Baudelaire - Delacroix
" Jusqu'à présent on a été injuste envers Eugène Delacroix. La critique a été pour lui amère et ignorante ; sauf quelques nobles exceptions, la louange elle-même a dû souvent lui paraître choquante. En général, et pour la plupart des gens, nommer Eugène Delacroix, c'est jeter dans leur esprit je ne sais quelles idées vagues de fougue mal dirigée, de turbulence, d'inspiration aventurière, de désordre même ; et pour ces messieurs qui font la majorité du public, le hasard, honnête et complaisant serviteur du génie, joue un grand rôle dans ses plus heureuses compositions. Dans la malheureuse époque de révolution dont je parlais tout à l'heure et dont j'ai enregistré les nombreuses méprises, on a souvent comparé Eugène Delacroix à Victor Hugo. On avait le poète romantique, il fallait le peintre. Cette nécessité de trouver à tout prix des pendants et des analogues dans les différents arts amène souvent d'étranges bévues, et celle-ci prouve encore combien l'on s'entendait peu. A coup sûr la comparaison dut être pénible à Eugène Delacroix, peut-être à tous deux ; car si ma définition du romantisme ( intimité, spiritualité, etc.) place Delacroix à la tête du romantisme, elle en exclut naturellement M.Victor Hugo. Le parallèle est resté dans le domaine banal des idées convenues, et ces deux préjugés encombrent encore beaucoup de têtes faibles. Il faut en finir une fois pour toutes avec ces niaiseries de rhétoricien. Je prie tous ceux qui ont éprouvé le besoin de créer à leur propre image une certaine esthétique, et de déduire les causes des résultats, de comparer attentivement les produits de ces deux artistes.
M.Victor Hugo, dont je ne veux certainement pas diminuer la noblesse et la majesté, est un ouvrier beaucoup plus adroit qu'inventif, un travailleur bien plus correct que créateur. Delacroix est quelquefois maladroit, mais essentiellement créateur. M.Victor Hugo laisse voir, dans tous ses tableaux, lyriques et dramatiques, un système d'alignement et de contrastes uniformes. L'excentricité elle-même prend chez lui des formes symétriques. Il possède à fond et emploie froidement tous les tons de la rime, toutes les ressources de l'antithèse, toutes les tricheries de l'apposition. C'est un compositeur de décadence ou de transition, qui se sert de ses outils avec une dextérité véritablement admirable et curieuse. M.Hugo était naturellement académicien avant que de naître, et si nous étions encore au temps des merveilles fabuleuses, je croirais volontiers que les lions verts de l'Institut, quand il passait devant le sanctuaire courroucé, lui ont souvent murmuré d'une voix prophétique : " Tu seras de l'Académie!"
Pour Delacroix, la justice est plus tardive. Ses oeuvres, au contraire, sont des poèmes, et de grands poèmes naïvement conçus, exécutés avec l'insolence accoutumée du génie.- Dans ceux du premier, il n'y a rien à deviner ; car il prend tant de plaisir à montrer son adresse, qu'il n'omet pas un brin d'herbe, ni un reflet de réverbère.- Le second ouvre dans les siens de profondes avenues à l'imagination la plus voyageuse.- Le premier jouit d'une certaine tranquillité, disons mieux, d'un certain égoïsme de spectateur, qui fait placer sur toute sa poésie je ne sais quelle froideur et quelle modération.- que la passion tenace et bilieuse du second, aux prises avec les patiences du métier, ne lui permet pas toujoursde garder.- L'un commence par le détail, l'autre par l'intelligence intime du sujet ; d'où il arrive que celui-ci n'en prend que la peau, et que l'autre en arrache les entrailles. Trop matériel, trop attentif aux superficies de la nature, M.Victor Hugo est devenu un peintre en poésie ; Delacroix, toujours respectueux de son idéal, est souvent, à son insu, un poète en peinture."
Curiosités Esthétiques - Salon de 1846
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Sur "Le Tasse en prison" d'Eugène Delacroix, Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Les Épaves XVI (1866)
Publié le 12 Avril 2011
Eugène Delacroix:Torquato Tasso dans l'asile de fous, 1839.
Sur "Le Tasse en prison", d'Eugène Delacroix
Le poëte au cachot, débraillé, maladif,
Roulant un manuscrit sous son pied convulsif,
Mesure d’un regard que la terreur enflamme
L’escalier de vertige où s’abîme son âme.
Le poëte au cachot, débraillé, maladif,
Roulant un manuscrit sous son pied convulsif,
Mesure d’un regard que la terreur enflamme
L’escalier de vertige où s’abîme son âme.
Les rires enivrants dont s’emplit la prison
Vers l’étrange et l’absurde invitent sa raison;
Le Doute l’environne et la Peur ridicule
Hideuse et multiforme, autour de lui circule.
Ce génie enfermé dans un taudis malsain,
Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l’essaim
Tourbillonne, ameuté derrière son oreille,
Ce rêveur que l’horreur de son logis réveille,
Voilà bien ton emblème, Âme aux songes obscurs,
Que le Réel étouffe entre ses quatre murs!
Charles Baudelaire Les Épaves, XVI, (1866)
Épave:Débris de navire, de cargaison, objet quelconque abandonné à la mer, coulé au fond, flottant ou rejeté sur le rivage (souvent à la suite d'un naufrage).
Débraillé:Qui montre du laisser-aller, de la négligence, Aspect désordonné ou négligé de quelqu'un ou de quelque chose
I. Le personnage du poète
Les premiers vers offrent une description physique. Les adjectifs « débraillé », « maladif » rimant avec « convulsif » donnent à voir l’état du poète, tandis qu’il est question de son « pied », son « oreille » et son « regard » et du « manuscrit » qui renvoie à la toile mais aussi à la fonction du personnage. Toutefois très vite, dès le vers 3, la description glisse vers l’intériorité du poète, son « âme », dernière rime du premier quatrain, sa « raison » au second quatrain. Le terme de « rêveur » est moins une reprise qu’un élément de description psychologique.
