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dimanche 26 septembre 2021

Affaire Klimt: le procès de la "Dame en or"

 

Affaire Klimt: le procès de la "Dame en or"

Paris Match |

Maria Altmann, en 2001, avec une reproduction de la "Dame en or" de Gustav Klimt.
Maria Altmann, en 2001 avec une reproduction du portrait de sa tante volé par les nazis. Elle est encore en pleine bataille juridique pour récupérer l'original.
2015 Los Angeles Times/Getty Images

Match poursuit le récit d'aventures romanesques liées à l'art. Cette semaine, la saga d'Adele Bloch-Bauer dont les descendants mettront près de soixante ans à récupérer le portrait volé par Göring.

Adele se rend pour une nouvelle séance de pose dans l’atelier de Gustav Klimt. Comme les fois précédentes, elle porte cette robe jaune et blanc moirée qu’elle aime tant. Et ce somptueux collier composé de plusieurs rangs de diamants, celui qui met joliment en valeur son cou gracile. Sa longue chevelure noire est relevée en un imposant chignon asymétrique. Elle se sent légère. Voilà déjà quatre ans qu’elle a accepté d’être le modèle du peintre. Klimt appartient alors à l’école de l’Art nouveau, il est l’un de ces artistes que la haute société viennoise s’arrache. Il a rompu avec la peinture traditionnelle et créé, en 1897, avec ses amis Schiele et Moser, un nouveau langage appelé la Sécession viennoise. Autant un courant de pensée qu’un courant artistique, le Jugendstil secoue tout l’Empire austro-hongrois, refuse le conformisme. Il est l’expression d’une révolte contre toutes les formes de conservatisme. L’architecte Josef Hoffmann, un des autres initiateurs du mouvement, commence à imprimer sa marque dans la capitale autrichienne. L’Académie des beaux-arts de Vienne fourmille de mille et une créations. Là où un certain Adolf Hitler ratera le concours d’entrée par deux fois, trois et quatre ans plus tard…

Les deux sœurs inséparables épousent... deux frères

1904. Le spectre de la Première Guerre mondiale ne vient pas encore obscurcir le ciel sans nuages de la grande bourgeoisie viennoise. Les affaires sont florissantes. Adele et sa sœur Therese, filles de banquier, ont grandi dans un monde d’insouciance où la culture tient une place prépondérante. Elles ont reçu l’éducation parfaite qui sied aux jeunes filles bien nées, celle que délivrent des précepteurs, et vivent bien dans cette époque virevoltante. Les deux sœurs inséparables épousent… deux frères. Adele choisit Ferdinand, magnat du sucre, tandis que Therese se marie à l’avocat Gustav. Installés dans le même immeuble de l’Elisabethstrasse, en plein cœur de Vienne, les deux ménages ne sont séparés que d’un étage. Gouvernantes et majordomes veillent à la tenue des deux foyers. Therese fait des enfants ; Adele, elle, tient salon. Ecrivains, artistes, intellectuels, musiciens, industriels s’y pressent.

Adele est l'incarnation de la femme fatale

Comme si toute la Mitteleuropa tenait ses quartiers dans cette maison aux murs recouverts de tableaux de maître, où tout est finesse et délicatesse. On dîne dans la plus belle des porcelaines, on boit dans le cristal le plus éclatant. Arthur Schnitzler, Richard Strauss, Gustav Mahler, les Wittgenstein et bien d’autres sont des habitués de ces brillantes soirées. On y parle peinture et musique mais aussi psychanalyse avec les derniers travaux de Freud. Politique, également. La religion ne fait pas partie des préoccupations. L’entre-soi se satisfait de ce monde sans tourments apparents. Souvent, Gustav, le frère de Ferdinand, sort son stradivarius pour divertir cette belle assemblée. Et puis il y a la maîtresse de maison. Irrésistible Adele ! Ils sont tous fous d’elle, à commencer par son mari, Ferdinand. Mais aussi Klimt, qui fait d’elle sa muse. Son art flirte avec un certain érotisme. Mais lorsqu’il peint le portrait d’Adele, si moderne, il écarte toute idée de nudité. Une certaine sensualité se dégage pourtant de la toile. Comment faire autrement ? Adele est l’incarnation de la femme fatale, qui apparaît comme un thème récurrent de l’art de l’époque. Elle si belle, si élégante, si impératrice. Il choisit de la représenter en impératrice byzantine sur un fond doré, comme l’est le fume-cigarette de la jeune femme. Le peintre est en pleine réalisation du « cycle d’or », que complètent les « Serpents d’eau » et « Danaé ». Ce portrait, c’est Ferdinand qui le commande, ainsi que le suivant. Comme si voir sa jeune épouse dans la réalité ne lui suffisait pas, il veut pouvoir l’admirer, la posséder, jour et nuit, à tout moment. Et lui offrir l’éternité.

