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mercredi 17 juin 2020

Prokofiev, la dernière victime de Staline

Prokofiev, la dernière victime de Staline
Par Norman Lebrecht / 4 juin 2003


Initiation à la musique
L'histoire ne compte aucune autre heure pareille. Le soir du 5 mars 1953, entre 21 h et 22 h, dans une datcha en bordure de Moscou, Joseph Staline s'éteignait d'une hémorragie cérébrale. Cinquante minutes plus tôt, dans un appartement communal de Moscou, Serge Prokofiev venait de succomber à un accident vasculaire cérébral. Une telle coïncidence est sans pareille – il aurait fallu, par exemple, que Shakespeare s'éteigne dans l'heure suivant le décès d'Élisabeth Ire ou que Goethe rende l'âme le même soir que Napoléon. Potentat et artiste, tyran et victime, ils furent unis de façon singulière par la mort et sont demeurés inséparables depuis.
Aux obsèques de Prokofiev, on ne vit pas de fleurs, les hommes de Staline ayant fait main basse sur le moindre bourgeon. Le cortège compta à peine une quarantaine de personnes, toute l'attention étant tournée vers la perte de la nation.
Il fallut trois jours avant que l'Ouest apprenne la mort de Prokofiev, trois autres avant qu'elle soit annoncée dans la Pravda. Néanmoins, la nouvelle se répandit. Les musiciens du quatuor à cordes qui jouaient près de la dépouille de Staline pleurèrent à chaudes larmes – en pensant à Prokofiev.
Moins de trois ans plus tard, les crimes de Staline étaient dénoncés par Nikita Khrouchtchev au XXe Congrès du Parti et le « Petit Père des peuples » était relégué aux oubliettes. On observa un certain dégel. Alexandre Soljenitsyne écrivit sur le Goulag ; Dmitri Chostakovitch codifia la Grande Terreur dans ses symphonies. Les artistes qui avaient survécu à Staline effacèrent sa marque de leurs œuvres. Prokofiev, qui mourut avec lui, demeure à demi condamné par association.
Il est pourtant l'un des compositeurs les plus connus de l'époque moderne. Pierre et le loup est joué dans les garderies et non seulement son Roméo et Juliette est-il dansé par des troupes de ballet, il retentit aussi comme un hymne guerrier dans les stades de football.
Toutefois, à l'exception de ces deux succès, l'ensemble de sa production, quelque 135 œuvres, est peu reconnue. Sa musique est assombrie par cette sorte de malaise que nous pourrions ressentir dans une chambre de torture médiévale, un mélange de curiosité hésitante et d'appréhension larvée.
Des sept grandes symphonies de Prokofiev, seules la première et la cinquième sont jouées assez régulièrement ; de ses cinq concertos pour piano, seuls le troisième et le cinquième. Combien sommes-nous à pouvoir nommer au moins 3 de ses 10 opéras ? À les avoir vus ?... Combien de pianistes vivants jouent les neuf sonates comme le cycle de leur vie ?
Il n'existe au sujet de Prokofiev aucun débat comme ceux qui entourent Chostakovitch, voire Tchaïkovski; sa musique ne contient aucun message chiffré, seulement de la mélodie féconde et une originalité pétillante. Personne ne remet non plus en question sa stature. Prokofiev est universellement reconnu comme l'un des plus grands compositeurs du XXe siècle, bien qu'il soit parmi les plus négligés. Ce paradoxe s'explique par ses rapports complexes avec le stalinisme.
Ayant quitté la Russie après la révolution, Prokofiev y est retourné en 1933 et s'y est fixé en 1936. Il fut le seul génie assez naïf pour croire aux promesses d'asile de Staline. Sa création fut d'abord stimulée par la vie théâtrale de Moscou et l'amitié d'interprètes sensibles, comme David Oistrakh, pour lequel il a écrit deux concertos, et les pianistes Sviatoslav Richter et Emil Gilels. Il jouissait d'un statut social privilégié, d'un appartement confortable et d'une maison à la campagne.
Voyant cependant des amis disparaître lors de la première purge stalinienne, Prokofiev eut la lâcheté d'écrire une cantate pour le XXe anniversaire de la révolution, une ode à Staline à l'occasion de son soixantième anniversaire, Zdravitsa, et divers hymnes à la gloire de barrages hydroélectriques. À l'étranger, il fut qualifié de propagandiste officiel. Le magazine Time titrait ainsi une couverture en 1945 : « Il marque le temps au métronome marxiste ».
Les étrangers ignoraient que sa première femme, Lina, et leurs deux fils étaient détenus en otages en Sibérie afin d'assurer sa soumission.
Lors de la deuxième purge ordonnée par Staline, il fut publiquement condamné, privé de travail et réduit à l'indigence, alors qu'il composait les dernières sonates dépeignant, selon les mots de Richter, « un monde qui a perdu ses assises ».
Son garde-manger fut regarni grâce à l'intervention du jeune violoncelliste Mstislav Rostropovitch, qui força la porte du premier bourreau de Prokofiev, le secrétaire général de l'Union des compositeurs, Tikhon Khrennikov, et le prévint qu'il serait tenu personnellement responsable si Prokofiev devait mourir dans sa misère. Khrennikov dénicha 5000 roubles.
À la mort de Staline, Chostakovitch put faire oublier ses hommages forcés dans sa Dixième Symphonie, d'un laconisme cinglant. Même dans sa tombe, Prokofiev ne pouvait se blanchir de ses compromissions. Aux yeux de l'histoire, il fait figure d'homme vénal, soucieux de son confort et sans courage. La grimace de Staline continue d'entacher sa réputation.