Cette description physique et psychologique s’accompagne également d’une description de l’environnement.
b. Son environnement
On note tout d’abord les reprises nominales qui caractérisent la « prison » du titre du sonnet. Elles sont toutes placées en début de strophe : « cachot » au vers 1, « prison » v.4, « taudis malsain » v.9, et « logis » v.12. L’environnement du poète acquiert de ce fait une importance égale au poète lui-même, ce que le titre annonçait. De plus la présence des démonstratifs réfère autant à la toile (déictiques-deiktikos= action de montrer) qu’au poème (anaphoriques). L’environnement est bien ici donné à voir par des moyens verbaux au même titre que le poète. Cependant le même glissement de la surface à la profondeur s’opère. L’environnement est caractérisé par des notations plus abstraites : le « Doute », la « Peur » sujets des verbes « environne » et « circule », les personnages du tableau ne sont plus que des métonymies « cris », « grimaces » et se dématérialisent en « spectres ». Progressivement l’environnement du poète est déshumanisé et se transforme en menace.
Le sonnet glisse de la surface de la toile à son interprétation, du « montrer » au « démontrer ». La poésie passe ainsi de la description à l’interprétation.
II. Le sonnet comme interprétation du tableau.
Baudelaire s’attache à éclairer le tableau de Delacroix de l’intérieur, par les sentiments qui lui semblent habiter le personnage ainsi que par la nature exacte de sa prison.
a. Les sentiments
L’adjectif « maladif » est tout d’abord distinct de « malade ». Il indique un processus en cours davantage qu’un état. Surtout le v.3 donne la clé de lecture du tableau. Le terme de « terreur » est relayé par « Peur » qui, trop faible, est suivi des adjectifs « hideuse » et « multiforme ». La folie évoquée dans le titre du tableau a disparu au profit de l’angoisse. D’où vient cette angoisse ? Le vers 4 en donne métaphoriquement la cause. « L’escalier de vertige où s’abîme son âme ». Il s’agit d’une métaphore in absentia dans une phrase qui mêle justement la raison et la démence. Le verbe « mesure » renvoie à l’examen lucide, à la raison, « vertige » et « abîme » renvoient à la folie, tandis que « l’escalier » crée le lien de l’une à l’autre. Tout se passe comme si le poète, conscience rationnelle se trouvait exposé au spectacle de sa folie possible et que le sentiment qu’il en éprouvait était, non la folie elle-même mais l’angoisse, la peur de la folie, qui lui est en partie extérieure.
b. La prison : matérialité et immatérialité de l’enfermement.
Si, comme nous l’avons déjà vu la prison est bien matérielle, elle est aussi immatérielle. Les allégories veulent justement montrer la puissance des forces abstraites, invisibles, qui entourent le poète. Ainsi se comprennent le D, le P et le R. Ainsi se comprennent également les verbes « invitent », « circule » et « tourbillonne ». Ce qui est impalpable le devient par la majuscule. Et ce qui est comme aérien, « rires », « essaim » , « étouffe » au final le poète avec la puissance de « quatre murs ».
Il s’agit alors moins de la démence du Tasse que de la peur qu’une telle démence lui inspire lorsque confronté au réel il en voit ce qui est invisible aux autres. Dès lors Baudelaire offre ici une vision du créateur de génie- Le Tasse, Delacroix, Baudelaire- et de son déchirement au milieu du monde. Il métamorphose le tableau, le recrée pour livre un emblème, une figure du Poète.
III. Le sonnet comme emblème de la dualité du créateur.
a. Le Tasse comme emblème
Le sonnet de Baudelaire s’écarte de la tradition par ses rimes plates. Il semble un cas unique en ce sens et ce choix a peut-être une signification. Mais il reste fidèle au sonnet en ce que le dernier tercet est bien une pointe, le dernier vers une chute. L’énonciation change dans les vers 13 et 14. Le possessif « ton » crée une « Âme » interlocutrice dont Le Tasse décrit par Baudelaire est l’emblème tandis que le présentatif « Voilà » qui joue (déictique) sur le verbal et le visuel apporte une conclusion à l’étude du tableau annoncée par la préposition « Sur » du titre. C’est bien la dimension allégorique du tableau qui intéresse ce sonnet. Peut-être également que les « quatre murs », qui sont les derniers mots, invitent à sortir du cadre, à aller tant vers le lecteur que le spectateur du tableau. Nous aurions alors une vision de l’homme, « Âme aux songes obscurs », et non plus seulement du poète.
b. La dualité de l’homme.
Cet homme est cher à Baudelaire. Il s’agit de l’homme déchiré, dédoublé, de l’homo duplex. (titre également d’un poème de Hugo dans La Légende des Siècles). Le choix de l’alexandrin est bien adapté à cette dualité par la césure à l’hémistiche qui souvent sépare deux entités opposées : « mesure » / « terreur » ; « génie » / « taudis » ; « rêveur » / « réveille ». Le sonnet lui-même en opposant les quatrains aux tercets oppose en quelque sorte la surface, l’apparence à la profondeur. Enfin c’est peut-être aussi dans le très habile vers 4 que se concentre la dualité, l’âme est contenue intégralement dans l’abîme comme si l’homme recelait en lui-même la source ultime de sa déchéance. Seul le poète est capable de voir cette réalité qui l’emplit d’effroi.
Au final Baudelaire offre au lecteur non une peinture parlante, pas même un discours sur la peinture mais une réelle recréation du tableau de Delacroix, une vision à part entière. Le Tasse de Delacroix, vision déjà du peintre, est recréé par le poète comme un emblème, un archétype du créateur divisé, déchiré entre son monde et le monde.(1)Cette image rejoint alors d’autres poésies comme « L’Albatros » et contribue au mythe baudelairien du génie persécuté.
Delacroix-Baudelaire : le jeune homme et le tigre
AMITIÉS ET INSPIRATIONS 1/4 - Nul génie ne comprit mieux un autre génie. Eugène Delacroix mit pourtant quelque temps à estimer Charles Baudelaire à sa juste valeur.
