transformer en esthétique littéraire.
Néanmoins, une longue partie de la description concernant la toile est presque “sans couleur”. Un fait surprenant, vu que le lecteur ne l’imagine pas peinte en noir et blanc. L’absence de couleur, là où il l’attendait le plus, pourrait le décevoir. Après la description non colorée de la ville et de la mer «confondues» et recomposées sur la toile, la première trace chromatique que le texte laisse affleurer est une couleur évoquée indirectement, à l’intérieur d’une comparaison:

[…] et ainsi cette flotille de pêche avait moins l’air d’appartenir à la mer que, par exemple, les églises de Criquebec qui, au loin, entourées d’eau de tous côtés parce qu’on les voyait sans la ville, dans un poudroiement de soleil et de vagues, semblaient sortir des eaux, soufflées en albâtre ou en écume et, enfermées dans la ceinture d’un arc-en-ciel versicolore, former un tableau irréel et mystique (JF IIRTP, II, p. 192).

En effet, le coloris nous est montré “indirectement” grâce à la dispersion du «poudroiement de soleil et de vagues». On pourrait penser à la représentation d’un tableau pointilliste. L’humidité de l’eau marine et la lumière du soleil produisent alors des effets d’«arc-en-ciel versicolore». Toutes les teintes sont évoquées ici, mais implicitement. De plus, elles contribuent à l’idée d’irréalité de la toile et de mystère général: «comme dans toutes ses descriptions de tableaux [d’Elstir], Proust n’indique aucune des couleurs dont s’est servi le peintre. Pourtant les mots […] suffisent pour faire apparaître dans notre imagination un tableau coloré, animé, aux teintes claires» (MONNIN-HORNUNG 1951: 90).
La sensation chromatique reste indéfinie à cause de la présence de l’eau de l’océan qui envahit chaque partie du tableau et en remue les nuances d’aquarelle. Comme dans un ouvrage de Gustave Moreau, alors, l’indéfinition et la confusion du Port de Carquethuit sont telles que Proust arrive à écrire: «la terre est déjà marine et la population amphibie» (JF IIRTP, II, p. 193).
Ce mot d’“amphibie” pourrait aisément définir le rôle joué par la couleur, puisqu’elle émerge à travers des éléments non chromatiques du passage. Le lecteur imagine le Port d’Elstir grâce à des indices textuels: la présence d’autres forces de la réalité qui sont à l’origine des phénomènes chromatiques (l’insistance sur l’eau, les vagues, le soleil et les effets de poudroiement); de même, l’utilisation d’une forme comparative qui évoque la sensation chromatique «à distance», emboîtée dans plusieurs subordonnées, à la fin d’une comparaison complexe.
En effet, si l’on analyse la position des mots, cette phrase est construite sur une “multiplication successive” de “dédoublements” concernant un élément de base. On passe de l’expression «dans un poudroiement de soleil et de vagues» (coordination des deux éléments) aux eaux «soufflées en albâtre ou en écume» (dédoublement par disjonction); de l’«arc-en-ciel versicolore» (redondance fondée sur l’itération synonymique5 du même concept) au «tableau irréel et mystique» (deux adjectifs conjoints, en suivant la nomenclature de Lorenza Maranini, ou bien une para-synonymie qui est peut-être un écho baudelairien)6. Ce dédoublement continuel de la syntaxe est nécessaire à Proust pour rendre compte de sa vision du monde (vu que «le style est une question de vision»): le continuum de la perception et la contiguïté du réel dans l’œil du narrateur, se balançant entre la profondeur de l’impression et la diffraction de l’Être, se traduisent en cette amplification de la phrase proustienne. La valeur herméneutique du chromatisme proustien (l’«objet herméneutique» suivant la terminologie richardienne) surgit alors de la même tournure stylistique itérée.
Françoise Leriche a écrit que la manière métaphorique d’Elstir «a valeur auto-référentielle», donc essentiellement «baroque» plus qu’impressionniste, et «cet improbable tableau a tout d’un trompe-l’œil» (LERICHE 2004: 120). Il s’agit donc d’un paradoxe: le chromatisme est généré par le style de Proust. Autrement dit, le rendu chromatique jaillit des fractures entre les mots choisis par l’écrivain. Le port de Carquethuit n’est en définitive qu’un type bizarre d’ekphrasis, où la finalité textuelle l’emporte sur la beauté de la vision. Plus qu’une description, c’est l’indication d’une méthode à suivre. Ce passage suggère alors une image exemplaire du traitement de la couleur chez Proust, comme étant un fait de contenu et, en même temps, un réactif du style qui fait ressortir tous les traits distinctifs de son écriture.

