Parce que la vie de Francis Scott Fitzgerald fut de bout en bout romanesque, Stewart O’Nan en a fait… un roman. Pas pour raconter les deux décennies enchantées où l’auteur de Gatsby courtisait la gloire au bras de l’extravagante Zelda, mais pour le mettre en scène au cœur de son purgatoire. Une traversée de la nuit qui dura quatre années, avant le glas final – cette crise cardiaque que le terrassa le 21 décembre 1940, à 44 ans.

Gin et turberculose

Lorsque s’ouvre le récit de Stewart O’Nan, au printemps 1937, les jeux sont faits. Rien ne va plus pour l’ex-icône de la «Génération perdue», que l’on découvre reclus – et ruiné – dans une chambre d’hôtel d’Asheville, en Caroline du Nord, près de la clinique où Zelda vient d’être internée. Égarée dans sa folie, elle a failli se suicider et il ne reste d’elle qu’un pâle fantôme au visage dévasté. De quoi accabler un peu plus le pauvre Scott, qui s’apprête lui aussi à toucher le fond.

A 40 ans, il n’a quasiment plus rien, pas même de domicile fixe. Après une longue série de revers, il s’est remis au gin – trop, beaucoup trop – et sa tuberculose s’est aggravée. Écrire? Il s’y attelle chaque matin, drapé dans un peignoir, mais l’inspiration le boude cruellement. Panne sèche. «Toute vie est bien entendu un processus de démolition» a-t-il noté un an auparavant dans La fêlure, des mots qui sonnent comme une épouvantable prophétie.

La Metro

Les sirènes qui vont alors lui tendre la main sont aussi providentielles que démoniaques: à Hollywood, la Metro Goldwyn Mayer lui propose un job de scénariste. Avec, à la clé, mille dollars par semaine, une aubaine pour éponger ses dettes – et son spleen. Le voilà donc débarqué à Los Angeles, où il s’empresse d’aller saluer les flots du Pacifique, qui lui rappellent ses folles années – lorsque la fête battait son plein et qu’il défrayait la chronique sur d’autres rivages, ceux de la Riviera française, en compagnie de Zelda.

Tabellion

Stewart O’Nan raconte par le menu comment, confiné dans un bureau donnant sur un terrain vague, Scott va découvrir cette gigantesque machine à rêves qu’est Hollywood. Il y jouera pourtant le pire des rôles, celui du tabellion, celui du pisse-copie chargé de rewriter des histoires auxquelles il ne croit pas. Un calvaire, même lorsqu’il doit adapter Autant en emporte le vent, en reprenant les dialogues de Margaret Mitchell. «C’était pour lui comme essayer de finir un immense puzzle avec de mauvaises pièces» écrit Stewart O’Nan, qui cueille souvent son héros au petit matin, gueule de bois et cœur en berne.

La veille, du côté de Sunset Boulevard, il a festoyé avec les célébrités de l’époque, des gloires désormais fanées. Marlène Dietrich, qui a perdu l’éclat de sa jeunesse. Bogart, qui «ressemble à une poupée musclée, la tête trop grosse pour le corps». Hemingway, agrippé à sa béquille et à ses fantasmes révolutionnaires. Gary Cooper, grand échalas égaré parmi une faune de «gnomes à lunettes, scénaristes et metteurs en scène aux crânes dégarnis».

Ombre

Comme eux, Scott n’est plus que l’ombre de lui-même et son vieux démon – l’alcool – le talonne sans cesse dans cette ville qui, «malgré sa beauté tropicale, était d’une vulgarité aussi typiquement américaine que l’industrie cinématographique, laquelle prospérait sur le dos des vagues successives d’exilés prêts à tout pour y travailler». Et pourtant, même s’il a le sentiment d’être lui aussi un de ces exilés, Scott ne jette pas l’éponge en affrontant, chaque matin, cette page blanche qui a été sa raison d’être, toute sa vie.

«Il continuait de penser qu’il était aussi bon que les autres, écrit Stewart O’Nan, et quand il terminait un paragraphe qui lui avait coûté des efforts, il hochait la tête avec la satisfaction d’un artisan, allumait une Raleigh de plus et poursuivait sa tâche.» Cette tâche sera son chant du cygne, un roman au titre emblématique, hélas inachevé: Le dernier nabab, âpre voyage au cœur du mirage hollywoodien – «une tragédie», note Scott.

C’est ainsi que nous avançons, barques luttant contre un courant qui nous rejette sans cesse vers le passé. (Francis Scott Fitzgerald, dernière phrase de Gatsby le magnifique)

Malibu

Au loin, Zelda lui lance des SOS, par-delà l’horizon. Il prend parfois le train pour la rejoindre dans sa clinique d’Asheville et lorsque, de retour en Californie, il rencontrera une journaliste qui ressemble trait pour trait à sa «princesse ensorcelée», il en tombera amoureux. Elle s’appelle Sheilah Graham et Scott fera un bout de chemin avec cette fille d’une blanchisseuse ukrainienne qui dissimule ses origines dans un monde où triomphent l’esbroufe et l’artifice. Mais, caché dans les coulisses, le fantôme de Zelda est toujours là, observant ces «deux réfugiés qui s’escriment à fuir leur passé» entre les plages de Malibu et les studios de la MGM…

Derniers mots

Sous les feux de Sunset – l’envers du paradis –, Scott ne trouvera jamais sa place, ni comme scénariste, ni comme amant, ni comme époux. Ni comme père, quand sa fille Scottie sort de sa pension pour venir passer quelques jours avec lui sur la côte Ouest – des retrouvailles trop éphémères qui le culpabilisent.

C’est donc le portrait d’un sursitaire expulsé de sa propre légende que brosse Stewart O’Nan qui, pour signer ce récit vibrant de mélancolie, s’est nourri des multiples biographies de Fitzgerald. Il a suivi très scrupuleusement les faits mais son imagination a tout réinventé. Afin que la fiction ait le dernier mot. Afin de rendre plus présent, plus vivant, plus proche de nous, celui qui n’avait jamais renoncé de prendre le parti du rêve, même aux pires moments.

Jusqu’à la scène ultime où, à la veille de Noël 1940, Scott s’effondre en protestant contre le destin, qui ne lui a pas permis de terminer Le Dernier Nabab. Et l’inconsolable Zelda s’exclamera, au lendemain de sa mort: «L’âme aspire à être comprise. La mienne ne le sera plus jamais si profondément, maintenant qu’il a disparu.»


Stewart O’Nan, Derniers feux sur Sunset, Trad de l’américain par Marc Amfreville, L’Olivier, 395 p.