Par Isabelle Schmitz
Dimanche 4 avril 1847. Que voulait-il, ce jeune importun, passé à l'improviste pour lui gâcher sa journée de travail? Allait-il encore rester des heures, à deviser sur l'art, la nature, les images, à scruter l'atelier pour découvrir on ne sait quelle alchimie? Demanderait-il une nouvelle recommandation auprès du directeur de la Revue des deux mondes, pour y vendre sa prose? Pas dénuée de talent, certes. Mais ces gens de lettres se mettent en scène eux-mêmes, quand ils croient servir l'art des autres. Non qu'il fût désagréable. Ils s'étaient croisés plusieurs fois chez le peintre Boissard, qui organisait les séances bohèmes du «Club des hachichins», auquel le maître se gardait bien de participer, et des concerts de violon, qu'il goûtait davantage. Le jeune littérateur avait couvert le maître de ses compliments. Au Salon de 1845, et à celui de 1846, il avait été même l'un des plus dithyrambiques. «M. Delacroix est décidément le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes», «un grand génie malade de génie». «Otez Delacroix, la grande chaîne de l'histoire est rompue et s'écroule à terre».
Mais Delacroix a quarante-neuf ans, Baudelaire vingt-six. Souffrant d'un mal de poitrine qui ronge peu à peu cette énergie de peindre qu'il voudrait infinie, le peintre n'a que faire des jeunes admirateurs dont la naïveté l'agace, ou la vigueur le rend mélancolique. Charles Baudelaire le fatigue avec ses mots ciselés, ses yeux étranges, cette soif d'entendre les principes esthétiques dont la résonance l'anime. Le voilà qui, en ce matin d'avril, demande à Delacroix de lui prêter cent cinquante francs. C'est entendu, pourvu qu'il parte. «Journée nulle, et le même malaise», note-t-il dans son Journal.
Baudelaire a tout vu. La courtoisie retenue de son mentor, cette imperceptible impatience qui fait frémir, tel un fauve, sous la peau, les muscles de ce visage, ramassés sur une idée ou un songe qu'il voudrait dessiner sur-le-champ. «Delacroix était (…) un homme de conversation. Mais le plaisant est qu'il avait peur de la conversation comme d'une débauche», confiera-t-il plus tard. Qu'importe. Malgré cette réserve qui a si souvent isolé de ses camarades de collège cet enfant solitaire, malgré son habit noir d'une sobriété parfaite, ce soin extrême qu'il apporte à son comportement pour être «sublime sans interruption», comme le dandy qu'il rêve d'être, Baudelaire a l'admiration démonstrative. Avant même d'être bachelier, en 1840, il osait écrire au grand Victor Hugo: «il me semble (peut-être est-ce bien de l'orgueil) que je comprends tous vos ouvrages. Je vous aime comme j'aime vos livres». Il n'avait pas craint non plus d'accoster l'inénarrable père de La Comédie humaine, qu'un heureux hasard avait placé sur un même quai de la rive gauche, et de lui emboîter le pas en riant, dans le soir venteux. Les réticences de Delacroix ne viendront pas à bout de son enthousiasme. À dix-sept ans, en sortie de classe à Versailles, alors qu'il parcourait la galerie des Batailles emplie d'une peinture d'histoire qui l'avait fait bâiller, il était tombé en arrêt devant La Bataille de Taillebourg. Baudelaire récidive donc et se présente, le 3 mai 1847, à l'atelier de la rue Notre-Dame-de-Lorette. Le peintre l'accueille en lui disant qu'ils ne discuteront pas ou très peu, puis il le gratifie d'une conversation de plusieurs heures, dont le jeune homme sort transfiguré. Les astres sont alignés: du moins le pense-t-il. «J'ai tort de dire si librement mon avis avec des gens qui ne sont pas mes amis», déplore Delacroix le même soir dans son Journal.
Le tigre atrabilaire se plaignait jadis, dans ce même Journal, à propos de ses rares amis: «je suis contraint d'être un homme différent avec chacun d'eux, ou plutôt de montrer à chacun la face qu'il comprend. C'est une des plus grandes misères que de ne pouvoir jamais être connu et senti tout entier par un même homme».
Si lors de ces heures de conversation, le peintre et le poète avaient consenti à se départir de leur masque de dandy, il n'est pas impossible que Delacroix eût trouvé en Baudelaire cet homme-là, capable de le comprendre «tout entier». Car au-delà de l'élégance étudiée qui sert de tuteur moral à sa déchéance et d'armure à son cœur d'écorché vif, le jeune homme vibre d'une musique intérieure qui n'est pas moins riche que celle de son mentor. Sa lecture de l'œuvre de Delacroix le prouve. Ils ont, certes, leurs différences - Delacroix aime Chopin, Baudelaire Wagner, ce qui n'est pas anodin. Tous deux sont des enfants du siècle, mais, explique René Huyghe, ils appartiennent à des générations différentes, «comme les versants d'un toit aux pentes opposées unies cependant par un faîte commun. (…) alors que Delacroix, frère de deux héros de l'Empire, porte encore en lui le rêve enivrant dispensé par l'épopée et se borne à le transporter de la réalité de l'action dans le mythe de la création, Baudelaire accuse une étape de plus: celle où l'élan est retombé, celle où l'exaltation épuisée tourne à la lassitude, au désespoir, au blasphème, thèmes familiers de sa poésie.»
Au Salon de 1845, Baudelaire avait loué le dessin de Delacroix qui « rend bien, rend parfaitement le mouvement, la physionomie, le caractère insaisissable et tremblant de la nature »Isabelle Schmitz
Le jeune écrivain, dont la critique d'art du Salon de 1845 avait été la première publication, écrite comme s'il peignait, voit et ressent des correspondances entre les formes, les couleurs, conceptualise à coups d'images. Il a vingt-quatre ans mais une maturité de jugement qui n'a d'égale que sa sensibilité à fleur de peau. Au Salon de 1845, il avait loué le dessin de Delacroix qui «rend bien, rend parfaitement le mouvement, la physionomie, le caractère insaisissable et tremblant de la nature». Pour celui de 1846, il s'était lancé dans un cours d'esthétique construit comme un opéra, où ses considérations théoriques (sur la critique, le romantisme, les couleurs, le portrait) étaient le prélude à des virtuosités de soliste sur tel ou tel artiste. Sa prose s'envole, comme les gammes majeures qui, lorsqu'il parle d'art, émanent de lui, à rebours des accords très mineurs de sa déroute personnelle: «Cette grande symphonie du jour, qui est l'éternelle variation de la symphonie d'hier, cette succession de mélodies, où la variété sort toujours de l'infini, cet hymne compliqué s'appelle la couleur.» Tout naturellement, la couleur l'avait mené à Delacroix, et tout aussi naturellement, la couleur de Delacroix l'avait conduit à ce «qui fait de lui le vrai peintre du XIXe siècle: (…) cette mélancolie singulière et opiniâtre qui s'exhale de toutes ses œuvres, et qui s'exprime et par le choix des sujets, et par l'expression des figures, et par le geste, et par le style de la couleur. Delacroix affectionne Dante et Shakespeare, deux autres grands peintres de la douleur humaine.»
