Ecrire l’histoire, tout le monde s’y attache en 1946 et, depuis soixante-dix ans, la France trébuche comme sur une route mal pavée. Elle bute sur des questions mal réglées, hésitant à chaque pas entre un «roman national» apaisant et un roman populaire attristant. Le 1er octobre 1946, à Nuremberg, les Alliés jugent pour l’histoire les dignitaires nazis. A Paris, le général de Gaulle évoque le meilleur de la France, la grandeur, l’unité et l’Empire. La même année, Marcel Aymé publie le Chemin des écoliers, dans lequel il évoque la vie, «cette besace de boue» qui se déverse dans les prétoires des juridictions d’exception mises en place par la Résistance.
Paris, le 26 juin 1946. Monsieur F. C., musicien, est condamné à cinq ans de «dégradation nationale» pour sa complaisance avec l’occupant : «Il résulte d’une déclaration de Mme M., habitant le même immeuble, que l’accusé a proféré des paroles blessantes à l’égard des résistants et des Alliés en déclarant à haute voix, la croisant dans l’escalier, que "les Français étaient des fourmis, des résidus, et le général de Gaulle, un arriviste (1)".» En juin 1946, «l’arriviste», qui a renoncé à l’exercice du pouvoir six mois plus tôt, prononce un discours à Bayeux dans lequel il dit, avec éloquence, sa vision des choses. La geste gaulliste naît là. Il revenait à l’endroit même où, quelques jours après le débarquement des Alliés, acclamé par une foule enthousiaste, il était apparu qu’il pouvait représenter la France.
Seul, droit comme un «i» majuscule, monté sur une estrade de foire devant cinq micros dont il se tenait à bonne distance, comme pour dire que sa voix portait sans avoir besoin de ces engins, il inventait une fiction nécessaire pour tourner la page. «C’est ici que sur le sol des ancêtres réapparut l’Etat […]. L’Etat capable de rétablir autour de lui l’unité nationale et l’unité impériale, s’assembler toutes les forces de la patrie. […]. Si beaucoup se plièrent, par force, aux circonstances, le nombre de ceux qui les acceptèrent dans leur esprit et dans leur cœur fut littéralement infime.»
Le legs le plus durable du gaullisme n’est peut-être rien d’autre qu’une «chimère», - «une rêverie quelque peu folle», précise le Trésor de la langue française. Cette «rêverie» voit dans les Françaises et les Français un peuple acquis à la Résistance, quand la collaboration se résumerait à «une poignée de misérables et d’indignes dont l’Etat fait et fera justice». Jamais De Gaulle n’en démordra. Du moins en public, ajoutant à Bayeux : «Prenons-nous tels que nous sommes. Prenons le siècle comme il est.»
Des procès historiques et des condamnations exemplaires devaient solder les mécomptes d’un pays à reconstruire. Pétain avait été condamné à mort - une peine commuée en prison à vie -, et envoyé à l’île d’Yeu ; Pierre Laval, son factotum zélé, mal en point au matin du 15 octobre 1945, remis sur pied à coup de morphine et de camphre, sera fusillé à la prison de Fresnes, tout comme Robert Brasillach, qui insistait pour que l’on n’oublie pas les enfants dans l’extermination des Juifs. L’industriel lyonnais Marius Berliet connaîtra la prison et perdra l’ensemble de ses biens. Cela devait suffire à laver l’honneur d’un pays que l’homme du 18 Juin avait replacé dans le camp des vainqueurs. Peu importe que le 6 juin 1944, on ne comptait que 177 Français, les hommes du commando Kieffer, au milieu de 156 000 soldats britanniques, américains ou canadiens.
La commotion
La fiction gaullienne s’opposait à la vision d’un Marcel Aymé, l’écrivain le plus populaire de l’Occupation, dont les héros traînaient dans les rues torves de Pigalle. Ketty, dont l’histoire tient dans une note en bas de page du Chemin des écoliers, a été la maîtresse d’un officier allemand. Arrêtée à la Libération, elle passe devant une commission d’épuration. Comme on lui demande pourquoi elle avait été la maîtresse d’un Allemand, elle répond : «Parce qu’il avait une belle gueule et qu’il me faisait jouir.»
Dans ce roman de l’indignité paru d’abord en feuilleton dans la Bataille, un hebdomadaire gaulliste, avant d’être publié par Gallimard en juin 1946, deux amis se débattent dans une France occupée sans en faire plus, sans en faire moins non plus que quiconque. Leur quotidien est d’une effrayante passivité. «J’ai transporté intacte dans la guerre mon existence du temps de paix», dit l’un.
Voilà la France mise de guingois entre les petites histoires de Marcel Aymé et la grande Histoire du Général. Il faudra attendre 1968 pour qu’un historien américain, Peter Novick, publie, en anglais, un premier travail consacré à l’épuration. La commotion viendra en 1969 avec un documentaire, le Chagrin et la Pitié, dans lequel Marcel Ophüls montre crûment la réalité de la collaboration. Quatre ans passent, et deux historiens américains, Robert O. Paxton et Michaël R. Marrus, dressent un tableau réaliste des compromissions dans la France de Vichy. La belle assoupie se réveille pataugeant dans la «collaboration». La France à l’heure allemande, 1940-1944 (Philippe Burrin, 1994) peint une France multipliant les «accommodements» avec l’occupant. En 2001, Eric Conan et Henry Rousso enfoncent le clou avec un titre qui dit tout : Vichy, un passé qui ne passe pas.
Reste à compter les bataillons à ranger dans un camp ou dans l’autre. On estime aujourd’hui le nombre de personnes ayant eu un engagement substantiel dans la Résistance à 500 000, selon François Marcot, qui a coordonné l’édition du Dictionnaire historique de la Résistance, corédigé par 113 chercheurs. Un chiffre à rapprocher des 90 000 Françaises et Français convaincus d’indignité nationale, autrement dit privés de leurs droits civils et civiques, interdits de certaines professions, dégradés du port de décorations. Pour l’épuration sauvage des premiers mois de la Libération, on avance le chiffre de 10 000 victimes sans qu’il soit solidement établi. Il faudrait encore comptabiliser les condamnations prononcées par les tribunaux militaires, mais ce travail reste à faire. Un dernier élément incite à la prudence : les résistants s’affichaient fièrement quand les collabos se cachaient piteusement. On peut tourner et retourner les chiffres, ils restent impuissants à transmettre la réalité complexe des années de l’Occupation.
Applaudi à Bayeux en 1944, quelques jours après le D-Day, Charles de Gaulle sait que la même foule se rassemblait hier pour applaudir Pétain. Croyait-il à ce qu’il disait avec talent ? Son biographe Jean-René Tournoux lui prête une phrase qui laisse place au doute : «Peut-être la politique est-elle l’art de mettre les chimères à leur place ? On ne fait rien de sérieux si on se soumet aux chimères, mais que faire de grand sans elles ?» Pour traiter d’égal à égal avec les Alliés, pour préserver l’ordre public, pour entamer la reconstruction, le général de Gaulle invente une fiction juridique, un énoncé mensonger pour fabriquer du réel : faire comme si la France dans sa majorité avait été résistante ; faire comme si les vichystes étaient quantité négligeable permet à la France de s’administrer elle-même et d’éviter une nouvelle occupation dégradante. Pays réputé vainqueur, la France siégera à Nuremberg et obtiendra un fauteuil de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Comment donner tort à celui qui, par la puissance du verbe, rétablit son pays sur la scène internationale ? On parlera des «mensonges qui élèvent» et des «vérités qui les abaissent». Soit.

