Albert Marquet : un peintre à sa fenêtre en 5 tableaux
Albert Marquet est un peintre et dessinateur français né le 27 mars 1875 à Bordeaux et mort le 14 juin 1947 à Paris.Fauviste influencé par Henri Matisse
L'OBS CULTURE /Par Claire Fleury / Publié le 01 juin 2016 à 13h49
De biais, en retrait, l'ami de Matisse peignait à l'abri dans son appartement, pour mieux saisir la puissance des paysages. Démonstration, à l'occasion d'une belle exposition au Musée d'Art Moderne.
Il peignait de sa fenêtre. Albert Marquet (1875-1947) était un grand voyageur, mais il travaillait presque toujours à l'abri dans son appartement ou son atelier, situé à un étage élevé, en retrait des paysages qu'il restituait avec une telle justesse que seule l'absence des bruits du vent, de la mer ou de la ville, atteste qu'il s'agit d'un tableau et non de la vraie vie.
Etait-ce parce qu'il souffrait d'un pied-bot et d'une myopie sévère (il portera des lunettes à seulement 15 ans) ? Restait-il à l'écart par tempérament, préférant ne pas être là où ses amis - au premier chef Henri Matisse - l'attendaient ? De sa fenêtre, physiquement et psychiquement, Albert Marquet préférait prendre le large. Démonstration en cinq tableaux présentés dans l'exposition "Albert Marquet, peintre du temps suspendu" au Musée d'art Moderne de la Ville de Paris.
Affiches à Trouville, 1906
Affiches à Trouville, 1906 /Courtesy of the National Gallery of Art, Washington)
En 1905, Marquet participe au Salon d'automne avec Matisse, Derain, Vlaminck, Camoin… Un critique d'art choqué par l'audace colorée des tableaux de ces jeunes artistes, les affuble du nom de "fauves". En 1906, au Havre et à Trouville, avec son camarade Raoul Dufy, Albert Marquet peint des affiches et, comme quelques décennies plus tôt Claude Monet, des rues pavoisées où claquent les couleurs. Les jaune, le bleu, le rouge rugissent sous le ciel couleur bleu de France.
Très vite, Marquet adoucira sa palette, au point qu'un critique le comparera à un fauve transformé "en chat d'appartement" ! Mais il ne changera plus de point de vue. Ce sera celui d'un observateur en retrait, installé au dessus de la scène peinte. Ici, et presque toujours (hormis quelques portraits) les personnages sont petits, on ne distingue même pas leur visage. Les cabines de bain abritent sans doute des estivants que l'on ne voit pas. En fait, le sujet principal du tableau est l'arrière-plan.
Tout au long de sa vie d'artiste, c'est là, au fond du tableau, qu'il fera porter le regard des spectateurs. Dans "Affiches à Trouville", il a tracé une ligne invisible qui part en bas à gauche des cabines, se poursuit avec les trois personnages et les affiches, et s'achève avec le drapeau flottant. Il guide nos yeux vers le loin. C'est là aussi, par la pensée, qu'il veut aller.
La Varenne Saint-Hilaire, la barque, 1913
La Varenne Saint-Hilaire, la barque, 1913
touches de couleurs vives qui expriment ce qu'il ressent, plutôt que ce qu'il voit. Ainsi, au fond à gauche, il peint en violet une partie du paysage. Cette tache lui permet surtout d'accompagner le regard au plus loin de la composition. Les branches foncées du premier plan, comme celles plus claires du second forment des lignes qui guident l'œil vers le point de fuite.
C'est une technique picturale classique, mais Marquet la détourne en se plaçant de biais. L'historien de l'art Pierre Watt (*) explique :
"C'est de biais que Marquet affronte le monde, de biais et de haut, comme s'il fallait éviter toute frontalité, tout face-à-face impliquant d'être présent à ce que l'on peint."
Les lignes de fuite en orange aboutissent au point de fuite que Marquet a peint en violet, à la manière fauve. La Varenne Saint-Hilaire, la barque, 1913
Pour dynamiser l'effet de fuite, le petit personnage dans la barque rame dans sa direction. Enfin, l'ombre des arbres dans l'eau presque identique à leurs modèles atteste du courant tranquille de la Seine. Albert Marquet restitue l'atmosphère fraîche et paisible de cette scène d'été au bord du fleuve par la suggestion. Pour l'occasion, il n'est sans doute pas derrière une fenêtre, mais en retrait sur la rive du fleuve.