Nous y voilà. Au cœur de cette «manière de sentir» qui fait de Delacroix un romantique, un enfant de la brume, héritier de Rembrandt, dont la musique picturale remue Baudelaire au plus profond de l'âme. Cette sensibilité propre à Delacroix le rend plus sévère à l'encontre du grand Victor Hugo, qu'il avait adulé. Il s'insurge contre la comparaison en vogue à l'époque: «on avait le poète romantique, il fallait le peintre», s'agace-t-il dans ce même Salon de 1846. À ses yeux, Hugo est, face à Delacroix, «un ouvrier beaucoup plus adroit qu'inventif (…). L'excentricité elle-même prend chez lui des formes symétriques. (…) L'un commence par le détail, l'autre par l'intelligence intime du sujet ; d'où il arrive que celui-ci n'en prend que la peau, et que l'autre [Delacroix] en arrache les entrailles». Lors de son compte rendu de l'Exposition universelle de 1855, Baudelaire précisera la mise au point sur Hugo, qui avait critiqué la beauté des femmes de Delacroix au point d'appeler certaines des «grenouilles»: «M. Victor Hugo est un grand poète sculptural qui a l'œil fermé à la spiritualité.»
C'est bien en effet ce talent de Delacroix d'élever toute chose à un degré supérieur, au-dessus de la nature, dans laquelle il puise comme en un dictionnaire pour composer les plus subtiles correspondances, qui donnent à sa peinture un écho bien au-delà du visible: «qui n'a connu ces admirables heures, véritables fêtes du cerveau, où les sens plus attentifs perçoivent des sensations plus retentissantes, où le ciel d'un azur plus transparent s'enfonce comme un abîme plus infini, où les sons tintent musicalement, où les couleurs parlent, où les parfums racontent des mondes d'idées? Eh bien, la peinture de Delacroix me paraît la traduction de ces beaux jours de l'esprit.» Baudelaire s'inspire en cela d'Edgar Poe, qu'il révèle au public français en traduisant ses œuvres. Delacroix, qui les découvre, note dans son Journal: «Cette lecture réveille en moi ce sens du mystérieux qui me préoccupait davantage autrefois dans ma peinture, et qui a été, je crois, détourné par mes travaux sur place, sujets allégoriques, etc. Baudelaire dit dans sa préface que je rappelle en peinture ce sentiment d'idéal si singulier et se plaisant dans le terrible. Il a raison: mais l'espèce de décousu et l'incompréhensible qui se mêle [aux] conceptions [de Poe] ne va pas à mon esprit.»
Après le Salon de 1859, il écrit à Baudelaire une lettre qui dut, enfin, combler d'aise le poète : « Comment vous remercier dignement pour cette nouvelle preuve de votre amitié ? »Eugène Delacroix cité par Isabelle Schmitz
Au fil des ans, le littérateur envahissant a donc su gagner l'estime du peintre. Tout sauvage, pudique et exigeant qu'il soit, Delacroix sait reconnaître le talent et compter ses alliés, à un moment où il se voit «houspillé et vilipendé» par la critique. Après le Salon de 1859, il écrit à Baudelaire une lettre qui dut, enfin, combler d'aise le poète: «Comment vous remercier dignement pour cette nouvelle preuve de votre amitié? (…) Vous me traitez comme on ne traite que les grands morts ; vous me faites rougir tout en me plaisant beaucoup.» Il faut dire qu'une fois de plus, le chantre de son talent avait mis tous les dièses à la clé en exaltant cette qualité que Delacroix disait première, pour un artiste: «L'imagination de Delacroix! (…) le ciel lui appartient, comme l'enfer, comme la guerre, comme l'Olympe, comme la volupté. Voilà bien le type du peintre-poète! (…) Il verse tour à tour sur ses toiles inspirées le sang, la lumière et les ténèbres.»
Deux ans plus tôt, en 1857, Charles Baudelaire avait publié son recueil de poèmes. Il est troublant de lire Les Fleurs du mal après ses critiques d'art. Comment ne pas penser, en entendant «A une passante» («Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, / Une femme passa (…) / Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan, / La douceur qui fascine et le plaisir qui tue»), à ce qu'écrivait Baudelaire lors de l'Exposition universelle de 1855 sur certaines femmes de Delacroix: «On dirait qu'elles portent dans les yeux un secret douloureux, impossible à enfouir dans les profondeurs de la dissimulation. Leur pâleur est comme une révélation des batailles intérieures.»? Ou encore, en regardant la silhouette songeuse et presque absente de Sardanapale face au chaos qu'il provoque et auquel il assiste, comment ne pas songer aux vers terribles de Baudelaire sur «Le goût du néant»: «Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur, / L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute ; / Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte! / Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur! / Le Printemps adorable a perdu son odeur! / Et le Temps m'engloutit minute par minute»?
Dans le magnifique éloge posthume qu'il publia en 1869, six ans après la mort du peintre, Baudelaire comparera Delacroix à un «cratère de volcan artistement caché par des bouquets de fleurs». Ses fleurs à lui, poétiques et vénéneuses, avaient, sans conteste, poussé sur les pans de cette montagne.
Delacroix - La fureur de peindre
Il fut le peintre de l'invisible et de la poésie, l'enfant du siècle par excellence. À l'occasion de la magnifique rétrospective organisée au musée du Louvre, Le Figaro Hors-Série se penche sur la figure emblématique du chef de file du romantisme. Analyse de son esthétique, de la peinture d'histoire à ses paysages, ses portraits et ses sujets religieux, récit d'une vie marquée par ses amitiés fécondes avec Chopin ou George Sand, son admiration pour Rubens et Shakespeare. Lui qui voulait que chaque tableau soit une «fête pour l'œil» offrit à nos yeux le fruit de sa jubilation.