Klimt n’achève le tableau qu’en 1907, juste avant « Le baiser », son œuvre magistrale. Il lui aura fallu trois ans pour réaliser cette toile, surnommée plus tard « la Joconde d’Autriche ». De nombreuses rencontres entre le maître et son modèle auront été nécessaires. Ont-ils été amants ? Amis ? Nul ne le sait. Complices, certainement. La jeune femme est fascinée par cet homme issu d’une autre classe sociale. Il affiche une liberté qu’elle ne peut revendiquer en tant que femme. Il accumule les maîtresses. Elle est captivée par son érudition, il lit Goethe et Dante. Exceptionnellement, en 1912, Klimt livre un second portrait d’Adele à Ferdinand, selon son souhait. Ainsi qu’un portrait de l’industriel, devenu grand mécène du peintre.

Adele Bloch-Baeur, 28 ans, en 1910. Fille de banquier, épouse d'un riche industriel, l'égérie des artistes et intellectuels viennois mourra sans enfants à 43 ans.
Adele Bloch-Baeur, 28 ans, en 1910. Fille de banquier, épouse d'un riche industriel, l'égérie des artistes et intellectuels viennois mourra sans enfants à 43 ans.
© DR

La Première Guerre mondiale interrompt à peine le tourbillon de la vie viennois. Klimt disparaît en 1918. La belle Adele a vu les années passer. Elle n’a pas d’enfants. Se sent-elle affaiblie, en 1923, pour rédiger un testament alors qu’elle n’a que 41 ans ? Elle aime la compagnie de ses neveux et nièces, qui admirent cette tante si élégante dans ses robes blanches. Deux ans plus tard, la belle dame sera emportée par une méningite. Ferdinand ne se remet pas de la disparition de son épouse. Il transforme la chambre de cette dernière en véritable mausolée, où le portrait baptisé « La femme en or » tient la première place. Maria, l’une de ses nièces, celle qui a consacré sa vie à la restitution du tableau spolié par les nazis, se souvient : « Nous y allions les jours de fête ou d’anniversaire et les dimanches, pour nous recueillir. La pièce était remplie de magnifiques fleurs blanches. Celles qu’aimait Adele. » Personne ne sait encore que le testament d’Adele prévoit que les portraits soient confiés au musée du Belvédère de Vienne après la mort de Ferdinand. Mais elle n’en est légalement pas la propriétaire, c’est Ferdinand l’acquéreur.

Maria Altmann dans les années 30. Née à Vienne en 1916, elle meurt à Los Angeles en 2011. Elle a 9 ans quand décède sa tante Adele.
Maria Altmann dans les années 30. Née à Vienne en 1916, elle meurt à Los Angeles en 2011. Elle a 9 ans quand décède sa tante Adele.
© DR

Quelques années plus tard, plus rien ne freine la montée du nazisme. L’antisémitisme menaçant et pernicieux éclate au grand jour, devient virulent. Les nazis sont accueillis par des acclamations et des encouragements, à Vienne comme dans le reste de l’Autriche. Il ne fait pas bon être juif, en ce temps-là. Les hommes de Hitler exigent l’aryanisation de la société autrichienne. Les Juifs doivent être destitués de leurs propriétés, mais aussi de leurs outils économiques. En 1938, ils ne sont plus autorisés à quitter l’Autriche sans abandonner leurs biens. Ils sont, désormais, systématiquement expropriés. Un matin de 1938, des officiers nazis débarquent dans l’immeuble de l’Elisabethstrasse, chez les Bloch-Bauer. En l’absence des parents, Maria les reçoit. Ils exigent le stradivarius de son père, que leur donne le majordome. Elle a peur, ne discute pas. Elle leur remet aussi le collier de diamants qu’elle avait reçu des mains de Ferdinand le jour de son mariage avec Fritz Altmann, chanteur d’opéra. Celui que porte Adele sur le tableau. Celui qu’arborera la femme de Göring peu de temps après…