4. Le «sillon» chromatique

Puisque la Recherche n’est pas avare de considérations synthétiques à propos de la couleur, on pourrait les conjuguer avec les résultats empiriques de l’analyse. Pour le narrateur proustien, en effet, la couleur n’est «ni inertie, ni caprice, mais nécessité et vie» (JF IIRTP, II, p. 15). Dans ce cas, l’enthousiasme de son voyage vers le pays de Balbec et des jeunes filles l’emporte sur l’objectivité de la vision.
De même, la perception provoque des réflexions générales à propos du rapport entre le moi narratif et le monde à connaître, vu que «cet élément nouveau de la couleur […] tout aussi bien que dispensateur des teintes est un grand générateur ou tout au moins modificateur des dimensions» (JF IIRTP, II, p. 297). C’est grâce à la coloration que l’apprentissage du monde devient une sorte d’«incorporation» de l’invisible qui se cache et se montre dans le visible.
Deux mouvements opposés coexistent, paradoxalement, dans le texte. Tantôt la teinte visible, une fois incorporée dans le moi perceptif, se stratifie en devenant matière redoublée d’une «chose mentale». Bref, une puissance spirituelle:

Pour un convalescent7 qui se repose tout le jour dans un jardin fleuriste ou dans un verger, une odeur de fleurs et de fruits n’imprègne pas plus profondément les mille riens dont se compose son farniente que pour moi cette couleur, cet arôme que mes regards allaient chercher sur ces jeunes filles et dont la douceur finissait par s’incorporer en moi (JF IIRTP, II, p. 264. Je souligne).

Tantôt le narrateur se déclare «incapable de mettre de la profondeur derrière la couleur des choses» (JF IIRTP, II, p. 162. Je souligne), comme si la couleur nécessitait continuellement d’un renouvellement de l’observateur, qui doit se mettre en jeu afin de se frayer un chemin entre la surface colorée et l’essence profonde du réel.
Il faut nécessairement pencher vers une grille philosophique pour «résumer» le chromatisme proustien. La phénoménologie de Merleau-Ponty permet de retrouver dans un passage du Temps retrouvé une conclusion intéressante. En effet, Proust parle du «petit sillon que la vue d’une aubépine ou d’une église a creusé en nous» (TRRTP, IV, p. 470). De cette phrase, j’ai retenu l’idée essentielle du sillon «chromatique». Le sillon que Proust a indiqué est un espace creusé, que la couleur remplit d’un sens toujours ouvert: c’est une véritable voie vers la profondeur des choses, un chemin géologique à traverser et une remontée de l’essence vers la surface. Le chromatisme du texte est, en conclusion, le précipité constant du réel dans l’écriture, à tel point qu’on pourrait parler d’une “métamorphose continuelle”: transformation du monde matériel en monde perçu, transmutation du savoir en intelligence langagière et traduction des structures thématiques en outils stylistiques. Cet élément métamorphosant et métamorphosé – la couleur – donne raison aux critiques qui parlent de la Recherche comme de la version moderne des Métamorphoses d’Ovide.
Enfin, en devenant matière à écrire, le rendu chromatique génère des réflexions méta-littéraires. Il entraîne alors une “image” de lui-même: mieux, une “représentation”.
Du reste, «il faut comprendre la perception comme cette pensée interrogative qui laisse être le monde perçu plutôt qu’elle ne le pose, devant qui les choses se font et se défont dans une sorte de glissement, en deçà du oui et du non» (MERLEAU-PONTY 1964: 136). Ce “glissement”, c’est bien un processus ininterrompu, ce qui résume de fait l’essence de la couleur proustienne: en devenant continuellement autre par rapport à elle-même, elle est une plongée progressive dans les lois invisibles de la création.