Le Figaro Hors-Série dédie sa couverture à Eugène Delacroix à l'occasion de l'exposition en son honneur se tenant au musée du Louvre.
https://www.lefigaro.fr/arts-expositions/2018/04/22/03015-20180422ARTFIG00011-delacroix-baudelaire-le-jeune-homme-et-le-tigre.php
https://www.lefigaro.fr/arts-expositions/2018/04/22/03015-20180422ARTFIG00011-delacroix-baudelaire-le-jeune-homme-et-le-tigre.php
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Baudelaire & EugèneDelacroix (1798-1863) :
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CRITIQUEBaudelaire, Delacroix et les autres...
Il faut (re)découvrir ce petit musée du quartier, qu'on appelait « La Nouvelle Athènes », pour se replonger dans l'ambiance artistique de l'époque en une centaine d'oeuvres. Charles Baudelaire fréquente alors le meilleur et le pire de la modernité - et ne fait pas toujours preuve de clairvoyance.
L'exposition permet un remarquable voyage temporel dans une France alors au centre de la création mondiale, animée par des salons, des mondanités, une effervescence politique et économique. Depuis Delacroix, le héros romantique qu'il célèbre en 1846, à Manet, dont il ne mesurera pas le génie en 1865... Entre-temps, Baudelaire aura publié son « monument » de poésie, « Les Fleurs du mal », en 1857, aura assisté à la révolution française de 1848 et au coup d'Etat de 1851.
Le poète critique d'art établit des critères stricts en matière de peinture : « La bonne manière de savoir si un tableau est mélodieux est de le regarder d'assez loin pour n'en comprendre ni le sujet ni les lignes. S'il est mélodieux, il a déjà un sens, et il a déjà pris sa place dans le répertoire des souvenirs. »
Il place au-dessus de tous Eugène Delacroix, « le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes ». D'Ingres, il ne retient que ses fantasmes : « Monsieur Ingres n'est jamais si heureux ni si puissant que lorsque son génie se trouve aux prises avec les appas d'une jeune beauté. » Il définit parfaitement l'art de Goya qui « crée le monstrueux vraisemblable [...], ces grimaces diaboliques sont pénétrées d'humanité ».
Rejet du progrès
Mais Baudelaire n'aime pas la turbulence de l'époque moderne, l'urbanisation, l'industrialisation, le progrès. Le spleen, qu'il décrit si bien dans « Les Fleurs du mal », est la résultante de ce que contient la peinture de ses contemporains. Il comprend mal les géants que sont Gustave Courbet et surtout Edouard Manet, « le premier dans la décrépitude de son art ». Le poète note, en 1846, « la grande tradition s'est perdue. La nouvelle n'est pas faite ». Mais c'est plutôt son oeil qui n'est pas fait pour la grande révolution picturale en cours. Il n'empêche, ses commentaires péremptoires placés près des tableaux éclairent un pan important de l'histoire de l'art.
Judith Benhamou-Huet
https://www.lesechos.fr/2017/01/baudelaire-delacroix-et-les-autres-1113981
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Les écrits sur l'art et le journal de Delacroix; la critique d'art de Baudelaire –
Celina Maria Moreira De Mello
Les écrits sur l’art et le journal de Delacroix ainsi que la critique d’art de Baudelaire font l’objet d’une réflexion comparatiste, qui révele une tension de deux champs discursifs paralleles, le champ du littéraire et le champ du pictural. Le découpage proposé met en relief des rapports de légitimation réciproque tout comme un certain flottement dans la réception de cet ensemble de textes. Une dissymétrie apparaît alors, qui fait de Baudelaire un critique d’art reconnu, mais enferme Delacroix dans le rôle discursif d’un peintre qui écrit. Une question sera posée en conséquence: quelles sont les instances qui légitiment l’artiste romantique?
Texte:
Les écrits sur l’art et le journal de Delacroix; la critique d’art de Baudelaire
Celina Maria Moreira De Mello
1. Les écrits sur l’art et le journal de Delacroix ainsi que la critique d’art de Baudelaire font l’objet d’un travail d’analyse comparée, qui révèle une tension de deux champs discursifs parallèles, le champ du littéraire et le champ du pictural, au XIXe siècle. La Littérature et la Peinture s’inscrivent à leur tour dans un champ plus élargi, aux frontières instituées par l’Esthétique, qui est celui de l’art; vaste champ qui se définit par des activités très différentes aux techniques et aux matériaux divers, tout comme par des valeurs en mutation, aux lendemains de la Révolution Française, de l’Empire Napoléonien et de la Restauration. La présente communication propose une réflexion comparatiste portant sur la construction du personnage social de l’artiste romantique, les valeurs en jeu dans les rapports entre le champ de la peinture et celui de la littérature dans la société française romantique et les instances de légitimation des nouveaux modèles esthétiques littéraires et picturaux du temps de Delacroix et de Baudelaire.
Il s’agit là d’un des thèmes qui se rattache à un Projet de Recherche intégrant une équipe de professeurs de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro et de l’Université Fédérale de Minas Gerais, financé par le Centre National de Recherche du Brésil et qui a pour titre Texte & Image.
La Révolution française avait connu une expansion de l’usage du mot artiste. Celui-ci a alors comme référent une catégorie qui comprend trois sous-ensembles d’activités: premièrement celui des artisans, ensuite celui des interprètes, acteurs ou musiciens et finalement celui des peintres, sculpteurs et compositeurs qui jouissent du pouvoir symbolique que leur donne un savoir et un savoir-faire rattaché au domaine de l’esthétique.
Ce qui n’a pas manqué de provoquer des réactions indignées:
“Les histrions, les plus vils bateleurs, les artisans les plus obscurs, les décrotteurs même, prennent depuis quelque temps à Paris, le titre d’Artistes : on ne peut assurément pousser plus loin l’impudeur et la dérision” D’Hotel.