Le régime nazi ne se gêne pas pour organiser une exposition Klimt où trône "La femme en or"

Au bout de quelques semaines, Ferdinand est dépossédé de sa maison, de sa sucrerie, de sa collection de porcelaine et de ses œuvres d’art, dont six toiles de Klimt. Il ne lui reste rien. Lorsque les Allemands envahissent la Tchécoslovaquie, en 1939, Ferdinand réussit à fuir en Suisse ; Gustav, lui, est mort après la saisie de son violoncelle. Maria, son mari, ses frères et sœur parviennent à s’échapper eux aussi, vers l’Angleterre puis les Etats-Unis. Ferdinand tente, en vain, de récupérer les portraits de sa femme défunte. Le régime nazi ne lui rendra que son propre portrait, jugé comme étant de l’art dégénéré. Hitler « possède » désormais 5 000 tableaux de maître, tous spoliés, tous volés. La plus grande collection du monde. Il pense avoir sa revanche sur l’Académie des beaux-arts qui n’a pas voulu de lui. En 1943, le régime nazi ne se gêne pas pour organiser à Vienne une exposition Klimt dans laquelle trône « La femme en or », rebaptisée « Portrait de femme sur fond doré ». Miraculeusement vivant à la fin de la guerre, Ferdinand Bloch-Bauer rédige son testament. Contrairement à son épouse défunte, il veut que ses œuvres soient restituées à ses héritiers, ses neveux et nièces. Il décède un mois plus tard.

Maria et Fritz tentent d’oublier le passé et de se construire une vie de citoyens américains. Un premier enfant naît, ils n’ont que 35 dollars par mois pour vivre. Maria, aidée de son frère et de sa sœur, décide de saisir la justice pour récupérer leur dû auprès de l’Etat autrichien. Les œuvres sont exposées au musée du Belvédère, lequel met en avant le testament d’Adele, dont Maria ignore les termes. L’Etat autrichien lui propose un marché : « Les toiles de Klimt ne vous appartiennent pas. Renoncez et nous vous rendons les porcelaines. » Dépitée, la famille accepte. Ils recouvrent les porcelaines et disent adieu aux Klimt. La revente des assiettes et tasses rares leur permet d’améliorer leur niveau de vie et de payer les avocats. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En 1984, un magazine spécialisé, « Artnews », révèle l’ampleur du scandale des spoliations. L’affaire Klimt est relancée. On découvre que des centaines d’œuvres sont stockées par l’Etat autrichien, qui n’a jamais pris la peine de rechercher leurs propriétaires. Acculé, l’Etat vend aux enchères cette collection en 1996 pour 14 millions de dollars, reversés à la communauté juive autrichienne. Les Klimt n’y figurent pas.

Maria en appelle à la juridiction américaine pour obtenir l'autorisation de poursuivre l'Etat autrichien

En 1998, nouveau rebondissement. Un journaliste autrichien enquête sur l’affaire Bloch-Bauer. Au terme d’une année de recherches dans les archives du Belvédère, il rassemble les documents nécessaires. Il apporte les preuves que le musée autrichien n’est pas le propriétaire des toiles. Forte de ces nouvelles informations, Maria Altmann lance, en septembre 1998, une procédure contre le musée avec l’appui de Randol Schoenberg, avocat proche de la famille. En 1999, l’ex-petite Autrichienne s’envole pour Vienne, où elle n’était pas revenue depuis sa fuite, en 1938. Elle découvre que la maison de son enfance et de l’insouciance est occupée par la Société des chemins de fer. Celle-là même qui envoyait les Juifs vers les camps de la mort… Maria revoit les images de sa jeunesse et de son mariage, le temps du bonheur. Mais elle fait figure de voleuse. Elle n’est pas la fille d’Adele et les Autrichiens, médias en tête, l’accusent de vouloir arracher les œuvres de Klimt à leur contemplation. Il suffit pourtant d’observer les photos de son mariage : elle porte sa rivière de diamants et partage avec Adele la même beauté, le même port altier. Malgré l’agressivité du gouvernement et de la ministre de la Culture en particulier, Maria, ne se laisse pas impressionner. A l’aube du XXIe siècle, elle en appelle à la juridiction américaine pour obtenir l’autorisation de poursuivre l’Etat autrichien.