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Notes

↑ 1 Dans cette contribution, j’ai utilisé des sigles pour abréger non seulement les titres des volumes de la Recherche (voir la bibliographie pour tout renseignement supplémentaire), mais aussi les autres ouvrages de Marcel Proust. Légende: RTPÀ la Recherche du temps perduJFÀ l’ombre des jeunes filles en fleurs; CG: Le côté de Guermantes; SG: Sodome et Gomorrhe; TR: Le temps retrouvé). Le chiffre romain indique le tome. De même, CSBContre Sainte-Beuve; les vingt-et-un tomes de la correspondance, dans l’édition de Philip Kolb, sont abrégés en Corr.

↑ 2 Pour des raisons d’économie, j’ai utilisé l’édition de Jean-Yves Tadié pour la collection «Bibliothèque de la Pléiade», en n’analysant les avant-textes que partiellement. En effet, comme soutenu par le philologue Bernard Brun, «le texte imprimé se suffit à lui-même, et les brouillons ne sont pas indispensables à l’exégèse». Néanmoins, il serait intéressant d’élargir cette analyse du chromatisme à l’ensemble des avant-textes de la Recherche – dont la richesse connue peut cacher des surprises.

↑ 3 Manuscrit inédit, daté 15-11-1895. Voir le catalogue de l’exposition Proust, du temps perdu au temps retrouvé» (15/04/2010-29/08/2010), Paris, Musée des Lettres et Manuscrits.

↑ 4 Gabriel Séailles a été l’un des professeurs de Proust à l’époque de sa licence de philosophie en Sorbonne.

↑ 5 Pour la définition et les questions relatives au problème de la synonymie, je renvoie à CIGADA 2003.

↑ 6 «Les houles, en roulant les images des cieux / mêlaient d’une façon solennelle et mystique / les tout-puissants accords de leur riche musique» (La Vie antérieure). «Solennelle et mystique» résonne (grâce aussi à un effet rimique) dans l’«irréel et mystique» de Proust. Le sonnet des Fleurs du mal décrit un paysage irréel, où des «vastes portiques» sont bâtis en face de la mer agitée.

↑ 7 On pourrait penser à une filiation par rapport à Baudelaire qui, dans Le peintre de la vie moderne écrit, en citant Edgar Allan Poe, que la condition de l’artiste est semblable à celle d’un convalescent, les deux étant poussés par la même curiosité, celle de l’enfant. C’est par cette «ivresse» de savoir que l’enfant absorbe la forme et la couleur du monde (BAUDELAIRE 1962).

Pour citer cet article :

Davide VAGO, Du côté de la couleur proustienne, Ricerche Dottorali in Francesistica, Publifarum, n. 16, pubblicato il 18/12/2011, consultato il 25/05/2021, url: http://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?id=217

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https://www.coupefileart.com/post/a-la-recherche-d-un-temps-suspendu-la-vue-de-delft-de-vermeer


A la recherche d’un temps suspendu, la Vue de Delft de Vermeer


La Vue de Delft, Johannes Vermeer, 1660-1661, Huile sur toile, 97x116 cm, Mauritshuis, La Haye ©CéliaDeSaintRiquier
« Depuis que j'ai vu au musée de la Haye la Vue de Delft, j'ai su que j'avais vu le plus beau tableau du monde. Dans Du côté de chez Swann, je n'ai pas pu m'empêcher de faire travailler Swann à une étude sur Vermeer. »

Proust, Lettre à Jean-Louis Vaudoyer mai 1921


En 1902, Marcel Proust fait un voyage aux Pays-Bas. Durant sa visite au Mauritshuis, il est frappé par la Vue de Delft de Johannes Vermeer. Vermeer devient le peintre préféré de Proust. Dans l’œuvre de sa vie ; A la recherche du temps perdu, il ne peut s’empêcher de s’y référer, avec les recherches de Charles Swann ou avec l’épisode de la mort de l’écrivain Bergotte, dans La Prisonnière (Tome V) faisant la renommée du « petit pan de mur jaune » visible en partie droite du tableau de la Haye.