Les efforts déployés à l'occasion du cinquantième anniversaire de sa mort pour réhabiliter ses

œuvres de propagande sont regrettables. Ses cris de Zdravitsa (Bonne santé!) lancés à Staline au South Bank de Londres et à Carnegie Hall ne peuvent que durcir les idées préconçues et fournir un prétexte pour retarder l'heure de notre réconciliation avec Prokofiev.
Les attitudes occidentales envers ce compositeur sont assez troublantes. Au lieu de soumettre Prokofiev à une évaluation critique continue, nous répétons les mêmes œuvres aimées du public et nous ignorons le reste. Prokofiev crée un malaise que n'inspire pas Ravel, par exemple. Il nous rappelle des choses que nous aimerions plutôt oublier – d'abord et avant tout notre complaisance envers Staline. La nôtre, oui, mais pas la sienne.
J'ai sous les yeux le programme d'un concert donné le dimanche 21 décembre 1941 par le BBC Symphony Orchestra et Sir Adrian Boult, « en l'honneur du 60e anniversaire de Staline ». Le principal compositeur inscrit au programme était Prokofiev. J'ai aussi d'autres documents de cette époque où Walton, Bliss et Malcolm Sargent chantent allégrement les louanges de Staline.
Toute la civilisation occidentale était prosternée pour obtenir un sourire de l'oncle Joseph et, comme le dit justement Martin Amis, l'Ouest n'a jamais reconnu qu'il avait généreusement nourri la mégalomanie du monstre. Prokofiev, en mourant avec Staline, est enseveli avec lui dans notre inconscient collectif. Nous évitons la plus grande partie de sa musique en raison des associations qu'elle évoque et les Russes la traitent avec circonspection parce que le mal est toujours menaçant.
Avec un demi-siècle de recul, il devrait être possible de séparer Prokofiev de son époque, mais l'histoire est une réalité fluide, récrite au jour le jour. Tikhon Khrennikov, qui aura 90 ans cet été, arpente toujours les rues de Moscou, niant qu'il ait persécuté les compositeurs pour d'autres raisons que des délits financiers. Prokofiev n'a jamais souffert de ses décisions, soutient-il. En février 2003, Khrennikov a reçu de Vladimir Poutine le prix du Président, la décoration la plus prestigieuse de l'État russe. Entre-temps, demeure ce silence de Prokofiev. [Traduction d'Alain Cavenne]

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Chostakovitch, Prokofiev, Stravinsky… Les Compositeurs russes face à la Révolution

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Notre Dossier : Serge Sergueïevitch Prokofiev en perspective



Dernière photo de Prokofiev prise par Nikolina Gora, automne 1952

A l'occasion des 125 ans de sa naissance

Entre Stravinski, qui fit toute sa carrière en Occident et abandonna définitivement la Russie avant la Révolution d’Octobre, et Chostakovitch, enfant du nouveau régime, Prokofiev paraît véritablement coincé entre deux chaises, victime des vicissitudes de l’histoire. Celles-ci le frappèrent de plein fouet, et il ne connut pas la stabilité, même imposée, de son aîné ou de son cadet.
Il est de limpides énigmes, des eaux aux transparences insondables, des simplicités trompeuses. Prenez Serge Prokofiev: il n’est guère de compositeur de ce siècle qui soit plus largement populaire. Il est l’ur d’ouvrages parmi les plus fréquemment joués et enregistrés de la musique tout entière. Enfant gâté de la fortune, il avait conquis ce statut privilégié de son vivant déjà, et il ne l’a jamais perdu.
Et pourtant...
Ce compositeur si célèbre, la musicologie le boude, le dédaigne, voire le méprise. Avant la récente et substantielle biographie de Michel Dorigné (Fayard), aucun ouvrage important ne lui avait été consacré en français, et encore s’agit-il d’une biographie, sans analyses approfondies de sa musique. On n’étudie pas l’œuvre de Prokofiev d’un point de vue esthétique ou analytique, car il n’intéresse visiblement pas les mandarins de la profession. Schoenberg ou Webern ont fait l’objet de moult savantes exégèses, mais ils n’atteindront jamais à la vraie popularité dont jouit l’auteur de la Symphonie classique. Du haut de l’insolence de ses vingt-cinq ans, il avait intitulé ainsi sa première symphonie, sans doute parce qu’elle se réclamait explicitement du modèle de Haydn, mais avant tout, il l’a avoué, dans l’espoir secret qu’elle deviendrait vraiment classique. Et il a gagné son pari!
Parmi les grands compositeurs de son temps, seul Igor Stravinski a gagné sur les deux tableaux: la popularité vraie et le respect des initiés. Et la grande ombre de Stravinski hanta Prokofiev toute sa vie. Immensément orgueilleux, il voulait être le plus grand de tous. Aujourd’hui, entre le “Prince Igor”, son aîné de neuf ans, et la silhouette tragique et déchirée de Dimitri Chostakovitch, son cadet de quinze ans, sa position est singulièrement ambiguë et inconfortable, surtout que depuis la mort de Chostakovitch en 1975, celui-ci en est progressivement venu à occuper une place dans la vie musicale que son œuvre, certes considérable, ne suffit pas à expliquer à elle seule. Quant à Stravinski, du haut de la position inexpugnable conquise par son génie, sans nul doute, mais aussi par l’avantage de ses neuf ans d’aînesse, il déclarait, sourire carnassier en coin, avec sa férocité coutumière: “Prokofiev? Certainement le plus grand compositeur russe vivant... après moi!”.
Entre Stravinski, qui fit toute sa carrière en Occident (même ses tout premiers grands succès, avant la guerre de 1914, furent parisiens) et abandonna définitivement la Russie avant la Révolution d’Octobre, et Chostakovitch, enfant du nouveau régime, et qui ne quitta jamais l’Union Soviétique que pour de très brèves sorties étroitement surveillées, Prokofiev paraît véritablement coincé entre deux chaises, au point qu’il a fallu diviser sa vie en trois phases distinctes, qu’on a automatiquement appliquées à son œuvre, alors que le problème est loin d’être aussi simple.