A lire aussiUn Klimt restitué à des victimes des nazis

Contre toute attente, elle gagne cette manche. En 2006, c’est au tour d’un tribunal arbitral autrichien de reconnaître que le testament d’Adele n’a pas de valeur légale. Les cinq Klimt, dont « La femme en or », doivent donc être restitués à la famille. Après un combat acharné de près de soixante ans, la dernière héritière vivante d’Adele obtient enfin réparation. Maria Altmann vendra aussitôt l’ensemble de ces œuvres pour 327 millions de dollars, dont 135 pour « La femme en or ». Elle veut redistribuer cette somme et ne pas enfermer le portrait d’Adele. L’acquéreur, Ronald S. Lauder, ancien ambassadeur américain en Autriche et membre de la World Jewish Restitution Organization, offre désormais aux yeux du public, dans sa Neue Galerie de New York, le chef-d’œuvre de Klimt. Et l’incroyable beauté d’Adele.

Documentaire « L’affaire Klimt », de Jane Chablani et Martin Smith, 2006.

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Des Manet, des Degas, des Renoir… Entre 1940 et 1945, les nazis ont savamment organisé un pillage d’œuvres d'arts à travers toute l'Europe. Dans ce nouvel épisode de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, Jean des Cars revient sur la course menée notamment par Staline mais aussi par les descendants des hommes et des femmes spoliés pour récupérer les tableaux à la fin de la guerre. Il s'attarde également sur le rôle primordial de Rose Valland dans cette quête.

Il y a 75 ans, le 8 mai 1945, l’Allemagne nazie capitulait. Le sort des nations ennemies sera négocié quelques mois plus tard à la conférence de Potsdam. Mais un autre enjeu, bien moins connu, a également motivé les Alliés : retrouver les œuvres d’art que les Nazis se sont appropriées en pillant les grandes collections juives et les musées à travers l'Europe occupée. Dans ce nouvel épisode de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, Jean des Cars revient sur cette histoire. 

L’Armée Rouge est entrée la première dans Berlin en ruines, suivie par les troupes alliées anglo-américaines et françaises. Le monde ne le sait pas encore, mais la course aux œuvres d’art vient de commencer, dès l’entrée des libérateurs en Allemagne. Après la chute du mur de Berlin et la fin de l’URSS, beaucoup de fuites, venant d’anciens agents du KGB, permettent de faire des découvertes surprenantes. En 1991, un article, paru dans une revue d’art new-yorkaise, révèle que les trésors de la mythique Troie, disparus depuis 1945, sont, en réalité, cachés dans des caisses anonymes, au fond des caves du Musée Pouchkine, à Moscou. Leurs étiquettes prétendaient qu’il s’agissait de "matériel scolaire"... 

Les trésors de Troie avaient été découverts en Turquie à la fin du 19ème siècle par l'Allemand Schliemann. Une collection exceptionnelle : des bijoux fabuleux et des objets en or. Ils avaient alors pris la direction de Berlin pour y être exposés. Au début de la Deuxième Guerre mondiale, Hitler a fait protéger ces merveilles dans un bunker, sous la gare du Zoo berlinois. On ne les avait jamais retrouvées. On les considérait comme perdues dans la débâcle allemande et les ruines de Berlin. 

Quand on apprend la vérité, confirmée par le Kremlin le 30 août 1993, l’émotion est considérable. On découvre aussi que d’autres caisses contiennent 73 tableaux impressionnistes et postimpressionnistes, tous spoliés à Paris par les nazis entre 1940 et 1945. Ils étaient considérés eux-aussi comme disparus dans les bombardements. On retrouve par exemple la superbe toile de Degas "Le Vicomte Lepic et ses filles Place de la Concorde", une "Femme se coiffant" de Renoir, "La Maison Blanche" de Van Gogh.

À l’automne de cette même année 1993, une exposition est organisée à Moscou pour présenter les trésors de Troie tandis qu’à Saint-Pétersbourg, le Musée de l’Ermitage présente les 73 tableaux, sous l’intitulé un peu cynique "Trésors perdus et retrouvés". Ils sont aujourd’hui exposés dans le musée impressionniste de l'ancien état-major, face à l’Ermitage.

La vérité est que si les Alliés avaient envoyés des commandos pour retrouver les œuvres d’art spoliées par les nazis, Staline les avait précédés avec ses propres brigades d’experts, parfaitement informés des lieux où se trouvaient les œuvres.  Des commandos de l’Art ! Une guerre secrète, méconnue et clandestine, à la fin de la guerre mondiale. Mais pourquoi et comment Hitler avait-il constitué ces collections fabuleuses ?