Cet intérêt pour le peintre, Proust le partage avec bon nombre d’autres passionnés, dont énormément d’artistes. Rien d’étonnant à cela ; Vermeer est le maître d’un monde silencieux, voué à une contemplation pieuse du quotidien suspendu.

Dès 1579, l’Union d’Utrecht unifie les sept provinces protestantes du nord pour former les Provinces-Unies, ayant pour but de se dégager de la mainmise du roi espagnol qui tentait de conserver le pouvoir sur ce territoire ayant appartenu à Charles Quint. Le traité de Münster, en 1648, consacre leur indépendance. Les Provinces-Unies s’enrichissent rapidement, notamment grâce à la Compagnie des Indes (la VOC). Leur flotte dépasse ainsi celle de l’Angleterre et de la France. La fortune rapide d’une classe bourgeoise permet l’éclosion d’un nouvel engouement pour une peinture à lire et à contempler.


Les peintres de Delft témoignent d’une peinture plus lisse, plus précieuse que les œuvres de Rembrandt ou Hals, et se côtoient les uns les autres, comme en témoignent les proximités palpables entre l’œuvre de De Hooch et de Vermeer par exemple.

Peter De Hooch, L’Arrière-Cour, 1658, Huile sur toile, 73,5 x 60 cm, National Gallery, Londres ©CéliaDeSaintRiquier

« Vous allez vous moquer de moi, ce peintre qui vous empêche de me voir (elle voulait parler de Ver Meer), je n'avais jamais entendu parler de lui; vit-il encore? Est-ce qu'on peut voir de ses œuvres à Paris, pour que je puisse me représenter ce que vous aimez, deviner un peu ce qu'il y a sous ce grand front qui travaille tant, dans cette tête qu'on sent toujours en train de réfléchir (...) »

Marcel Proust, Du coté de chez Swann, (tome premier de La recherche du temps perdu), 1913


Le Siècle d’or hollandais a vu éclore un certain nombre de génies. Hals, Fabritius, Vermeer, dont plusieurs d’entre eux sont tombés dans l’oubli du grand public à leur mort. Il a fallu attendre le XIXème siècle pour que des recherches soient faites sur ces peintres de l’ombre. Vermeer en hérite un surnom : le 'Sphinx de Delft', donné par Étienne-Joseph-Théophile Thoré, dit William Bürger, critique qui publia une série d’articles en 1866 sur le peintre, dans la Gazette des Beaux-Arts. L’explication de ce surnom est finalement moins poétique qu’elle n’en a l’air et provient du mystère chronologique et identitaire du peintre, les sources documentaires de sa vie étant peu nombreuses et le nom de « Ver Meer » ou « Vermeer » ayant été assez commun à l’époque. Une certaine confusion rendit donc plus ardue la tâche du critique.

Johannes Vermeer, La Ruelle, vers 1658, Huile sur toile, 54,3 × 44 cm, Rijksmuseum, Amsterdam

La vie de Vermeer tient en quelques dates dont les sources sont sûres. Il naît à Delft en 1632, il est le fils d’un tisserand. Il se fait baptiser dans l’église de la Nieuwe Kerk (la nouvelle église), visible dans le tableau de la Vue de Delft. En 1653, il se marie et rentre dans la guilde de saint-Luc de Delft. Il meurt en 1675 et est enterré dans l’Oude Kerk (la vieille église) de sa ville qu’il n’a jamais quittée.

Sa ville, pourtant, il ne la représente que très peu, surtout si l’on met son Œuvre en parallèle de celui de Peter De Hooch, qui réalise un grand nombre de vues extérieures (cette part de son oeuvre a récemment fait l'objet d'une exposition dans le musée Prinsenhof de Delft). De Vermeer, nous ne connaissons actuellement que deux tableaux montrant l’extérieur : la Ruelle (vers 1658, Rijksmuseum) et la Vue de Delft.