Certes, Stravinski, exilé permanent, et Chostakovitch, interné permanent, font partie des créateurs, trop nombreux en notre siècle, victimes des vicissitudes de l’histoire. Mais celles-ci frappèrent Prokofiev de plein fouet, et il ne connut pas la stabilité, même imposée, de son aîné ou de son cadet. Stravinski, homme fait et créateur affirmé et glorieux lors de l’éclatement du premier conflit mondial, demeura sa vie durant un grand bourgeois conservateur, enraciné dans une foi orthodoxe inébranlable, réactionnaire au point d’accorder sa sympathie, au moins temporaire, au fascisme mussolinien, et dont on n’imagine pas un seul instant qu’il eût pu supporter de vivre sous le régime soviétique. 
JOUANT-AUX-ECHECS
Après des débuts précoces et brillants à la faveur de la brève illusion de liberté culturelle des années 1920, durant lesquelles la jeune Union Soviétique parut même favoriser les tendances artistiques les plus avancées, Chostakovitch, bientôt frappé à bout portant par la répression stalinienne, se mura graduellement dans une douloureuse introversion et, tout en donnant des gages apparents à ses persécuteurs, il mena l’existence hautement ambiguë d’un “émigré de l’intérieur”, d’un résistant clandestin présenté comme un monument officiel couvert de prix et d’honneurs par ceux-là même qui le tenaient en laisse. Au prix d’indicibles souffrances physiques et morales (qui dira la part psychosomatique essentielle dans ses maux bien réels?...), il tint bon jusqu’à la fin, mais mourut brisé. Jamais il n’envisagea d’émigrer comme son ami Rostropovitch, car il avait sans doute fini, comme tant de bagnards, par porter à sa geôle un attachement masochiste, et probablement était-il trop abîmé par l’oppression pour pouvoir tirer parti d’une hypothétique liberté, voire simplement la gérer. Ce fut précisément ce moment du premier grand déchaînement de la tyrannie stalinienne, bientôt suivi des procès monstres et des purges (car ces régimes ne sauraient avoir de fonctions digestives spontanément réglées, tant ils sont contre nature!) que Serge Prokofiev choisit pour rentrer au pays, au terme de quinze ans d’exil. Manque total de discernement politique? Naïveté incroyable de l’enfant gâté escomptant voir l’U.R.S.S. entière à ses pieds, fêtant le retour du fils prodigue en lui accordant un régime de faveur exceptionnel? Nostalgie viscérale du Russe déraciné loin de sa terre, de ses neiges et de sa langue? Un peu de tout cela, certes. Et lorsque l’étau très vite se resserra, lorsqu’au terme de quelques brèves années de liberté de circulation illusoire, le temps de bien ferrer le poisson, il se retrouva prisonnier dans son pays, il est fort probable qu’il ne comprit jamais très bien ce qu’il lui arrivait.

Ce qui nous mène à soulever cette question grave: grand compositeur, certes, Serge Prokofiev était-il vraiment un homme intelligent? Certes, il était un éminent joueur d’échecs, comme tant de Russes, mais est-ce suffisant pour répondre par l’affirmative?...

Un enfant gâté?

Avec son front immense, accentué par une calvitie précoce, ses gros yeux de myope, sa bouche fortement lippue (tout le portrait de sa mère, la ressemblance est hallucinante), Serge Prokofiev n’inspire pas d’emblée la sympathie, et tant les documents que les témoignages et les lettres confirment plutôt ce sentiment de réserve. Son enfance, protégée, privilégiée par la fortune (précepteurs privés, y compris pour la musique, dans le grand domaine terrien dont son père était le gérant) contraste avec celle, précaire, voire famélique, du petit Chostakovitch dans la Pétrograd révolutionnaire. Le jeune Prokofiev était génialement doué, certes, mais il avait le goût inné du travail acharné, qu’il vivait comme un plaisir, comme un jeu. Et cette conception ludique de l’art et de l’existence, il la conserva toute sa vie. Orgueilleux et autoritaire, tranchant, voire blessant dans ses jugements, ce qui lui attira beaucoup d’ennemis, il demeura l’enfant gâté devant lequel tous devaient céder, très mauvais perdant les rares fois où il dut essuyer un échec.



Stravinsky
Stravinsky

Tyrannique et maniaque, il dut être un époux détestable, mais par contre un père merveilleux pour ses deux fils, car ses défauts même étaient ceux des enfants, que, de la sorte, il comprit admirablement. Le secret de la réussite de Pierre et le Loup tient aussi à cela, et pas seulement à la qualité incomparable de ses thèmes. Cet homme dur, manquant apparemment de cœur, garda toujours sa faculté d’émerveillement devant les richesses de la vie et du monde, qu’il appréciait en gourmet, voire en jouisseur. Mais cet esprit d’enfance ainsi préservé devint aussi une carapace contre les aspects plus déplaisants du monde extérieur et fit de lui le pire des égocentriques. Il ne pouvait concevoir que les choses ne fonctionnent pas selon ses exigences, et prétextait de son génie, dont il était fort conscient, pour exiger que tout plie à sa volonté.



Chostakovitch
Chostakovitch

Durant ses années parisiennes, après des débuts fracassants, il fut graduellement éclipsé par son éternel rival Stravinski et, ne supportant d’autre place que la première, il rentra en URSS où il était persuadé qu’elle lui reviendrait automatiquement. Ses costumes voyants, ses cravates criardes, ses parfums, sa rutilante voiture (et son épouse partageait ses goûts de luxe) détonnèrent vite dans la grisaille de la Russie stalinienne, et la lune de miel fut de courte durée. Par la force des choses, il consentit alors à devenir adulte, et les grandes œuvres conçues à partir de son enfermement dans les frontières de l’empire stalinien témoignent d’une profondeur expressive et d’une émotion nouvelles. De ce point de vue, des pages comme la Sixième sonate pour piano, la Première sonate pour violon ou la Sixième Symphonie témoignent d’une maturité humaine dont il n’eût pas été capable auparavant. Est-ce à dire qu’elles surpassent les précédentes en valeur artistique? Les avis divergent à ce sujet, et nous voilà replacés devant toute la problématique entourant l’évaluation de la vraie importance de Prokofiev dans la musique de notre siècle.