Un rêve d'Hitler : construire le plus beau musée du monde 

Le projet global nazi plaçait la culture au cœur du système. Hitler rêvait d’un grand musée à Linz, en Autriche. Il exposerait tous les chefs d’œuvres aryens trouvés en Europe. Ce musée grandiose se situerait en Haute-Autriche car c’est à Linz qu’il avait passé son enfance et son adolescence. D’autre part, il y avait reçu un accueil chaleureux lors de l'Anschluss, c’est-à-dire l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie, le 12 mars 1938. Il voulait faire du musée le cœur artistique d’une Europe dominée par les thèses du national-socialisme en matière d’art. Donc, pas d’art "dégénéré" ni d’artistes juifs. 

Le 23 juin 1940, Hitler arrive à Paris. Pour une photo historique, il pose sur l’esplanade du Trocadéro, devant la Tour Eiffel, entouré du sculpteur Arno Breker et de l’architecte Albert Speer, chargé du projet de musée à Linz. Hitler est en terrain conquis. Il met en place une organisation très efficace pour piller les trésors artistiques des territoires occupés, dont la France évidemment. C’est la Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg ou "E.R.R.". Sa mission : repérer et confisquer les collections appartenant à des Juifs. Ensuite, le Reichsleiter Rosenberg, le responsable, fera transporter en Allemagne les objets qui lui semblent les plus précieux. Par une ironie de l’Histoire, le sinistre Reichsleiter Rosenberg porte le même nom que l’un des principaux marchands d’art à Paris, dont la collection sera spoliée. 

Le QG de l’organisation est d’abord installé à l’Hôtel Commodore, boulevard Haussmann, puis en 1943 au 54 avenue d’Iéna. Les opérations débutent dès octobre 1940. Des pillages sont commis dans des habitations particulières, des garde-meubles, des coffres de banques mais aussi dans les dépôts des musées nationaux où certaines collections juives avaient été mises à l’abri. 

Quelques exemples : en juillet 1941, l’enlèvement, au château de Chambord, des collections Jacobson, Leven, Roger Lévy. Le 11 août, les 130 pièces de la collection David Weill sont saisies au château de Sourches, dans la Sarthe. Le 17 août, les collections Léonce Bernheim, Erlanger, Primo Lévi sont prises au château de Brissac, dans la vallée de la Loire. Dans un premier temps, les œuvres confisquées sont entreposées dans les caves de l'Ambassade d’Allemagne, rue de Lille et dans quelques salles du Louvre réquisitionnées dans ce but. En novembre 1940, tous ces trésors sont transférés dans un seul lieu, le musée du Jeu de Paume, dans le jardin des Tuileries.

En 1939, alors que la mobilisation générale était déclarée, le sous-directeur des Musées Nationaux, Jacques Jaujard, avait confié à Rose Valland de prendre les mesures nécessaires pour la sécurité des collections. Cette femme était la remarquable collaboratrice scientifique du directeur des Musées, alors absent pour cause de maladie. Rose Valland avait fait transporter les collections du Jeu de Paume au château de Chambord, rejoignant les collections nationales des musées parisiens. Celles du Louvre furent transportées dans d’autres lieux considérés comme sûrs...

A partir du moment où le Jeu de Paume devient le dépôt des œuvres spoliées, Rose Valland va dresser un minutieux inventaire de tous les dépôts, à leur arrivée et à leur départ pour l’Allemagne. Il se révèlera extrêmement précieux lors de leur récupération à la fin de la guerre et leur restitution à leurs propriétaires. Évidemment, une grande partie a été transférée en Allemagne par trains. On sait qu’à partir du moment où la Résistance a été active, elle a pu, grâce au courage des cheminots, empêcher, parfois, des livraisons en Allemagne...

Dans cette organisation étatique hitlérienne particulièrement efficace, le galeriste allemand Hildebrand Gurlitt est désigné, à partir de 1943, comme acheteur officiel pour le grand musée de Linz. Il dispose de crédits considérables. Il va beaucoup acheter à Paris. Le marché de l’art a parfaitement fonctionné pendant la guerre... Il acquiert ce qui plaît au Führer : les artistes français Boucher, Fragonard, Watteau, les Vénitiens Guardi, Tiepolo, Canaletto ainsi que les maîtres hollandais et flamands, avec une préférence pour Rubens. Gurlitt achète pour Hitler mais aussi pour lui-même. Je vous en reparlerai plus tard.