(Détail) La Vue de Delft, Johannes Vermeer, 1660-1661, Huile sur toile, 97x116cm, Mauritshuis, La Haye ©CéliaDeSaintRiquier

Tout l’art de Vermeer est présent dans ce tableau. Ce qui frappe d’emblée c’est le calme. Aucun mouvement brusque n’est présent. A peine pourrait-on peut-être entendre le clocher de l’église. L’eau est calme, les petits personnages immobiles. Le sphinx de Delft n’est-il pas aussi appelé le peintre du silence ? Le temps s’est étiré. De petites touches suggèrent les reflets de l’eau ou un accroc de lumière sur les toits dorés. Un nuage sombre plonge la ville proche dans des couleurs plus brunes, tandis qu’une forte lumière éclaire l’arrière de la toile, ce qui a pour effet d’allonger la perspective et de guider l’œil du spectateur. Si nous nous doutons qu’il a eu, comme pour beaucoup d’autres de ses peintures, recours à la camera obscura (chambre noire en français, instrument optique qui permet d'avoir projeté en deux dimension sur une surface plane la lumière donnant une vue très proche de la vision humaine), Vermeer joue cependant quelque peu avec la réalité topographique, en accentuant la ligne d’horizon par une égalisation des toits des maisons. Les bâtiments restent cependant largement reconnaissables, notamment la porte de Schiedam au centre, qui permettait d’accéder à la ville. Le ciel aux gros nuages cotonneux éternise la composition, sans la figer pour autant. Là est l’art du peintre, la facilité de rendre la scène pleine de mystère tout en ne laissant aucun indice assez éloquent pour le percer. Certains historiens de l’art ont même fait de la lumière dorée enveloppant le clocher de la Nieuwe Kerk un symbole de l’indépendance des Pays-Bas, puisqu’elle abrite le cercueil de Guillaume Ier d’Orange, appelé le « Libérateur des Provinces-Unies » depuis 1584.


Avec sa Vue de Delft, Vermeer s'inscrit pleinement dans le développement du genre du paysage qui touche le XVIIème siècle. Poussés par un marché de l'art dominé par les riches bourgeois, les artistes du Nord développent ce genre, qui a le mérite de mettre en avant les richesses et la prospérité urbaine et agricole d'une république en quête d'indépendance. Longtemps dominé par un traitement qu'on qualifié de tonal par l'utilisation d'une palette restreinte, le genre trouve un second souffle dans la seconde moitié du XVIIème siècle par l'intermédiaire d'artistes comme Jacob van Ruisdael qui ramène les éclats colorés. La Vue de Delft s'inscrit ainsi dans la suite de ce retour de la couleur avec des touches vives qui viennent souligner certains détails comme l'ardoise des toits ou la brique des murs.


En tout cas, cette ville dorée fièrement protégée participe à la profondeur de la toile, pour guider le spectateur vers sa propre introspection. Ainsi le Sphinx de Delft mérite finalement bien son surnom. Il pose une énigme silencieuse et nous laisse, en vain, chercher une réponse, méticuleusement, dans l’abondance de détails qui ravissent les yeux et l’imaginaire.

Enfin, l’œuvre de Johannes Vermeer projette la réflexion sur les autres arts, comme le fait par exemple l’écrivain Bergotte du tome V de La Recherche, juste avant de mourir sur la banquette en face du tableau :

« C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. »

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, La prisonnière (Tome 5), 1923


Célia De Saint Riquier

KARPELES (E.), Le Musée imaginaire de Marcel Proust, Tous les tableaux de A la recherche du temps perdu, Thames and Hudson, 2008 (édition originale), 2017 (traduction française par Pierre Saint-Jean)

PROTAIS (J.), ROUSSEAU (E.), Vermeer et les maitres hollandais, Larousse, 2017

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SCHÜTZ (K.), Vermeer, L’œuvre complet, Taschen

Mauritshuis, Cabinet royal de peinture, Chefs-d’œuvre de la collection, 2017

Emission France Culture : Le Mystère Vermeer (4 Épisodes), Épisode 3 : Proust face à « La vue de Delft », publiée le 05/04/2017, Ecoutée le 25/04/2020

https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/le-mystere-vermeer-34-proust-face-la-vue-de-delft