Une seule priorité: la création

Par l’immense popularité de maintes de ses œuvres dans le grand public du monde entier, il rappelle le cas d’un autre grand compositeur également dédaigné par les musicologues, Antonin Dvorak. Tous deux sont des créateurs spontanés, instinctifs, doués d’une prodigieuse richesse d’invention mélodique leur permettant de multiplier les thèmes à jamais mémorables. Ni l’un ni l’autre n’ont laissé de manifestes ou d’écrits théoriques témoignant d’une quelconque réflexion sur leur art. De plus, contrairement à Dvorak, Prokofiev n’eut jamais le goût de l’enseignement. Son prodigieux talent de pianiste lui servit surtout de gagne-pain, mais la création était absolument prioritaire.
Vers la fin des années 1930, lorsqu’on lui demandait un récital, il refusait en expliquant que sa préparation lui coûterait une demi-sonate! Et de fait il ne se produisit plus en public durant les douze dernières années de sa vie, sauf pour diriger la création de sa Cinquième Symphonie. Il considérait que créer la meilleure musique possible était son seul devoir envers la société (et avant tout envers lui-même) et en cela il rappelle Schubert, autre inspiré pur hors de toute conceptualisation théorique, et qui n’a que récemment attiré l’attention des musicologues de type spéculatif.
Contrairement à Stravinski, et tout comme Dvorak, il fait partie de ceux en l’absence desquels le cours de l’histoire de la musique -lisez l’évolution de son langage- n’aurait sans doute pas été changé. Sauf pour des historiens dialecticiens ancrés dans le mythe du déterminisme historique et du “progrès en art”, cela n’a aucune importance quant à la détermination de la valeur intrinsèque de leur apport au patrimoine musical de l’humanité. Il semble que la musique de Prokofiev survivra à toutes les modes car jamais elle ne tenta de s’y adapter.
Parmi les rares œuvres qu’il écrivit dans un but de compromis avec la “modernité”, trahissant une certaine peur d’être “dépassé”, on ne trouve ni plus de réussites ni plus d’échecs que dans le reste de sa production. Si la Suite Scythe trahit par trop son effort d’égaler le Sacre, sans y parvenir, tant s’en faut, l’âpre et agressive Deuxième Symphonie, que son auteur voulut “faite de fer et d’acier”, demeure un impressionnant chef-d’œuvre, à l’égal de la Troisième, l’une des symphonies les plus intensément dramatiques de son temps, magistrale synthèse des meilleurs idées de L’Ange de Feu. Il s’agit là de deux œuvres des années “parisiennes”.
Avec le recul du temps, la division de son œuvre en trois périodes correspondant aux trois grandes étapes de sa vie (la jeunesse dans la Russie impériale, le séjour en Occident de 1918 à 1933, les années soviétiques) paraît de plus en plus arbitraire et de moins en moins corroborée par l’examen de la musique. Prokofiev fut toute sa vie et simultanément un brise-vitres et un classique.
Dès ses plus jeunes années créatrices, la brutalité “cubiste” du Deuxième Concerto pour piano, de la Suite Scythe, du Joueur ou de Chout coexiste avec la tendresse et le lyrisme éthéré du Premier concerto pour violon ou avec l’étincelante joie ludique de la Symphonie classique.
Les années “occidentales” virent naître les symphonies déjà citées, L’Ange de Feu, l’un des sommets les moins reconnus de l’expressionnisme musical, ou Le Pas d’Acier, mais aussi le truculent et satirique Amour des Trois Oranges, que seul un “enfant” pouvait réussir de la sorte, et le lyrisme serein et décanté du Fils Prodigue et de la Quatrième Symphonie qui en tire sa substance, du moins dans sa première version aujourd’hui presque inconnue.
Assagissement ou nouveau conformisme au retour en U.R.S.S.? C’est bien vite dit! Certainement pas dans le tortueux, le ténébreux Concerto pour violoncelle encore commencé en Occident, chef-d’œuvre fascinant que plus personne ne joue, car à la fin de sa vie Prokofiev lui substitua dans son catalogue la Symphonie concertante, qui en adapte le matériau à des critères plus acceptables par les Staliniens. En vain, d’ailleurs, puisqu’à l’égal de Chostakovitch et de bien d’autres il encourut les foudres de Jdanov, lors des sinistres résolutions de 1948. Les sbires du régime avaient peut-être plus d’intelligence, ou du moins d’intuition que nous ne leur en prêtons aujourd’hui, car il s’en prenaient tout particulièrement à la terrifiante et alors toute récente Sixième Symphonie de 1946-1947, dont le Finale, notamment, constitue une dénonciation de la tyrannie dont Chostakovitch n’égala jamais la virulence.
Tout commence à la manière d’une fête populaire, analogie trompeuse avec le Finale de la symphonie précédente, la rayonnante Cinquième. Mais très vite d’inquiétants martèlements viennent “noyauter” cette allégresse factice, révélant la présence de “commissaires” en civil dissimulés dans la foule. À la fin, dans l’effrayante coda, ils tombent les masques, piétinent sauvagement leurs victimes, et la symphonie se termine par la balafre d’un hurlement.
Comment les Staliniens auraient-ils pu ne pas réagir à pareille gifle? Mais voyez le Finale en apparence plus anodin de la Cinquième. Un petit thème insolent et exaspérant comme un moustique (ou est-ce un sale gamin?) vient interrompre sans cesse la noblesse majestueuse des mélodies célébrant (Prokofiev nous le précise) “la grandeur de l’homme”, et finit par désarçonner l’orchestre dans sa course folle, pour le réduire à un simple quatuor à cordes. Dans l’euphorie éphémère de la victoire proche (l’œuvre date de 1944), l’enfant terrible pouvait encore se limiter à un énorme pied de nez. Deux ans plus tard la chape de plomb était retombée, les plaies ne cessaient de saigner, et la Sixième, cette “Symphonie des lendemains qui font mal”, prêtait une voix aux millions de victimes innocentes, morts et mutilés, ainsi que le compositeur eut le courage de le préciser lui-même, ce qu’il paya bientôt au prix fort.
La période soviétique continua donc elle aussi à faire voisiner les œuvres “difficiles” (nous en avons déjà cité d’autres) et les pages visant à une “noble popularité”. Et cependant, cette hauteur d’inspiration, qui marque Roméo et Juliette, le Deuxième Concerto pour violon, les trois grandes Sonates “de guerre”, Alexandre NevskyGuerre et Paix et, sur le mode comique, les irrésistibles Fiançailles au Couvent, ne se maintint pas jusqu’à la fin.

Les oeuvres "soviétisées"

Depuis une chute sur le sol glacé au début de 1945, Prokofiev souffrit gravement d’hypertension et, le cœur atteint, il dut sévèrement limiter son travail créateur. Mais il y avait pire: ayant divorcé de sa première femme, hispano-cubaine d’origine, pour se remarier avec Myra Mendelssohn, librettiste notamment de Guerre et Paix, mais soupçonnée par certains de l’avoir espionné pour le compte du KGB, cette première épouse, de toute manière suspecte aux yeux du régime pour le simple fait d’être étrangère, cessa de bénéficier de la protection de son illustre époux, et fut rapidement déportée dans un goulag d’où elle ne sortit libérée que bien après la mort –simultanée, rappelons cette étrange coïncidence!– de Staline et de Prokofiev. Celui-ci assista à cette horrible tragédie, terrifié et impuissant, et elle hâta certainement sa fin, surtout après le coup de grâce de la Jdanovchtchina.