Vue de Notre-Dame sous la neige, vers 1928
Vue de Notre-Dame sous la neige, vers 1928
En 1908, Marquet s'installe dans l'ancien atelier de son ami Matisse, au 5e étage du 19 quai Saint-Michel. Est-ce d'ici ou d'un appartement du quai aux Fleurs qu'il a réalisé ce tableau ? Des deux adresses, il voit en tout cas la cathédrale. Comme à son habitude, il place son chevalet derrière la fenêtre. Et comme à son habitude, le sujet de la peinture est à l'arrière-plan.
La péniche au premier plan est bien visible, avec son toit d'un blanc qui ressort franchement sur le gris foncé de la Seine. Ce qui intéresse ce "paysagiste d'intérieur", comme l'appelle Pierre Watt, se trouve le plus loin possible de lui-même, ici au-delà même du tableau. Le point de fuite est hors de portée de vue, accentuant ainsi l'atmosphère brumeuse de ce paysage d'hiver. Et peu importe s'il ne restitue pas la réalité du fronton de Notre Dame. Au lieu de deux vitraux de chaque côté d'un vitrail circulaire, Marquet s'autorise à peindre trois rosaces !
Port d'Alger (La douane ou l'Amirauté), 1941
Port d'Alger (La douane ou l'Amirauté), 1941 (Collection M. Akinori Nakayama, Courtesy Galerie Tamenaga
En 1908, Marquet visite Dakar avec Matisse. Les années suivantes, avec Yvonne sa compagne, seul ou avec des amis, il voyage souvent (Italie, Espagne, Allemagne, Maroc…), expose ses œuvres un peu partout et travaille beaucoup. En 1920, après une grippe sévère, il passe l'hiver à Alger. C'est là qu'il rencontre l'écrivaine Marcelle Marty, qu'il épouse en 1923.
Le couple séjourne à Marseille, en Tunisie, souvent à Alger, fait une croisière autour de la Méditerranée, visite le nord de l'Europe... Pendant la guerre, Albert et Marcelle vivent en Algérie. Le peintre refuse que ses tableaux soient exposés à Paris pendant l'Occupation. Il passe l'été à la campagne et l'hiver dans un appartement donnant sur le port d'Alger. C'est de l'une de ces fenêtres qu'il réalise ce tableau. La guerre n'a apparemment pas encore changé la vie. Dans ses toiles ultérieures, Albert Marquet peindra des navires de guerre à la place du paquebot que l'on aperçoit ici à quai.
Mais le peintre ne s'intéresse pas aux activités humaines, ni même au particularisme algérois. "Je ne serai jamais orientaliste", écrit-il à Matisse en 1911. Comme le note l'écrivain Donatien Grau (*) :
"Le voyage de Marquet (…) n'est pas la quête d'un ailleurs, d'une civilisation qui serait entièrement différente de la sienne ; c'est la recherche du semblable dans les formes."
Ici, il pourrait très bien s'agir de n'importe quel port. Les constructions sont à la périphérie du tableau, comme une sorte de couronne laissant le centre à sa majesté l'eau, le vrai sujet de la peinture. Le croisement des quais lointains, dont celui auquel est amarré le paquebot, marquent le point de fuite. Mais la mer va plus loin, le large est infini.Persiennes vertes 1944-1946
Persiennes vertes 1944-1946 (Jean-Louis Losi/ADAGP, Paris 2016)
"Chez Albert Marquet la fenêtre est bien plus qu'un motif : une condition de la vision", écrit Pierre Watt. Allant au bout de ce point de vue, il a souvent peint les fenêtres elles-mêmes, au premier plan. Les battants et les volets sont ouverts, le peintre se place plus ou moins près de l'extérieur. Les fenêtres sont à la fois l'ouverture sur le paysage et le point de départ de l'œuvre.
Mais ici, les volets sont presque fermés, l'un des battants est à moitié ouvert. Qu'y-a-t'il dehors ? On devine que la lumière est forte, mais les persiennes empêchent l'accès au paysage. Ce tableau est daté de 1944-1946. On ne sait pas si Marquet l'a peint en Algérie ou à Paris. Après la guerre, il est rentré en France. On veut qu'il siège à l'Institut, le décorer de la Légion d'Honneur. Il refuse. Mais il participe aux ventes de bienfaisance en faveur des orphelins juifs et des prisonniers de guerre.
En fait, peu importe où se trouve l'artiste. Ce qu'il montre ici, c'est qu'il ne voit plus dehors. Son champ s'est réduit. Mais la beauté du tableau, les camaïeux de vert, de jaune et d'ocre rendent acceptable cette (absence) de perspective. Le 14 juin 1947, Albert Marquet décède des suites d'un cancer, à l'âge de 72 ans.
Claire Fleury(*) in "Albert Marquet, peintre du temps suspendu", éditions Paris Musées.
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