Un fil tendu

Produisant une littérature du ressentiment ou de l’autojustification, les vaincus sont inaudibles, sinon sous la plume d’un Marcel Aymé, dont le parcours dit tout. Jusqu’en juin 1944, il publie des articles et des romans en feuilleton dans le très antisémite Je suis partout. Sanctionné d’un blâme dans le cadre de l’épuration professionnelle, il ne figure pas sur les «listes noires» des écrivains. Mis à l’écart, il s’offre même le luxe de refuser la Légion d’honneur en 1947. Sa popularité lui permet de se tenir sur un fil tendu entre la France qui se rebâtit et celle qui se défait. Robert Kanters, critique à la Gazette des lettres, livre sans doute l’analyse la plus juste du Chemin des écoliers : «On y rencontre des êtres dont toute une littérature voudrait nous faire croire que ce sont des êtres de légende, et même des monstres enfantés à plaisir, […] des enfants qui dénoncent à la Gestapo comme on joue aux billes, des soldats allemands qui sont parfois de pauvres diables. […]. Bref, […] des collaborateurs qui ne sont pas noirs des pieds à la tête, des gaullistes qui ne sont pas blancs de la tête aux pieds.» Le défilé des vies indignes, fait de cupidité criminelle, de forfanterie imbécile ou de dénonciations ignobles, rappelle celui de la Vie des hommes infâmes de Michel Foucault se plongeant dans les archives de chez les «fous». Mais il ne provoque ni l’«effroi» ni la «beauté» que montre le philosophe, qui contribuera à ce que l’on regarde autrement les déments. Les jugements prononcés par les juges suscitent la pitié pour quelques-uns, le dégoût pour la plupart. Bernard Frank se trompait, dans les Temps modernes, en décembre 1952, quand il écrivait : «Les hommes moisis de Marcel Aymé sont comme les détritus, les boîtes de conserve rouillées, les fils de fer, les vieux papiers de la zone, c’est comme ça, on n’y peut rien.» Marcel Aymé décrivait la réalité d’un pays sans grandeur et qui allait s’accrocher à celle proposée par le général de Gaulle. Bernard Frank fera son mea culpa, en 2000, sur les œuvres d’avant-guerre, reconnaissant du talent à ce Houellebecq de l’Occupation qui disait une vérité déplaisante, quand l’homme du 18 Juin disait une histoire plaisante.
(1) Compilation de jugements de l’année 1946 devant par les cours de justice, les chambres civiques de l’épuration. Chronique des vies indignes en 1946, sur Libération.fr Philippe Douroux Anne Simonin Historienne, CNRS, Cespra-EHESS
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Mémoires occupées : Fictions françaises et Seconde Guerre mondiale (Français) Broché – 13 décembre 2013
de Marc Dambre  (Auteur), Christopher Lloyd  (Auteur), & 1 plus
Extrait de l'avant-propos de Marc Dambre, Richard J. Golsan et Christopher D. Lloyd