Avec sa première femme, Lina, qu'il épousa en 1923
Avec sa première femme, Lina, qu'il épousa en 1923

Il jeta alors l’éponge, physiquement et moralement brisé, et c’est sous cet angle qu’il importe de juger les œuvres de ses dernières années, remaniements “soviétisés” de partitions anciennes, comme la Symphonie concertante déjà citée ou la “nouvelle” Quatrième, ou essais de rentrer en grâce, comme la lamentable Histoire d’un Homme véritableLa Fleur de Pierre ou l’ultime, et d’ailleurs charmante Septième Symphonie. Certes, ce n’est pas par elles que Prokofiev maintiendra sa place dans l’histoire. Mais les neuf Sonates, les Sarcasmes, les Visions fugitives et les cinq Concertos feront à jamais la joie des pianistes et des mélomanes, Le Fils prodigue ou Roméo et Juliette celle des amoureux de la danse, et parmi ses huit opéras, sans doute la partie de son œuvre à laquelle il tenait le plus, L’Amour des trois OrangesL’Ange de FeuLes Fiançailles au Couvent et l’immense Guerre et Paix, sans doute aussi le juvénile Joueur, sont assurés de résister à l’épreuve du temps. Ajoutons-y les deux Concertos pour violon, la musique de chambre, encore si méconnue, peu nombreuse, mais de haute valeur (notamment les deux Quatuors, mais qui les connaît?), n’oublions surtout pas Pierre et le Loup, et émerveillons-nous devant la diversité (et non le disparate, ainsi que le prétendent ses détracteurs) du cycle des sept Symphonies, l’un des plus importants du vingtième siècle.

Un fil conducteur

Avant de conclure, il faut signaler l’existence d’un étrange fil conducteur secret parcourant toute l’œuvre de Prokofiev, et achevant d’apporter un démenti cinglant à une bien trompeuse impression de simplicité. C’est la permanence d’une présence satanique, d’une obsession démoniaque qui font de lui un authentique contemporain des “décadents” russes du début du siècle, les Scriabine, les Brioussov ou les Kalmakov, auxquels tout l’oppose par ailleurs.
À dix-huit ans, l’une de ses premières vraies réussites pianistiques s’appelle Suggestion diabolique. Et voyez ensuite la sauvage Toccata, le troisième mouvement du Deuxième Concerto pour piano, si proche de la Nuit sur le Mont Chauve moussorgskyenne, le recueil des Sarcasmes, la Suite ScytheChout, le tragique du Joueur et l’ironie corrosive de L’Amour des trois Oranges. Puis c’est l’effrayante évocation de Sept, ils sont sept, prémonition saisissante du stalinisme (“ils ferment des pays comme l’on ferme des portes”!). Dans L’Ange de Feu, Satan règne sans partage jusqu’à son triomphe final, et le Scherzo de la Troisième Symphonie reprendra son terrifiant ballet d’araignées. Œuvres “possédées” encore que le mystérieux Concerto pour violoncelle, les Sixième et Septième Sonates. L’esprit du Mal prendra ensuite le visage de fer des Chevaliers teutoniques d’Alexandre Nevsky ou celui des hallucinations du Prince Bolkonsky agonisant dans Guerre et Paix, pour triompher une dernière fois, invaincu, à la fin de la Sixième Symphonie.
Chez quel autre compositeur trouvera-t-on un parcours semblable?... La musique de Prokofiev n’a pas changé le cours de l’histoire? Mais on reconnaît sa “patte” à une simple modulation, à un rythme ou à un tournant mélodique imprévu.
Le mot de la fin sera le plus juste, car venant d’un enfant (on y revient toujours!), son propre fils encore petit. On lui demandait un jour comment son père s’y prenait pour écrire sa musique. “Très simple, d’abord papa écrit de la musique comme tout le monde, et puis il la prokofieffise!”
Qu’ajouter de plus?
Harry Halbreich avec l’aimable autorisation de L’Avant-Scène Opéra
Nos prochains articles :
- Prokofiev, un symphoniste méconnu.
- Prokofiev : l'opéra ou l'impossible synthèse.
- Prokofiev : les ballets, des fortunes diverses.
- Prokofiev : la musique de chambre.
- Prokofiev : la musique pour piano.
- Prokofiev : les concertos pour piano et pour violon.
- Prokofiev mélodiste.
- Prokofiev : cantates et oratorios.
- Prokofiev et le cinéma.
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Chostakovitch Vs Prokofiev
Dans ses Mémoires, Dimitri Chostakovitch n'a pas épargné son compatriote Serge Prokofiev. Mais n'a-t-il pas déformé la vérité ?
[..]
   Voici le texte exact des Mémoires de Chostakovitch, dans leur traduction française publiée chez Albin Michel. On notera que les accusations de dureté, d'arrivisme y figurent en effet, avec les reproches d'avoir été un enfant trop gâté et un médiocre orchestrateur. Mais Mme Lina Prokofiev semble avoir lu dans la version originale des Mémoires (publiés d'abord en américain) des propos qu'on ne retrouve pas exactement dans la traduction française. D'après cette traduction, Chostakovitch n'a pas dit  qu'une fillette aurait été « écrasée » par Prokofiev, mais bien « renversée ». Quant au terme « joueur », il semble bien employé ici dans son sens figuré et non dans son acception propre,  comme semble l'avoir compris Mme Lina Prokofiev : 