Le système de pillage systématique mis en place à Paris l’a été dans tous les autres pays occupés par l’Allemagne. Bien que les plans et une maquette aient été réalisés par Albert Speer, le musée de Linz n’a jamais vu le jour. En revanche, les oeuvres qui y étaient destinées ont  gagné l’Allemagne. Leur recherche a été l'une des missions importantes des armées Alliées.

Des oeuvres d'art retrouvées, pas toutes restituées…

Elles savaient qu’une grande partie des oeuvres non conservées à Berlin avaient été mises à l’abri en Bavière, par exemple dans les caves de Neuschwanstein, un château du roi Louis II et aussi dans les mines de sel de la Salzkammergut, en Autriche. Les Américains investirent des caches aux environs de Berchtesgaden. Mais ces épisodes, gratifiants et spectaculaires, ne doivent pas cacher qu’un grand nombre d’œuvres d’art spoliées n’ont pas été retrouvées en Allemagne. 

Plusieurs d’entre elles avaient été exportées de façon illégale en Suisse, notamment les merveilles de la collection de Paul Rosenberg : des tableaux de Matisse et de Picasso, entre autres, étaient passés par la galerie Fischer, à Lucerne. Au début de la guerre, avant de se réfugier aux Etats-Unis, Paul Rosenberg avait fait déposer 18 très beaux Matisse dans un coffre-fort de la banque nationale pour le commerce et l’industrie de Libourne, près de Bordeaux. Ces tableaux ont été confisqués par les Allemands en 1941, en même temps que 160 autres oeuvres. L’ensemble fut transféré au Jeu de Paume. 

En février 1945, Paul Rosenberg est alerté : plusieurs trésors de sa collection avaient été revendus en Suisse. La galerie Fischer avait cédé un Corot, un Degas, un Manet et détenait encore de très beaux dessins. La galerie Fischer a été inculpée pour ces opérations. C’était le maréchal Göring lui-même qui avait "échangé" quelques une des oeuvres qu’il détenait contre celles de la collection Rosenberg. Parmi les clients de la galerie Fischer, un collectionneur marchand d’art de Zurich, Emil Bührle, assure les enquêteurs de sa bonne foi. Il y avait acheté "Odalisque au tambourin" de Matisse. Il s’en explique auprès de Paul Rosenberg : "Je ne suis pas le seul qui ait acheté de tels tableaux chez la Galerie Fischer à Lucerne bien que mes achats soient, quant au volume, les plus importants... Vu que la Galerie Fischer à Lucerne est une importante maison suisse, jouissant d’une bonne réputation, je n’avais aucun motif de me méfier de ces tableaux offerts à la vente. Je dois ajouter qu’au moment où j’ai effectué les achats des tableaux en question chez Fischer, les avertissements des Alliés n’avaient pas encore paru."

Néanmoins, Paul Rosenberg devra attendre un jugement du Tribunal Fédéral de Berne le 3 juin 1948 pour récupérer juridiquement son "Odalisque au tambourin". Ceci n’est qu’un exemple. Mais il est révélateur des difficultés pour les propriétaires d’origine de récupérer leurs biens. La Suisse a été une plaque tournante du trafic d’œuvres d’art. De nombreux dignitaires nazis, sentant le vent tourner, sont passés par Zurich et Lucerne pour négocier des œuvres spoliées.

Le bilan pour la France est éclairant : 100.000 œuvres ont été transférées de France vers l’Allemagne pendant l’Occupation. Ce sont les minutieux carnets tenus par Rose Valland qui en témoignent. Seulement 60.000 œuvres ont été récupérées. Parmi elles, 45.000 ont été restituées, entre 1945 et 1950, à leurs propriétaires ou ayants-droits. 13.000 ont été vendues par l’Etat, tandis que 2.000 œuvres, estampillées MNR (Musées Nationaux Récupération) ont été confiées à la garde des Musées Nationaux. Régulièrement, certains de ces trésors retrouvent leurs propriétaires et ayants-droits légitimes. Pour la France, la restitution des œuvres spoliées est une démarche constante et une évidence. Ce n’est pas toujours le cas, notamment pour la Russie.

