La mer a le charme des choses qui ne se taisent pas la nuit, qui sont pour notre vie inquiète une permission de dormir, une promesse que tout ne va pas s'anéantir, comme la veilleuse des petits enfants qui se sentent moins seuls quand elle brille.
Marcel Proust / Les Plaisirs et les Jours (1896) de Marcel Proust
Il n’a pas été question avec ces photographies et les extraits de ce chef d’œuvre de vouloir «expliquer» La Recherche du temps perdu. Comment avoir l’outrecuidance de vouloir «expliquer» la magie de ce texte de Marcel Proust ?
Balbec
Balbec est une ville imaginaire qui tient une place importante dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust.
Balbec est décrite comme une station balnéaire située en Normandie. On y compte entre autres un hôtel fréquenté par l'aristocratie, une digue à la mer et la résidence du peintre Elstir. La station se distingue de l’ancien village appelé Balbec-en-Terre ou Balbec-le-Vieux, où se situe l’Église de Balbec aux motifs orientaux et au linteau bordé de myosotis que Charlus fait graver sur la reliure d'un livre qu'il offre au Narrateur.
Marcel Proust a lui-même souvent séjourné à Cabourg (Calvados), sur l’actuelle Côte Fleurie dont il s'inspire vraisemblablement dans sa description de Balbec. On y retrouve justement un hôtel nommé, comme dans le livre, Grand-Hôtel où l'on peut encore voir la chambre dans laquelle il aimait à séjourner. Le Grand Hôtel de Cabourg comporte comme celui de Balbec un restaurant dont la baie vitrée le rend visible de la promenade qui court le long de la plage et qui porte aujourd'hui le nom de l'écrivain. Il s'est également inspiré de la station balnéaire de Beg Meil (Finistère), où il a séjourné en 1895. Des descriptions inachevées de cette dernière se trouvent dans Jean Santeuil, et la topographie de la recherche, faisant passer le train de Balbec par Lamballe et Vitré, inclinent à placer Balbec en Bretagne. Cette topographie est cependant volontairement impossible à reconstituer, et place définitivement Balbec en dehors de la réalité.
Balbec, présente également une assonance notable avec Bolbec, ville normande du Pays de Caux (Seine-Maritime).
La toponymie joue un rôle important dans la Recherche et l’étymologie du toponyme est donnée dans le roman par le professeur Brichot : « [...] je demandais à Brichot s’il savait ce que signifait Balbec. « Balbec est probablement une corruption de Dalbec, me dit-il. [...] Or donc, continua Brichot, bec en normand est ruisseau [...] C’est la forme normande du germain Bach [...] . Quant à dal reprit Brichot, c’est une forme de Thal, vallée [...]. »1. Il existe effectivement un lieu-dit du Cotentin, à Brillevast du nom de Dalbec, qui est probablement l'ancien nom de la rivière de la Fontaine du Saule. Dans Noms de pays : le nom, qui forme la dernière partie de Du côté de chez Swann (le premier tome de la Recherche), le narrateur décrit en détail les rêveries qu'éveillent chez lui les noms de différentes villes, dont Balbec.
Pour Marie-Magdeleine Chirol, la ressemblance entre Balbec et la ville romaine de Baalbek va au-delà de l'homophonie. C'est une référence antique de plus qui complète celles utilisées par Proust : Rome, Athènes, Carthage. La ville balnéaire de Proust est décrite par le personnage Legrandin d'« antique » et de « géologique ». Marie-Magdeleine Chirol relève également que le Grand-Hôtel « superposé au sol antique » est qualifié de Temple-Palace (Proust) qui renvoie aux Temples-Palais de la ville romaine2.
« Balbec ! La plus antique ossature géologique de notre sol, vraiment Ar-Mor, la Mer, la fin de la terre, la région maudite qu'Anatole France - un enchanteur que devrait lire notre petit ami - a si bien peinte sous ses brouillards éternels comme le pays des Cimmériens, dans l'Odyssée. De Balbec, surtout, où déjà des hôtels se construisent, superposés au sol antique et charmant qu'ils n'altèrent pas, quel délice d'excursionner à deux pas dans ces régions primitives et si belles ! »
— Marcel Proust, Du côté de chez Swann
Bibliographie
- Sous la direction d’Annick Bouillaguet et Brian G. Rogers, Dictionnaire Marcel Proust, préface d’Antoine Compagnon, Paris, H. Champion, 2004, 1098 pages, 24 cm, (ISBN 2-7453-0956-0) : entrée « BALBEC » par Anne Chevalier, entrée « BALBEC-EN-TERRE » par Anne Chevalier et entrée « BALBEC (pays de) » par Anne Chevalier.
