(Re)lire Proust à l'heure du coronavirus
Lisa Frémont — 28 mars 2020
Il n'y a jamais eu meilleur moment pour lire les 4.000 pages écrites par le plus extraordinaire des auteurs confinés.
On a du jeune Marcel Proust l'image d'un mondain invétéré, amateur de salons où règnent de belles hôtesses raffinées, oiseau de passage filant pour Cabourg ou Venise dès que s'annonce le printemps. Et pourtant dès la mort de sa mère en 1905 –Marcel n'a alors que 34 ans–, la souffrance profonde du deuil conjuguée à l'asthme qui le handicape depuis l'enfance le poussent à une claustration qui, à partir de 1910, se fait de plus en plus radicale. Drogué au trional et à la caféine, il demeure reclus dans sa chambre du boulevard Haussmann, tapissée de liège pour atténuer les bruits du dehors. Difficile de ne pas voir un autoportrait dans cette description que donne le narrateur de lui-même dans Sodome et Gomorrhe: «Moi, l'étrange humain qui, en attendant que la mort le délivre, vit les volets clos, ne sait rien du monde, reste immobile comme un hibou et comme celui-ci ne voit un peu clair que dans les ténèbres.»
Proust –qui prend souvent froid– a la terreur des courants d'air. Il vit un drap cloué sur la porte pour en limiter le passage, fenêtres soigneusement fermées et volets clos –comme le raconte Jean-Yves Tadié dans son indispensable biographie du romancier (Gallimard, 1996). Il lui arrive bien sûr de se déplacer –en général au Grand Hôtel de Cabourg–, mais c'est pour y mener à peu près la même existence: tout juste s'autorise-t-il une ou deux promenades sur la plage. Lorsqu'éclate la Première Guerre mondiale, il suit le déroulement du conflit depuis sa chambre, lisant sept quotidiens par jour, une carte d'état-major déployée sur le lit pour comprendre les déplacements de la ligne de front. En 1919, un déménagement rue Hamelin, forcé par les circonstances (sa tante vend l'immeuble du boulevard Haussmann), le conduit dans sa dernière demeure –de plus en plus malade et solitaire.
Le plus célèbre des confinés
Or ces longues années d'isolement volontaire correspondent à la période la plus créative de la vie de Proust, celles de l'écriture de À la Recherche du temps perdu. Dans sa vingtaine, Marcel a fréquenté la haute société et noué des amitiés passionnelles qui nourriront la trame romanesque, mais il lui faut, sans aucun doute, le silence, la solitude, une forme d'unité de lieu et de temps, pour écrire son grand œuvre. De la même façon, le confinement imposé par la pandémie actuelle est la meilleure configuration pour la (re)découvrir.
Des documents et lettres de Marcel Proust | Stéphane de Sakutin / AFP
Il y a d'abord le plaisir intense d'un roman où rien ne compte autant que les paysages et leur beauté: idéal pour oublier les murs entre lesquels on est enfermé·e! L'incroyable puissance sensorielle de l'écriture proustienne tire de chaque «nom de pays» égrené au fil des pages une substance poétique, et nous promène dans les jardins d'aubépines de Combray et sur les plages de Balbec avec leurs «murailles de granit rose», des pavés irréguliers de la cour de l'hôtel de Guermantes à la splendeur liquide de la lagune vénitienne. Proust est à ce point maître de son art qu'au sein même de son propre univers fictionnel, il invite son lecteur au voyage dans les livres que lit son narrateur:
«Venait ensuite, à demi projeté devant moi, le paysage où se déroulait l'action et qui exerçait sur ma pensée une bien plus grande influence que l'autre, que celui que j'avais sous les yeux quand je les levais du livre. C'est ainsi que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin de Combray, j'ai eu, à cause du livre que je lisais alors, la nostalgie d'un pays montueux et fluviatile, où je verrais beaucoup de scieries et où, au fond de l'eau claire, des morceaux de bois pourrissaient sous des touffes de cresson; non loin montaient le long des murs bas, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres.»
Le confinement, en donnant l'occasion de lire les sept volumes à la suite, permet aussi de s'y retrouver dans la forêt des personnages proustiens, de ne pas confondre les jeunes filles aimées Gilberte et Albertine, de savourer la métamorphose de Madame Verdurin en Madame de Guermantes, de se souvenir du lien de parenté entre Saint-Loup et Charlus (le premier est le neveu du second). Lire d'affilée la Recherche signifie également apprécier les jeux d'échos entre les intrigues, la similarité dans le sadisme de Mademoiselle Vinteuil et du baron de Charlus, par exemple... Et quand le narrateur s'interroge sur son lien avec Albertine en ces termes «Ma vie avec elle avait-elle été aussi lamentable que celle de Swann avec Odette?», il est bon d'avoir en tête les volumes précédents
La richesse du temps
Enfin, c'est dans le silence, le recueillement et la concentration que le narrateur trouve le sens de la vie. Il y a un caractère insatiable de l'analyse proustienne – analysé notamment par Walter Benjamin –, conséquence directe de la vocation du Narrateur :
«Déjà, à Combray, je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m'avait forcé à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou en sentant qu'il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu'ils traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphiques (…). Sans doute ce déchiffrage était difficile, mais seul il donnait quelque vérité à lire.»«Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de sons, de projets et de climats.»Marcel Proust
Le temps lui-même recèle davantage que ce que l'œil discerne au premier abord:
«Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de sons, de projets et de climats.»
Laissons donc Proust nous guider pour transformer ainsi, tels des alchimistes, la substance du temps en réservoir d'une prodigieuse richesse.
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