Nous n'avons pas réussi à devenir amis, Prokofiev et moi. Peut-être parce qu'il n'y avait pas de tendance à l'établissement de liens amicaux dans le caractère de Prokofiev. C'était un homme sec qui, visiblement, ne s'intéressait à rien, hormis sa propre personne et sa musique (...). Prokofiev a eu beaucoup de veine dès son enfance. Il a toujours obtenu ce qu'il voulait. Il n'a pas eu de soucis. Il a toujours eu de
l'argent, du succès. Et, en conséquence, le caractère d'un enfant prodige capricieux (...). Je me rends parfaitement compte pourquoi cet Européen a préféré revenir en Russie. Prokofiev était un joueur passionné, qui sortait toujours largement gagnant. Il lui a semblé qu'il avait tout calculé infailliblement et que, cette fois encore,   il sortirait gagnant. Pendant une quinzaine d'années, Prokofiev est resté avantageusement assis entre deux chaises. En Occident, on le considérait comme Soviétique. En Russie, on le recevait comme un hôte occidental. Mais la situation changea. Les fonctionnaires préposés aux affaires artistiques commencèrent à regarder ce compositeur Prokofiev de travers ; sous-entendu : « Qu'est-ce que c'est que ce Parisien ? » Et Prokofiev jugea qu'il était plus avantageux pour lui de déménager en URSS (...). Je ne crois pas que Prokofiev m'ait jamais pris au sérieux en tant que compositeur. C'est Stravinski qu'il considérait comme son rival et auquel il ne perdait pas une occasion de décocher un coup bas. Je me souviens qu'il voulut me raconter un jour une anecdote ordurière sur Stravinski. J'interrompis brutalement Prokofiev. Prokofiev a été obligé d'endurer beaucoup d'humiliations. Il n'en est pas mort (...). Un bon exemple : l' orchestration  des ballets de Prokofiev. On continue toujours à les donner au Théâtre Bolchoï dans une orchestration qui n'est absolument pas celle de Prokofiev. Il faut dire que Prokofiev n'était pas un fameux orchestrateur. Pour Prokofiev, l' orchestration a toujours été un travail fastidieux dont il essayait autant que possible de se débarrasser sur quelqu'un d'autre. Mais au Bolchoï, les ballets de Prokofiev ont subi une opération barbare. Que tout le monde le sache : Roméo et Juliette y est joué avec Pogrebov, en qualité de coauteur du compositeur Prokofiev. Même chose pour La Fleur de pierre. Un homme prodigieux que ce Pogrebov, un champion, un hussard de l'orchestration (...). Il y eut un moment où Prokofiev s'est vraiment senti dans ses petits souliers. Il avait écrit une sur des paroles de Lénine et de Staline : elle fut refusée. Il écrivit alors des chants pour solistes, chœur et orchestre, où il glorifiait à nouveau Staline : nouvel échec. Meyerhold avait commencé à monter l'opéra Siméon Kotko, on vint l'arrêter. Et, de surcroît, Prokofiev au volant de sa Ford renversa une fillette. La Ford était toute neuve, Prokofiev ne savait pas la manœuvrer. Et les piétons de Moscou sont indisciplinés, ils se jettent littéralement sous les voitures (...). Prokofiev avait tout le temps l'impression qu'on le méconnaissait, qu'on ne lui décernait pas assez de prix, de décorations, de titres. Il était très sensible à cela. Il fut extrêmement heureux quand il reçut son premier prix Staline (...). Dans l'ensemble, il regardait mes œuvres sans beaucoup d'attention, ce qui ne l'empêchait pas de porter sur elles des jugements sans appel. Dans l'immense correspondance de Prokofiev avec Miaskovski, il y a bon nombre d'attaques contre moi. »


 Le monde de la musique, Témoignage. 1980http://sviatoslavrichter.blogspot.com/2016/04/chostakovitch-vs-prokofiev.html
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A Moscou, suite du carnet de voyage: de Rachmaninov à Prokofiev, la révolution est passée par-là
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Un autre 5 mars : 1953, la mort de Prokofiev... et de Staline

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Malmené par les autorités soviétiques, le compositeur s'est éteint le même jour que le dictateur.

Ce jour-là, Serge Prokofiev avait repris le manuscrit à peine esquissé de sa Sonate pour piano n° 10. Au début de l'après-midi, son médecin était passé le voir et, malgré une grande fatigue et des troubles de santé qui avaient nécessité au cours des huit dernières années de nombreux séjours à l'hôpital, il avait fait quelques pas dans les rues enneigées de Moscou, accompagné de Mira Mendelssohn, sa seconde épouse. Ils avaient évoqué leur départ pour leur résidence campagnarde de Nicolina Gora. Le printemps, enfin. Pour l'heure, Prokofiev avait un rendez-vous avec les responsables du Bolchoï où son dernier ballet, La Fleur de pierre, avait été mis en répétition cinq jours auparavant. Malaise dans la soirée, le médecin revient avec un traitement d'urgence. Congestion cérébrale fatale à 21 heures. 5 mars 1953 : Serge Prokofiev meurt dans sa soixante-deuxième année.
Ce jour-là, des rumeurs avaient couru dans la ville : le camarade Staline était très malade, sinon déjà défunt. On dira plus tard, mais sans preuves, que Prokofiev mourut (de joie) en apprenant par voie radiophonique le décès du dictateur... Cependant le corps de Prokofiev fut transporté dans la grande salle de l'Union des compositeurs, une opération particulièrement problématique dans une ville parsemée de barrages de police, sillonnée par des camions et des tanks. Quant à l'inhumation au cimetière de Novodievitchi, à proximité des tombes de Scriabine et de Tchekhov, elle fut un peu particulière. Peu de personnes s'étaient déplacées, sinon David Oïstrakh qui interpréta deux extraits de la Sonate pour violon n° 2 du défunt. Et il n'y avait pas la moindre fleur, denrée introuvable en ce jour de deuil national. Enfin, silence radio dans la presse soviétique. C'est un journal américain qui annoncera le 9 mars, deux jours avant la Pravda, la mort de Prokofiev - et le rédacteur du Sovietskoye iskousstvo notera : « Le compositeur soviétique Prokofiev est mort, hélas, le jour où fut annoncée la tragique nouvelle de la maladie (sic!) du grand Staline. En conséquence, l'annonce de sa mort n'a pu paraître dans la presse soviétique que quelques jours plus tard... »
La vie avait été rude pour Prokofiev dès la fin de la guerre, particulièrement depuis les fameux décrets Jdanov et la Résolution du parti communiste du 10 février 1948. Chacune de ses nouvelles œuvres était scrutée par les sbires de Khrennikov, et certaines d'entre elles carrément rejetées. Pourtant, il avait donné des gages : Cantate pour le XXXe anniversaire de la Révolution, composition de L'Histoire d'un homme véritable, un opéra qui relate les exploits d'un aviateur soviétique. Zèle inutile : « le nouvel opéra de Prokofiev, monté à Leningrad, présente de graves défauts au point de vue idéologique et artistique », avait déclaré la section de propagande du parti communiste... et l'auteur avait reconnu, par courrier, que les critiques étaient justifiées... Même mésaventure pour l'oratorio La Garde de la paix où le compositeur avait dû mettre en musique un texte indigne : « De Washington, par radio, on communique : OK. Avons expédié en Europe des centaines de milliers de bombes [...] A bas les fauteurs de guerre ! » La Garde de la paix recevra tout de même, en 1951, un prix Staline (de seconde classe).
Malgré cette permanente pression politique, ses inquiétudes concernant la représentation de Guerre et Paix, son dernier opéra auquel il tenait tant, la dégradation rapide de son état de santé, Prokofiev n'arrêtait pas de composer, essentiel moteur vital. Tant de projets dans la tête et le temps qui était compté. Sept œuvres en chantier, ce dont témoignera Mira Mendelssohn, qui partageait la vie de Prokofiev depuis une quinzaine d'années tandis que sa première épouse, soupçonnée d'espionnage, a été envoyée pour huit ans en Sibérie : « Quelques jours avant la fin, affaibli par une grosse grippe, Serge me demanda d'inscrire les noms des sept dernières œuvres dans le catalogue complet que nous avions établi en 1952. Très effrayée (je savais que la plupart des pièces n'étaient qu'esquissées), j'essayai de lui dire que nous avions le temps de le faire plus tard, lorsqu'il aurait terminé son travail, mais il réitéra sa demande avec une telle insistance qu'ayant peur de le contrarier, je pris un cahier et un crayon et j'écrivis tout ce qu'il me dicta. »
Faisons le compte : un Concertino pour violoncelle op. 132, un Concerto pour deux pianos op. 133 dont Richter et Vedernikov devaient être les dédicataires, une Sonate pour violoncelle seul op. 134 (le jeune Rostropovich s'était manifesté, coup de foudre !), une nouvelle rédaction de la Sonate pour piano n° 5 op. 135, une nouvelle rédaction de la Symphonie n° 2 op. 136, une Sonate pour piano n° 10 en mi mineur op. 137 et une Sonate n° 11 op.138... Pas d'ouvrages patriotiques au programme, Prokofiev avait (largement, peut-on dire) anticipé. Mira Mendelssohn mourra à quarante ans, en 1968, et Lina, l'épouse occidentale, libérée du camp de travail en 1956, le 3 janvier 1989, quelques semaines avant la chute du Mur... Musique et politique ou les liaisons dangereuses...https://www.diapasonmag.fr/a-la-une/un-autre-5-mars-1953-la-mort-de-prokofiev-et-de-staline-29937
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23 MARS 1961 : RÉHABILITATION DU TERRIBLE CHEF-D’ŒUVRE DE PROKOFIEV