Franck Ferrand : les vacances de Marcel Proust en Normandie
FIGAROVOX/CHRONIQUE - Franck Ferrand éclaire l'actualité par l'histoire. Cette semaine, il commémore un événement de notre histoire littéraire : voilà cent ans, en juillet 1914, le grand romancier Marcel Proust a fait ses adieux à Cabourg.
Journaliste, écrivain et conférencier, Franck Ferrand consacre sa vie à l'Histoire. Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont Le dictionnaire amoureux de Versailles (Plon, 2013). Ce surdoué anime Au coeur de l'Histoire chaque jour sur Europe 1 et L'Ombre d'un doute chaque mois sur France 3 en première partie de soirée.
A quelques jours des vacances, alors que je m'apprête à rejoindre ma Côte Fleurie, je me plais à rêver aux séjours enchantés qu'y fit Marcel Proust, avant de revenir se claquemurer pour de bon dans son appartement parisien et de faire revivre cette plage, cette jetée, ce Grand Hôtel, ce microcosme sous un nom paré de grâces orientales: Balbec.
Le petit Marcel avait hanté les palaces de la Belle Epoque. Les Roches Noires, à Trouville, où l'on avait conduit, l'automne venant, cet enfant asthmatique, les Réservoirs, à Versailles, où il vint pleurer sa mère adorée, l'hôtel Ritz de Paris, d'où il s'offrait un balcon sur le grand monde, auront ponctué sa vie de veilles douloureuses et de coupables grasses matinées.
« Le Grand Hôtel de Cabourg fut révélé à Proust, simplement, par la lecture d'un article du Figaro je n'invente rien. »Le Grand Hôtel de Cabourg lui fut révélé, simplement, par la lecture d'un article du Figaro - je n'invente rien. Nous sommes en 1907 ; l'auteur - il est alors surtout le traducteur de Ruskin - se remet lentement, et fort mal, de la mort de sa mère, et nourrit une nostalgie complaisante pour les séjours qu'il effectuait avec elle, du temps de son enfance, sur la côte normande… Dieppe, Trouville donc, Houlgate… Le fameux article annonce la réouverture, à Cabourg, d'un Grand Hôtel désormais pourvu du confort le plus moderne. L'idée l'effleure de s'y installer pour l'été ; en quelques heures sa décision est prise.
Bientôt, à son amie la princesse de Chimay: «Ayant appris qu'il y avait à Cabourg un hôtel, le plus confortable de toute la Côte, j'y suis allé. Depuis que je suis ici, je puis me lever et sortir tous les jours, ce qui ne m'était pas arrivé depuis six ans.» Ce que ne dit pas le courrier, c'est que Marcel est arrivé en Normandie, conduit par un jeune chauffeur, Alfred Agostinelli, pour lequel il éprouve des sentiments très vifs. Cette passion deviendra l'objet véritable des séjours d'été qu'il effectue, sept années de suite, au Grand Hôtel. «Proust a servi Cabourg, écrira Jacques de Lacretelle, mais Cabourg a mieux encore servi Proust. Pourquoi? C'est sans doute que certains paysages, par un pouvoir miraculeux, font éclore en nous des états d'âme et des sentiments qui n'avaient su se faire jour jusque-là. Cabourg, le Cabourg de 1900, plus solitaire et plus secret qu'aujourd'hui, encore un peu sauvage et cependant plein de promesses, a marqué Proust, l'explosion de sa vie sentimentale et de ses dons d'artiste.»