Dictionnaire du bon langage (1808) REY, Alain. Le nom d’artiste. ROMANTISME. REVUE DU XIXe SIÈCLE L’artiste, l’écrivain, le poète. No. 55, 1987: 5-22. p. 8
2. L’extension de l’usage du mot artiste est le signe d’ une aspiration générale à un statut social supérieur qui vient doubler le prestige social de l’artiste, personnage compris dans un réseau signifiant connoté positivement. Celui-ci renvoie au pouvoir de la création (du grec poïein) associé à un savoir qui se traduit par l’ordre du faire. Artisteest alors une catégorie qui comprendra le peintre, le sculpteur, le musicien, l’écrivain et le poète. Et dans ce contexte historique, artiste s’opposera à bourgeois. ( Rey, 1987: 12).
Le personnage de l’artiste romantique, tel que nous en avons hérité du XIXe siècle, est construit en France, sur des modèles parisiens, dans la période comprise entre le retour des Bourbon et les débuts de la IIIe République, grâce à des stratégies discursives de légitimation et à la mise en place d’un éthos particulier (Maingueneau, 1996; s.v. éthos). Pour être reconnu en tant qu’ artiste romantique, il est souhaitable, entre autres, d’exercer une activité de journaliste1 et de critique littéraire, d’appartenir à un groupe dont l’occupation la plus importante est celle de lire et d’écrire des poèmes, de bénéficier de l’appui d’un écrivain reconnu. Il faudra en outre adopter un mode de vie qui sera appelé d’abord “vie d’artiste”, pour devenir quelques années plus tard la “vie de bohème”.
La “vie d’artiste” se traduit par une certaine apparence, un “style débraillé et peu conventionnel” ( Martin-Fugier, 1998: 17), la fréquentation de certains lieux et un emploi du temps très particulier. C’est ainsi que “les lieux , c’étaient des ateliers, les chambres minables et les mansardes haut perchées, de préférence au Quartier latin” ( ibid). Les jeunes artistes désargentés font des vers, sont compositeurs, peintres ou sculpteurs. L’amitié, les flâneries et leurs interminables discussions dans les cafés du Quartier latin vont s’opposer aux activités bourgeoises, dites utiles. Le peintre et le poète romantiques partagent alors le même éthos.
Ainsi donc, quoique Delacroix et Baudelaire n’appartiennent pas tout à fait à la même génération, l’un étant né en 1798 et l’autre en 1821, nous leur retrouvons un air de famille qui permet de les réunir dans cette vaste tribu qu’est la catégorie de l’artiste romantique. Même s’il faut tenir compte du décalage de vingt ans qui les sépare, Les Fleurs du mal (1857) sont contemporaines des oeuvres de maturité du peintre, telles les trente-six toiles exhibées à l’occasion de l’ Exposition Universelle de 1855. Il est possible d’établir un parallèle, en ce qui concerne la légitimation de leur personnage social.
En outre, ce travail de réflexion permet de mettre en relief des stratégies de légitimation institutionelle, aussi bien du champ littéraire que du champ pictural, qui opèrent au moyen de ces textes, que pour faire vite nous appellerons “secondaires”. En fait, le Journal du peintre tout comme les Salons et les textes de critique d’art du poète se répondent en chiasme, puisque d’une part, ni le Journal de Delacroix, ni la critique d’art de Baudelaire ne sont considérés comme l’oeuvre majeure qui fait de l’un, un peintre (tableaux, fresques, gravures, croquis, dessins ) et de l’autre, un poète (Les Fleurs du mal), et que, par ailleurs, leur réception est inséparable de cette même oeuvre picturale ou poétique, qu’ils viennent, c’est le cas de le dire, seconder.
3. L’oeuvre écrite d’Eugène Delacroix (1798-1863) comprend d’abord un Journal, qu’il a tenu pendant de longues années, de 1822 à 1824 (Journal de jeunesse) et de 1847 à 1863 (Journal de l’âge mûr et de la vieillesse). Or en 1822, Delacroix est dèjà célèbre. Le peintre, âgé de vingt-quatre ans avait envoyé au Salon le tableau Dante et Virgile aux Enfers, qui attira l’attention du public et des critiques et fut acquis par le comte Forbin, directeur des Musées sous la Restauration, pour être exposé en permanence au musée du Jardin de Luxembourg, destiné par le comte ” à recevoir les meilleurs tableaux des peintres français modernes” (apud Chaudonneret, 1999: 31). Philippe Julian, dans sa biographie de Delacroix commente: “Ce tableau a exprimé le malheur qu’attendait la première génération romantique” ( Julian, 1963: 41). Delacroix est donc déjà associé – malgré lui, il faut bien le dire – à un éthos d’artiste romantique.
Dans son Journal de jeunesse, Delacroix note, sur des feuilles de papier cousues en petits cahiers de 20 X 14, presqu’au jour le jour, des idées qui pourront lui servir de sujets de tableaux, l’emploi de ses journées, tout comme ses progrès et ses rechutes dans une sorte de projet de réforme morale. Ce premier ensemble de cahiers commence le mardi 3 septembre 1822 et s’interrompt le 5 octobre 1824, un mardi également.
Le deuxième ensemble est écrit sur une série d’agendas de 40 X 13 cartonnés et correspond, d’après Hubert Damisch, à un tout autre projet: ” Cette fois il ne s’agira plus de réforme morale, ni de lutter contre la dissipation et les distractions vulgaires, de ne plus varier. Delacroix n’en est plus là: il a si bien pris son parti de lui-même qu’il ne songe plus qu’à jouir de soi avant tout.” (Damisch, in Delacroix, 1996: XIX).
Dans la période où Delacroix interrompt l’écriture de son Journal, il publie de nombreux articles et essais portant sur des sujets qui se rattachent à son activité de peintre. On y trouve une réflexion théorique sur les Beaux-Arts et le Beau, les théories classiques de l’imitation, et aussi de longs développements sur l’originalité. Ce textes ont été rassemblés et publiés en 1865 par Piron, son héritier universel et testataire, réédités en 1923 par Elie Faure ( ed. Crès) et réédités en 1988 ( ed. Séguier), sous le titre deEcrits sur l’Art.
Dans ces Ecrits sur l’Art, on trouve également des études biographiques et critiques sur Raphaël, Michel-Ange ou Le Poussin, entre autres. A la fin du volume, avec les Notes, se situe la fameuse lettre, dite “Lettre sur les concours”, adressée en 1831 au Directeur de L’Artiste, Eugène Houssaye, et qui est également publiée dans un complément auxEcrits sur l’art, Pensées sur les Arts et les Lettres, éditées par Séguier en 1998.