La Russie et les oeuvres "perdues et retrouvées" 

La position russe est totalement différente. Comme l’a dit Irina Antonova, l’ex-directrice du Musée Pouchkine à Moscou et fidèle à Staline : "Nous ne sommes pas des politiques. Notre mission est de sortir ces oeuvres de la pénombre et de les montrer." Pour résumer : tout le monde croyait ces œuvres perdues. Les Soviétiques les ont trouvées. Ils vont permettre au monde entier de les redécouvrir dans leurs musées. Ils ont gagné la guerre au prix d’immenses sacrifices. C’est grâce à eux si ces œuvres n’ont pas été détruites. 

Il est une chose certaine : aucune de ces œuvres "perdues et retrouvées" ne sortira jamais de Russie. Elles ne peuvent être prêtées pour une exposition à l’étranger. Ce serait courir le risque que leurs légitimes ayants-droits les fassent saisir. Les Russes appliquent le principe de la prise de guerre. Reconnaissons-le : il a parfois permis, dans le passé, aux plus grands musées de constituer leurs collections. Les Russes feignent d’ignorer que la razzia effectuée systématiquement par les nazis dans tous les pays qu’ils occupaient n’a pas eu de précédent dans l’histoire européenne. 

Les "commandos de l’art" de Staline ont été efficaces. Il n’y a pas eu que la collecte effectuée à Berlin. Il s’est passé la même chose à Budapest. Et en Allemagne, on estime à 600.000 pièces les œuvres récupérées par l’Armée Rouge. Il ne s’agit pas que de tableaux. Il y aussi des bronze, des bijoux, de la porcelaine, du mobilier et 2 millions de livres anciens, dont une Bible de Gutenberg.

Le bilan est énorme, à la mesure de l’effort de guerre de l’URSS. C’est la doctrine des Russes. Il n’y a pas de raisons qu’elle change. Mais c’est encore en Allemagne qu’on a eu les plus grandes surprises.

Les trésors cachés de Cornelius Gurlitt 

Le 3 novembre 2013, l'hebdomadaire allemand Focus annonce la découverte, en février 2012, de quelques 1258 œuvres entreposées dans un appartement insalubre de Schwabing, un quartier de Munich. Les enquêteurs avaient trouvé, entassés pêle-mêle, des tableaux, des aquarelles, des dessins, des gravures et des lithographies des plus grands artistes des 19 et 20ème siècles. Ce modeste trois pièces était occupé par Cornelius Gurlitt fils du galeriste allemand bien connu, Hildebrand Gurlitt. Je vous en ai déjà parlé au début de ce récit. C’est lui qui avait été chargé d’acheter grâce à des fonds considérables, sur le marché de l’art, chez les galeristes et dans les ventes publiques, des tableaux destinés au fameux musée de Linz, qui n’a jamais vu le jour.

Si Hildebrand Gurlitt avait acheté pour le Führer, il semblerait qu’il ait acheté aussi beaucoup pour lui-même. Son goût le portait vers les expressionnistes allemands et autrichiens mais aussi vers toute l’avant-garde européenne, et particulièrement française. Mais pas que... dans le bric-à-brac de Schwabing, on trouve des Corot, des Courbet, des Degas, des Delacroix, des Renoir, des Rodin, des Toulouse-Lautrec mais aussi des Chagall, des Derain, des Maillol, des Matisse, des Picasso et des Signac.

Deux ans plus tard, le 11 février 2014, à Salzbourg, en Autriche où Cornelius Gurlitt a une résidence, on découvre 239 nouvelles œuvres. Le 6 mai 2014, Cornelius Gurlitt meurt dans un hôpital de Munich, âgé de 81 ans. A la surprise générale, on découvre que le disparu a institué légataire universel de ses collections l’un des plus vieux musées de Suisse, le Musée des Beaux-Arts de Berne. C’est quelque peu embarrassant ! Ce musée est une fondation de droit privé. Il finit par accepter l’héritage le 23 novembre 2014. Les précautions d’usage ont néanmoins été prises. Une convention tripartite entre la République Fédérale d’Allemagne, le land de Bavière et le musée suisse est signée. Cet accord s’appuie sur les principes de la Convention de Washington de 1998 en matière de spoliations et de restitutions.

Le musée décide de mettre en place un important dispositif préalable à la constitution d’un Centre de recherches sur la provenance des œuvres. C’était bien le moins ! Cette stupéfiante affaire est comme un point d’orgue aux incroyables tribulations, dissimulations, prévarications et négociations consécutives au pillage organisé par les nazis entre 1940 et 1945. Il n’est pas sur que la morale y trouve son compte...

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