« A la fin du printemps 1914, Agostinelli trouvera la mort loin de Marcel Proust, au large d'Antibes. »A la fin du printemps 1914, Agostinelli trouvera la mort loin de Marcel, au large d'Antibes. Noyé. La Grande Guerre est sur le point d'éclater, Proust ne remettra jamais les pieds à Cabourg. Il ne verra jamais changer le Grand Hôtel se réformer, se perdre un peu… A la fin du conflit, en 1918, paraîtra le deuxième tome de la Recherche, intitulé A l'ombre des jeunes filles en fleurs. Toute la seconde partie du roman se déroule en Normandie, dans une cité balnéaire - Balbec - qui ressemble à s'y méprendre à un Cabourg mâtiné de Trouville, au sein d'un palace qui tient un peu des Roches Noires, beaucoup du Grand Hôtel dont il emprunte jusqu'au nom. Un palace de papier bien à l'abri des atteintes du temps, peuplé de clients à jamais élégants, dans leurs tenues estivales de percale écrue et de soie vaporeuse…
Un paragraphe, peut-être - le plus célèbre: «Mais le lendemain matin! - après qu'un domestique fut venu m'éveiller et m'apporter de l'eau chaude, (…) quelle joie, pensant déjà au plaisir du déjeuner et de la promenade, de voir dans la fenêtre et dans toutes les vitrines des bibliothèques, comme dans les hublots d'une cabine de navire, la mer nue, sans ombrages, et pourtant à l'ombre sur une moitié de son étendue que délimitait une ligne mince et mobile, et de suivre des yeux les flots qui s'élançaient l'un après l'autre comme des sauteurs sur un tremplin.» La mer est toujours là, nue, et la ligne, mobile, mince, et les flots qui, depuis cent ans, ne cessent de s'élancer toujours.
Retrouvez Franck Ferrand sur son site : http://www.franckferrand.com
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Paysages de bord de mer
Mer et pluie de Whistler
En villégiature à Balbec, le Narrateur ne cesse d’admirer de sa chambre du Grand Hôtel, le paysage de la mer qui change tous les soirs.
Et si, sous ma fenêtre, le vol inlassable et doux des martinets et des hirondelles n’avait pas monté comme un jet d’eau, comme un feu d’artifice de vie, unissant l’intervalle de ses hautes fusées par la filée immobile et blanche de longs sillages horizontaux, sans le miracle charmant de ce phénomène naturel et local qui rattachait à la réalité les paysages que j’avais devant les yeux, j’aurais pu croire qu’ils n’étaient qu’un choix, chaque jour renouvelé, de peintures qu’on montrait arbitrairement dans l’endroit où je me trouvais et sans qu’elles eussent de rapport nécessaire avec lui. Une fois c’était une exposition d’estampes japonaises : à côté de la mince découpure de soleil rouge et rond comme la lune, un nuage jaune paraissait un lac contre lequel des glaives noirs se profilaient ainsi que les arbres de sa rive, une barre d’un rose tendre que je n’avais jamais revu depuis ma première boîte de couleurs s’enflait comme un fleuve sur les deux rives duquel des bateaux semblaient attendre à sec qu’on vînt les tirer pour les mettre à flot. Et avec le regard dédaigneux, ennuyé et frivole d’un amateur ou d’une femme parcourant, entre deux visites mondaines, une galerie, je me disais : « C’est curieux ce coucher de soleil, c’est différent, mais enfin j’en ai déjà vu d’aussi délicats, d’aussi étonnants que celui-ci. » J’avais plus de plaisir les soirs où un navire absorbé et fluidifié par l’horizon tellement de la même couleur que lui, ainsi que dans une toile apparaissait impressionniste, qu’il semblait aussi de la même matière, comme si on n’eût fait que découper son avant, et les cordages en lesquels elle s’était amincie et filigranée dans le bleu vaporeux du ciel. Parfois l’océan emplissait presque toute ma fenêtre, surélevée qu’elle était par une bande de ciel bordée en haut seulement d’une ligne qui était du même bleu que celui de la mer, mais qu’à cause de cela je croyais être la mer encore et ne devant sa couleur différente qu’à un effet d’éclairage. Un autre jour la mer n’était peinte que dans la partie basse de la fenêtre dont tout le reste était rempli de tant de nuages poussés les uns contre les autres par bandes horizontales, que les carreaux avaient l’air par une préméditation ou une spécialité de l’artiste, de présenter une « étude de nuages », cependant que les différentes vitrines de la bibliothèque montrant des nuages semblables mais dans une autre partie de l’horizon et diversement colorés par la lumière, paraissaient offrir comme la répétition, chère à certains maîtres contemporains, d’un seul et même effet, pris toujours à des heures différentes mais qui maintenant avec l’immobilité de l’art pouvaient être tous vus ensemble dans une même pièce, exécutés au pastel et mis sous verre. Et parfois sur le ciel et la mer uniformément gris, un peu de rose s’ajoutait avec un raffinement exquis, cependant qu’un petit papillon qui s’était endormi au bas de la fenêtre semblait apposer avec ses ailes au bas de cette « harmonie gris et rose » dans le goût de celles de Whistler, la signature favorite du maître de Chesca. Le rose même disparaissait, il n’y avait plus rien à regarder. (JF 804/370)
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