Aussi bien dans le Journal que dans ses articles sur l’art, Delacroix se penche volontiers sur les diverses possibilités qu’offre à l’artiste la différence entre les arts. Il y développe une réflexion critique sur les procédés poétiques qui rapprochent et ceux qui séparent la littérature et la peinture, dans la tradition humaniste du parallèle des arts. Il s’agit là d’un véritable genre littéraire, qui oppose d’une part la peinture et la poésie – la doctrine de l’Ut pictura poesis – et d’autre part la peinture et la sculpture – le célèbre problème du paragone (Lichtenstein, 1997).
Je ne m’attarderai pas outre mesure sur les Salons et les critiques d’art de Baudelaire (1821-1867), qui sont largement connus et appréciées. Le Salons de 1845, Le Salon de 1846, L’Exposition Universelle 1855 et L’oeuvre et la vie d’Eugène Delacroix, entre autres, l’associent, pour la postérité, à la légende de Delacroix. Une certaine tradition considère même que Baudelaire aurait été le premier à proclamer que le peintre inaugure la modernité en art. Karine Marie, dans sa présentation à l’anthologie des textes de critiques d’art écrites par Théophile Gautier et Baudelaire sur Delacroix, rappelle cependant que ce fut Gautier qui, en vérité, dix ans avant Baudelaire, pour louer le peintre, s’était servi de l’expression, le “premier des modernes“2.
4. En ce qui concerne ces deux ensembles de textes, cependant, l’on observe une sorte de flottement de la réception, plus gênée ou pour le moins plus troublée, si l’on peut dire, par une activité d’écrivain chez Delacroix que par celle de critique chez Baudelaire. Aussi bien le Journal de Delacroix que les textes de critique d’art de Baudelaire appartiennent à des genres littéraires nouveaux, dans la perspective d’une poétique classique, aristotélicienne. Quoique l’oeuvre écrite de Delacroix, publiée de son vivant s’inscrive dans un genre inauguré par Xenocrate de Sicyone, au IIIe siècle et que leDictionnaire universel des littératures appelle d’un nom très vague: “textes de peintres”3. Et que, par ailleurs, cela va sans dire, les Salons de Baudelaire doivent énormément aux Salons de Diderot. Seul le Journal appartient à un genre assez récent à l’époque, naissant pratiquement avec le Romantisme.
Il y a une sorte d’unanimité de la réception à considérer que dans les deux cas, ces textes présentent une importance secondaire face à l’oeuvre principale des deux artistes. Pour André Joubin, par exemple, qui signe la préface de l’édition du Journal de 1931, les vingt-trois ans d’interruption qui séparent le Journal de jeunesse du Journal de maturité de Delacroix correspondent à une époque où Delacroix “n’a pas rédigé deJournal parce qu’il n’en a pas eu le temps, parce que pendant cette période, qui est celle de sa grande production, il a fait exclusivement son métier de peintre” (Joubin in Delacroix, 1996: 3); ce qui comme nous l’avons vu ne correspond pas tout à fait à la réalité.
Quant à Baudelaire, il faut bien dire que le critique d’art est connu avant le poète et lorsqu’il fait de Delacroix le thème privilégié de ses textes sur l’art, celui-ci est déjà depuis de longues années un peintre célèbre, dans la pleine possession de ses moyens. Et aussi que dans la Préface aux Oeuvres complètes de Baudelaire, publiées par Le Seuil ( 1968), Marcel A. Ruff fait remarquer que les poèmes de Baudelaire “ne représentent pas le dixième de ce qu’il a écrit” et que “ce sont bien elles [ les poésies] qui constituent le centre rayonnant et la raison d’ être de son oeuvre.”4
A propos de ces textes, cependant, un rappel de leur situation de communication s’impose. Or, jusqu’en 1830, la notion de “littérature” semble se confondre avec toute production imprimée. Et savoir “bien écrire” est l’un des traits qui distinguent les gens ayant reçu une certaine éducation. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre une certaine réception des textes de critique d’art de Delacroix et même de son Journal, attribués à un savoir-faire scriptural de classe. Delacroix lui-même d’ailleurs souscrit à cette conception “classique” de l’écriture quand il souligne les difficultés du métier de peintre face à une certaine “facilité” du métier d’écrivain. Le 23 mars 1854, il note dans son Journal: “La littérature. – Elle est l’art de tout le monde: on l’apprend sans s’en douter.”
En fait, c’est l’ écrivain romantique qui, tout en se battant pour une nouvelle esthétique et une remise en question des paradigmes classiques, a la prétention d’établir un nouveau canon, tout comme de “guider” le public dans ses goûts d’amateur. Une nouvelle poétique mettra en place une nouvelle hiérarchie des genres, où la poésie lyrique et intimiste l’emporte, suivie de près par le drame romantique et bientôt par le roman.
Dans ce nouveau contexte, l’activité critique de l’écrivain est nécessaire, non seulement pour que les écrivains puissent “expliquer” à un lecteur cultivé, c’est-à-dire formé dans la tradition classique ce nouveau paradigme esthétique, mais aussi parce que le public lecteur est de plus en plus nombreux. C’est ainsi que la critique littéraire, d’après les poètes qui fondent La Muse Française, en 1823, devra “saisir et […] déterminer les nouveaux rapports d’une littérature qui se modifie avec le type éternel du beau.” C’est ce même élargissement du public qui fera d’ailleurs très vite du roman un vrai “genre de masse”.
Dans ce nouveau contexte, l’activité critique de l’écrivain est nécessaire, non seulement pour que les écrivains puissent “expliquer” à un lecteur cultivé, c’est-à-dire formé dans la tradition classique ce nouveau paradigme esthétique, mais aussi parce que le public lecteur est de plus en plus nombreux. C’est ainsi que la critique littéraire, d’après les poètes qui fondent La Muse Française, en 1823, devra “saisir et […] déterminer les nouveaux rapports d’une littérature qui se modifie avec le type éternel du beau.” C’est ce même élargissement du public qui fera d’ailleurs très vite du roman un vrai “genre de masse”.