Ivan le Terrible de Sergueï Prokofiev dans toute sa splendeur musicale

Les Clefs ResMusica
capriccio_prokofiev_ivanterrible_strobel et le  retrouvent le souffle d’Ivan le Terrible, au plus proche de ce qu’on entend dans le film, en une qualité sonore bien évidemment nettement supérieure.
Il semble que Prokofiev ait composé la musique de huit films. Si l’une est connue sous forme de suite, et plus connue que le film qui lui est associé – Lieutenant Kijé (Alexander Faintsimmer, 1933) – d’autres le sont nettement moins, comme La Dame de pique (Mikhaïl Romm, 1936), Lermontov (Alexander Gendelstein, 1942), Tonia (Abram Room, 1942), Kotovski (Alexander Faintsimmer, 1942), Les Partisans dans les steppes d’Ukraine (Igor Savchenko, 1942), tandis que les deux restantes, tout comme leurs films, sont des chefs-d’œuvre unanimement reconnus : Alexandre Nevski (Sergueï Eisenstein, 1938) et Ivan le Terrible (Sergueï Eisenstein, 1945).
Aux débuts du cinéma sonore, la musique destinée aux films tombait dans l’oubli sitôt leurs supports optiques disparus des salles de projection. Aussi certains compositeurs importants s’arrangeaient-ils pour sauvegarder leurs musiques de film en des adaptations pour le concert. Le cas d’Alexandre Nevski (1938) en est l’exemple type : Prokofiev révisa la partition originale l’année suivante en une cantate pour mezzo-soprano, chœur et orchestre. Ivan le Terrible (1945) n’eut pas ce destin aussi immédiatement favorable, alors que sa partition était d’un niveau au moins aussi élevé : en février 1948, Eisenstein disparaissait sans avoir pu commencer la troisième partie de sa trilogie, la deuxième ayant été interdite par Staline, avant même sa sortie en salle. Étant conscient d’avoir travaillé avec le plus grand cinéaste soviétique de son temps, Prokofiev décide d’arrêter de se consacrer au cinéma, laissant la partition d’Ivan le Terrible dans ses archives, et son décès survient le 5 mars 1953, le jour même de celui de Staline…
Toutefois en 1961, en contrepartie à la cantate Alexandre Nevski, et pour honorer le 70e anniversaire de la naissance du compositeur, le chef d’orchestre Abraham Stassevitch (1906-1971) décide d’adapter les parties essentielles de la musique du film Ivan le Terrible en un oratorio pour récitant, solistes, chœur et orchestre ; il était bien placé pour le faire, puisqu’il avait déjà dirigé l’orchestre dans la bande sonore originale du film. Dès ce moment, on prit vraiment enfin conscience de la grande qualité de cette musique, et après l’enregistrement de Stassevitch lui-même (Melodiya / Le Chant du Monde), d’autres chefs s’y intéressèrent : Riccardo Muti (EMI – Warner Classics), Mstislav Rostropovitch (Sony Classical), mais le récitant peut se révéler envahissant et gênant lorsqu’il interfère dans la musique, à plus forte raison s’il parle russe… C’est pourquoi d’autres versions discographiques s’en privent, comme celles de Neeme Järvi (Chandos) et Valeri Gergiev (Philips). Le problème est que toutes ces versions se limitent à la durée d’un seul CD, alors que le film complet dure pratiquement trois heures…
En 1998, nous devons à Vladimir Fedosseïev (Nimbus Records) la première mondiale de l’édition russe « officielle » de 100 minutes basée sur les manuscrits autographes au Musée Glinka de Moscou, et publiée chez Hans Sikorski à Hambourg en 1997 ; il fut suivi en 2003 par Valeri Polyanski (Chandos), utilisant la même édition. En 2016, , proposant sa propre édition de 117 minutes également publiée chez Sikorski, parvient encore à mettre au jour du matériel musical supplémentaire. Dès le superbe Prologue précédant l’Ouverture, la voix veloutée de l’alto  fait merveille et montre à quel point Ivan le Terrible est proche stylistiquement d’Alexandre Nevski, mais avec les raffinements supplémentaires d’une orchestration plus élaborée. Prudenskaya n’a rien à envier à la grande Valentina Levko qui avait transcendé la gravure d’Abraham Stassevitch. Vu la qualité générale d’homogénéité, de cohérence, et le très haut niveau artistique de l’ensemble des participants (merveilleux Rundfunkchor et , à ne pas confondre avec le Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, l’ancien RIAS de Ferenc Fricsay), et sachant que l’on est en présence de la version la plus exhaustive de la partition, cette édition constitue sans aucun doute la version définitive de la musique de film d’Ivan le Terrible, complémentaire aux versions déjà publiées précédemment. Une réussite qui fait suite à son excellent premier enregistrement de la musique originale d’Alexandre Nevski (assez différente de la cantate plus familière), en SACD également chez Capriccio.
Le seul regret concerne le livret du disque : si un certain Steffen Georgi se livre à une analyse fort indigeste sur Sergueï Eisenstein et son film Ivan le Terrible, la plaquette ne dit en revanche pas le moindre mot sur Prokofiev ni sur les circonstances de la composition d’Ivan le Terrible, ni surtout sur les sources utilisées par Frank Strobel pour établir son édition, ce qui est un comble, en l’occurrence, pour cette réalisation Capriccio d’une telle importance…
Sergueï Prokofiev (1891-1953) : Ivan le Terrible, musique du film de Sergueï Eisenstein. Anne Bretschneider, soprano ; Marina Prudenskaya, Judith Simonis, Roksolana Chraniuk, alto ; Alexander Vinogradov, basse. Rundfunkchor Berlin (chef de chœur : Rustam Samedov), Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin, direction : Frank Strobel. 2 CD Capriccio C5311. Enregistré du 12 au 15 septembre 2016 à la Haus des Rundfunks, Saal 1, Berlin. Notices bilingues (allemand, anglais). Durée : 67:49 ; 49:22https://www.resmusica.com/2018/06/13/ivan-le-terrible-de-serguei-prokofiev-dans-toute-sa-splendeur-musicale/
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http://www.bigmammy.fr/archives/2010/12/13/19856258.html