Plus d'un demi-siècle après la Seconde Guerre mondiale, les tragédies et la réflexion liées à ce conflit continuent d'occuper à la fois les esprits et la culture. L'invention et le commentaire n'ont cessé d'aborder ces sujets en France, et plusieurs phénomènes récents ont encore confirmé leur actualité, tel l'essai de Piètre Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau ? Or, si les mémoires de la guerre, de l'Occupation et de Vichy sont omniprésentes dans des succès internationaux comme dans des oeuvres moins remarquées, on sait aussi que certaines de ces productions mettent en cause des positions acquises, des fictions antérieures, des vérités admises, et jusqu'à l'idée même d'un large accord, tant les débats demeurent vifs, et mal cicatrisées les blessures. Témoin la polémique qu'a suscitée en 2010 le roman de Yannick Haenel inspiré par le résistant polonais Jan Karski.
Dans cette situation, une vingtaine de critiques se sont rencontrés à l'Université de la Sorbonne Nouvelle en 2012, autour du thème «Après Vichy : l'écriture occupée». Avec la distance propre à la recherche, ils se sont confrontés à quatre interrogations principales :
1. les traumatismes familiaux et nationaux ont été identifiés, assumés, transmis aux générations suivantes : ces représentations prennent-elles place et date dans une histoire de la sensibilité, et telle que celle-ci se développe aussi dans la vie culturelle et la politique ?
2. L'écriture prend des libertés avec l'historiographie, voire avec la notion même de vérité. Comment les écrivains en usent-ils avec le savoir historique parmi d'autres sources et intertextes ? Cette autorité guide-t-elle ceux qui n'ont été ni acteurs ni témoins ?
3. Le texte hybride contemporain tend à fusionner fictionnel, documentaire, mémoriel et autobiographique : est-il un rebond, un surgeon du roman historique ? Quelle est la part du recyclage et celle de l'innovation ?
4. On tend à parler de la guerre de 1939-1945 comme d'une période autonome, d'un moment du passé : peut-on la représenter isolément alors que des auteurs s'impliquent et que des événements se rejouent et se réécrivent sur la durée ?
Si les recherches ainsi schématisées se ramifient en fait, et parfois se croisent, telles sont du moins les grandes tendances qui animent ci-après la plupart des articles ; et c'est ce que la structure tripartite du volume a pour but de traduire. La question initiale sous-tend une première partie, Hantises et recompositions, alors que les deux suivantes, autour des relations entre représentation et Histoire, fondent la partie centrale consacrée aux Écritures de l'Histoire. La quatrième question suppose un corps à corps avec l'événement et un investissement personnel ; elle domine la troisième partie, Implications ou engagements.
Les analyses prennent en charge des productions apparues en France de 1945 à notre XXIe siècle commençant. Leur domaine d'étude se situe donc chronologiquement après celui de l'ouvrage Écrire sous l'Occupation. Cet ensemble-là, consacré à la synchronie de la guêtre et publié dans une collection intitulée «Histoire», adoptait d'ailleurs un autre angle et portait sur un corpus de nature différente. Car il s'agit ici non pas de «l'écrire» mais de l'écriture, il s'agit d'écrits de fiction et de fruits de l'imaginaire, non pas de documents ou de presse ni guère de conditions de production. Bref, la perspective d'étude n'est pas historienne : relevant de l'approche esthétique et de l'histoire littéraire et culturelle, elle tient compte des faits mais privilégie le fantasmatique et le fictionnel.
Un domaine et des problématiques en partage - les relations du texte littéraire à l'histoire de cette guerre - entraînent logiquement des convergences. Et, en effet, cette communauté d'individus et de préoccupations s'était manifestée dans des réalisations et des livres qui, selon des configurations variables, avaient déjà réuni le tiers des participants. Les chercheurs ici rassemblés, de statut et d'âge variés, issus de quatre pays et de vingt institutions universitaires, réalisent aussi un équilibre conforme à une volonté de diversité.
Biographie de l'auteur
Edité par Marc Dambre, professeur émérite de littérature française XX-XXIe siècles à l'Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris 3, fondateur et co-fondateur du CERACC, a consacré ses publications à la littérature française depuis 1940