Sans tenir compte des divers groupes sociaux représentés par les lecteurs des journaux et des revues spécialisées dans la critique d’art, considérant donc – même s’il s’agit là d’une sorte d’abstraction – un lecteur moyen, il est possible d’affirmer que les lecteurs virtuels de Delacroix et de Baudelaire sont les mêmes. Le peintre, néanmoins, écrit en peintre consacré; tandis que le poète publierait ses textes sur l’art, tout au moins ceux qui précèdent la publication des Fleurs du Mal, dans la situation d’un postulant à un personnage de poète. Et il suffit de comparer les revues où paraissent les critiques, Delacroix publiant ses articles dans La revue de Paris et La Revue des Deux-Mondes, Baudelaire débutant dans Le Corsaire-Satan. Ce qui fait que la notoriété de l’un finira par contribuer à la notoritété de l’autre.
La nature des thèmes et le mode dont ceux-ci sont traités ne présentent pas de sensibles différences. Aussi bien pour le peintre que pour le poète, c’est le modèle pictural qui semble être mis en valeur. Nous pouvons alors supposer que la dissymétrie dans la réception de l’oeuvre critique de Delacroix et de Baudelaire s’explique en fonction de trois systèmes de valeur correspondant à des espaces-temps différents et qui présentent chacun un double aspect.
Dans un système de valeurs qui lui vient de la société Ancien Régime, Delacroix considère que :
1. la littérature est une source de thèmes et d’ inspiration pour la peinture; ceci est entièrement conforme à la tradition académique, mais Delacroix ne limite pas ses lectures aux anciens, ou aux classiques français, cherchant son inpiration également auprès de Goethe, Byron et Lamartine;
2. la peinture est un art supérieur à la litterature; la peinture exigeant à son avis des connaissances et des efforts absents de l’activité littéraire, non seulement il ne se voit pas comme “écrivain”, mais considère que l’activité scripturale lui prend du temps et nuit à son oeuvre picturale.
Baudelaire, dans la tradition romantique de la “transposition d’art”, fait de la peinture le grand comparant de la littérature. Mais aussi bien dans la même tradition, manifeste une oscillation ambiguë et proclame la valeur du peintre comme étant celle de “la grande poésie”. Théophile Gautier, dans sa Préface aux Oeuvres complètes de Baudelaire éditées par Michel Lévi, en 1968, en fait acte, dans une analyse qui nous permet de comprendre ce procédé de légitimation de l activité du poète et partant d’auto-légitimation:
Baudelaire, comme la plupart des poètes de ce temps-ci, où les arts, moins séparés qu’ils n’étaient autrefois, voisinent les uns chez les autres et se livrent à de fréquentes transpositions, avait le goût, le sentiment et la connaissance de la peinture. Il a écrit des articles de Salon remarquables et, entre autres, des brochures sur Delacroix, qui analysent avec une pénétration et une subtilité extrêmes, la nature d’artiste du grand peintre romantique.
Ce deuxième système correspond à un espace-temps romantique aux valeurs consolidées, où l’artiste créateur, c’est-à-dire poète au pouvoir créateur, se proclame grand artiste méconnu du public et jouit d’une (mé)connaissance sociale incontestable, moment où le roman et le réalisme, paradoxalement, connaissent un succès toujours croissant auprès du grand public. C’est là qu’il faut situer une réception qui fait de Delacroix un artiste, maniant avec autant d’aisance et de succès le pinceau et la plume (cf. date de publication de la première édition des Ecrits sur l’art de Delacroix).
Le trosième système est celui dans lequel nous nous retrouvons encore, celui de l’autonomie des arts, prônant leur spécificité irréductible à des “transpositions” , voire à des parallèles. Ici, Delacroix est un peintre qui a aussi écrit et Baudelaire est un poète dont les critiques d’art constituent une poétique. Ce système reprend alors en partie, d’une part la distribution des champs pictural et littéraire “classique”, d’autre part la vaste (et haute) catégorie romantique d’artiste. La première réduit Delacroix à son activité picturale. La deuxième élève la critique d’art de Baudelaire à un niveau poétique.
En ce qui concerne le Journal du peintre, la réponse ne serait pas aussi simple.
Conclusion:
Le découpage proposé met en relief des rapports de légitimation réciproque tout comme un certain flottement dans la réception de cet ensemble de textes. Une dissymétrie apparaît alors, qui fait de Baudelaire un critique d’art reconnu, mais enferme Delacroix dans le rôle discursif d’un peintre qui écrit. Une question sera posée en conséquence: quelles sont les instances qui légitiment l’artiste romantique?
BIBLIOGRAPHIE
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DELACROIX, Eugène. Ecrits sur l’Art. Paris, Séguier, 1988.
DELACROIX, Eugène. Journal; 1822-1863. ( 1931-1932-1980) Paris, Plon, 1996.
DELACROIX, Eugène. Pensées sur les arts et les lettres. Paris, Séguier, 1998.
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GAUTIER, Théophile. Baudelaire. /s.l./ Le Castor Astral, 1991.
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MAINGUENEAU, Dominique. Les termes clés de l’analyse du discours. Paris, Bordas, 1996.
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MARTIN-FUGIER, Anne. Les romantiques; figures de l’artiste. 1820-1848. Paris, Hachette, 1998. Sobretudo os capítulos Trois itinéraires: Berlioz, Delacroix, Huho, 1820-1830 p. 47-90; Cénacles p. 91-136; Des romantiques excessifs. Le Petit Cénacle, 1830-1833 p. 137-167.
REY, Alain. Le nom d’artiste. ROMANTISME. REVUE DU XIXe SIÈCLE L’artiste, l’écrivain, le poète. No. 55, 1987: 5-22.
Fantin-Latour, Manet, Baudelaire : L’hommage à Delacroix
Musée National Eugène Delacroix - Paris VIe
Jusqu'au 19 mars 2012
En 1863, choqué par la tiédeur des hommages rendus au peintre à sa mort, Fantin-Latour entreprend une grande toile-manifeste, Hommage à Delacroix, qui représente une nouvelle génération d'artistes novateurs et de critiques comme Baudelaire et Champfleury, Manet, Whistler, Legros, Bracquemond ..., autour de l'austère effigie du maître disparu. L'exposition retrace la conception même de ce tableau, ses variantes, les figures qui en ont été exclues ou élues.http://blog.hotelcarltons.fr/?p=6214
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