13 décembre 2010Le 5 mars 1953, Serge Prokofiev, alors âgé de 61 ans, meurt à son tour d'une hémorragie cérébrale, une heure environ avant Joseph Staline. La Pravda, portant toute l'attention sur le « petit père des peuples », mettra six jours avant d'annoncer la mort du compositeur, les autorités faisant même pression sur sa famille pour qu'elle n'ébruite pas la nouvelle pendant cette période. Une quarantaine de personnes assistent, dans une totale discrétion, à ses funérailles, au cimetière de Novodevitchi près de Moscou.

LENINE, STALINE ET LA MUSIQUE

afficheexpoDes spectacles de masse dans la Petrograd révolutionnaire aux opulents opéras staliniens, des oeuvres novatrices du jeune Dmitri Chostakovitch à ses pièces d'allégeance, de l'espoir de Serge Prokofiev lié à son retour en U.R.S.S. à sa désillusion et à sa déchéance, cette exposition montre la place de l'art et des artistes dans l'élan révolutionnaire, et son évolution vers une instrumentalisation par le totalitarisme stalinien.

staline_005Ce qui frappe d'abord, c'est l'extraordinaire production russe. Malgré les conditions difficiles, au moins sous Lenine, on assiste à une effervescence de création, encouragée par le pouvoir, qui ne contraint pas encore les artistes à choisir entre adhésion et exclusion. Bien entendu, on encourage la construction d'un héroïsme proprement soviétique, l'exaltation des combattants révolutionnaires et la propagation de l'idéal communiste à d'autres pays.
Les premières années de la révolution sont celles où le modernisme russe trouve une expression inédite et touche tous les domaines. La musique a ses compositeurs "constructivistes", son orchestre expérimental sans chef (le Persimfans), ses nouveaux instruments (le "thérémin"...) et ses inspirations inédites. L'industrialisation forcée de l'URSS est illustrée par de nombreuses oeuvres écrites sur le thème du travail, participant à l'effort national de "construction du socialisme". Comme la Symphonie des sirènes d'usine, d'Avraamov, la Fonderie d'acier, de Mossolov, son opéra Le Barrage, ou la symphonie TurkSib, de Steinberg, jouée pour l'inauguration de la ligne de chemin de fer reliant le Turkménistan à la Sibérie.
St_StalineCependant, sous Staline, dont la chanson préférée était Souliko, tout tourne au cauchemar : le divorce est alors flagrant entre les tenants de l'avant-garde et les défenseurs de l'art prolétarien dogmatique.

L'exposition nous donne à voir et à entendre : évidemment, il faut se munir de l'audio-guide car les explications sont éclairantes.
Et nous retrouvons avec plaisir les artistes extraordinaires que furent Chostakovitch, Prokofiev, Catchatourian, Chaliapine (en bas à gauche), Chagall, Eisenstein, mais aussi de moins connus Meyerhold, génial metteur en scène assassiné en 1940, Maïakovski, Malevitch, l'étouffement de la culture musicale juive, le sinistre Jdanov, la musique au Goulag ....
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La musique devient une vitrine de propagande du régime. On forme de jeunes interprètes - surtout des pianistes et des violoncellistes, qui vont sillonner le monde, comme David Oïstrakh.

staline_011Ironie de l'histoire, Serge Prokofiev meurt le 5 mars 1953, le même jour que Staline, dans le plus complet dénuement. Et ce qui m'étonne encore aujourd'hui, c'est que la chape de plomb qui recouvrait toute cette problématique dans ma jeunesse, soit enfin levée.
C'est qu'aujourd'hui, c'est devenu de l'Histoire et non plus de la Politique....Mais c'est égal, qu'est-ce qu'on a pu essayer de nous "bourrer le mou" dans les années Brejnev, sur la supériorité du système soviétique....
Exposition au Musée de la Musique, organisée dans le cadre de l'année France-Russie, jusqu'au 16 janvier 2011. Parc de La Villette, 8€.

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