Soixante-dix ans après la fin des hostilités, les tragédies et les questions liées à la Seconde Guerre mondiale continuent d'occuper les esprits et la culture, la création et le commentaire. Certaines de ces productions contestent des vérités admises, et jusqu'à la possibilité d'un accord. Des spécialistes d'origine et d'institutions très diverses sont réunis ici pour étudier un corpus qui va de l'après-guerre à nos jours, de Maurice Bardèche à Armand Gatti, couvrant tous les genres littéraires ainsi que les arts du spectacle. Se sont joints à ces chercheurs l'historien Henry Rousso, les écrivains Laurent Binet, Pascal Bruckner et Yannick Haenel.
Loin de l'unanimité souvent trompeuse, les points de vue peuvent différer, ou diverger radicalement. Trois axes successifs relancent le débat et l'ordonnent : les hantises et recompositions imposées par le traumatisme, les écritures de l'Histoire aux prises avec la fiction, les implications et engagements suscités par l'événement.

Édité par Marc Dambre, professeur émérite de littérature française XXe-XXIe siècles à l'Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris 3, fondateur et codirecteur du CERACC, a consacré ses publications à la littérature française depuis 1940.

Avec le concours de :

Richard J. Golsan, professeur distingué de littérature française à l'Université Texas A&M (College Station, Texas, États-Unis), dirige le centre de recherche The Melbern G. Glasscock Center for Humanities.

Christopher D. Lloyd. Professeur de littérature française à l'Université de Durham (Royaume-Uni), est le directeur du département The School of Modern Languages and Cultures.

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L'épuration française, 1944-1949: Novick, Peter: 9782715805163 ...
 1968. Un historien américain, Peter Novickpublie, en anglais, un premier travail consacré à l’épuration. 

 The Sorrow and the Pity (1969) - IMDb
Le Chagrin et la Pitié, dans lequel Marcel Ophüls montre crûment la réalité de la collaboration. 

Vichy et les juifs (Nouvelle édition), Marguerite Delmotte ...

Quatre ans passent, et deux historiens américains, Robert O. Paxton et Michaël R. Marrus, dressent un tableau réaliste des compromissions dans la France de Vichy. 

Amazon.com: La France à l'heure allemande . 1940-1944 (Points ...
La belle assoupie se réveille pataugeant dans la «collaboration». La France à l’heure allemande, 1940-1944 (Philippe Burrin, 1994) peint une France multipliant les «accommodements» avec l’occupant. 

Vichy, un passé qui ne passe pas (Pluriel) (French Edition): Conan ...
En 2001, Eric Conan et Henry Rousso enfoncent le clou avec un titre qui dit tout : Vichy, un passé qui ne passe pas.
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Ouvrages généraux

Henri Amouroux, La vie des français sous l'occupation, Fayard, coll. « J'ai Lu », 1961, 376 p. 
Henri Amouroux, La Grande Histoire des Français sous l'Occupation, 10 volumes, Éditions Robert Laffont, Paris, 1975-1993.
Jean-Pierre Azéma, Francois Bédarida (dir.): 1938-1948. Les années de tourmente de Munich à Prague, Paris 1995, Flammarion
Philippe Burrin, La France à l'heure allemande : 1940-1944, Paris, Seuil, coll. « Univers historique », 1997, 559 p.  (édition de poche, 1997).
Pierre Laborie, Les Français des années troubles : de la guerre d'Espagne à la libération, Paris, Desclée De Brouwer, coll. « Histoire », 2001 (réimpr. 2003), 265 p.
Pierre Laborie, Les Français sous Vichy et l'Occupation, Toulouse, Milan, coll. « @Essentiels » (no 225), 2003, 63 p. 

Henry Rousso, Les Années noires : vivre sous l'Occupation, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes / Histoire » (no 156), 1992, 192 p.