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jeudi 19 mars 2020

Pessoa 2

L’appel du Château, par Fernando Pessoa

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« Mais je suis parti. L’âme sèche, dure, achevée. Et centrée au fond, comme une fine goutte de rosée, dormait je ne sais quelle vague joie d’une grande libération. J’ai franchi, en pleurant, la porte extrême de la ville. Devant moi, fleuve gelé sous le clair de lune froid, la route s’allongeait indéfiniment. »
Comment devenir adulte ? Comment avoir le courage de ne pas manquer sa vie ? Comment entrer dans la lumière ?
Un homme passe, habillé de noir. Vous viviez confortablement chez vous auprès de vos parents, mais rien désormais ne sera plus comme avant : vous ne cherchiez que la reproduction à l’identique des jours et des nuits, vous voici en quête, errant sur les chemins.
Une parole résonne en échos : « Ne fixe pas la route ; suis-la. »
Nous dormions, quand apparaît/est prononcée à notre plus grand étonnement une formule d’éveil d’ordre gnostique/résurrectionnelle.
Récit initiatique datant de 1917, Le Pèlerin de l’écrivain portugais Fernando Pessoa suit pas à pas le voyage vers lui-même d’un jeune homme qu’une nécessité – appelons-la l’homme en noir – pousse à rompre successivement, comme autant de possibilités de métamorphoses, avec les divers milieux (parents, amis, amours) qu’il traverse, trop confortables pour ne pas être soupçonnés de fausseté. Ce sont des épreuves, et Le Pèlerin un conte allégorique : « Sans vraiment se refroidir, mon amour pour mes parents diminua, tout comme diminua mon intérêt pour mes amis, celui pour ma maison et le confort de vivre sans craintes et sans soucis. »
Aller jusqu’au bout de l’intranquillité, parvenir à être enfin soi, ou préférer le cachot rassurant de la servitude volontaire.
La royauté se paie souvent en années de douleurs.
Il y a chez Pessoa la croyance – qu’accompagne un engagement de tout son être dans des pratiques médiumniques vécues comme une évidence – d’un commerce possible entre les vivants et les morts, même d’une rencontre avec Dieu, par l’extase notamment.
Ecoutons-le (parole retrouvée par l’excellente préfacière Teresa Rita Lopes) : « Je caresse l’espoir de me retrouver un jour, après ma mort, dans la présence réelle, dans la véritable présence des fils que j’ai engendrés jusqu’ici, et j’espère que je les trouverai beaux dans la fraîcheur de la rosée de leur immortalité. »
La littérature, loin d’être une petite affaire personnelle, relève de la Communication avec l’indicible, d’une véritable opération de magie noire/blanche, très dangereuse/voluptueuse pour qui pense véritablement que mots et phrases le précèdent et qu’il n’est d’autre chiffrage que le secret de notre nom – et l’on sait peut-être le goût de Pessoa pour les hétéronymes.
Ecrivain ésotérique, Pessoa est aussi un merveilleux prosateur, comprenons que son inspiration est avant tout d’ordre poétique : « Par l’or fauve de ses mèches, par le blanc rosé de son visage clair, par son port nerveux et instinctif, où dormaient des condescendances de bête féroce aimable et des élans d’arbre plein de sève, son être montrait qu’en lui rayonnait dans sa plénitude tout l’air naturel de la vie. Par la palpitation de sa poitrine, sereine et forte, elle participait de l’élasticité des animaux et de la faim naturelle des racines. Tout en elle répandait sur nous un fluide si intense qu’il ne pouvait être qualifié de subtil, si fort qu’il nous liait à elle comme si sa vitalité avait été cet arbre décrit par les voyageurs lointains, qui enserre étroitement dans ses branches en forme de bras l’imprudent qui s’approche de lui. »
Le Pèlerin est un petit livre inattendu, et un mystère tout à fait réjouissant.
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Fernando Pessoa, Le Pèlerin, conte, texte établi et organisé par Ana Maria Freitas et Teresa Rita Lopes, traduit du portugais par Parcidio Gonçalves, 2016, 96phttps://lintervalle.blog/2016/06/30/lappel-du-chateau-par-fernando-pessoa/
6 novembre 2013
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"Je gis ma vie"...

Phrase récurrente du "Livre de l'intranquillité" de Fernando Pessoa qui en dit long sur la marée de désespoir qui coule de ce livre, à côté duquel le Journal de Kafka est une gentille bluette.


Le grand nom de la modernité littéraire portugaise (qui a écrit ce livre dans les premières décennies du XXeme siècle, de manière étalée) prend ici l'identité de Bernardo Soarès, aide comptable à Lisbonne, un de ses compagnons de route qu'il aime inventer, à partir de ses personnages qu'il sent en lui et développe, convaincu du fait que nous contenons bien des figures possibles.

Il nous livre son autobiographie sans vie véritable, longue plongée dans les pensées et rêveries raffinées du personnage. Ou plutôt dans un état d'esprit tout particulier de dépassement du fossé entre le rêve et la pensée, puisque c'est en cette synthèse inédite que Soarès recherche à s'apaiser du malheur de vivre, de l'abaissement à être matière vivante. Le drame de l'incarnation.

Pessoa invente dans ce livre absolument unique, d'une qualité littéraire époustouflante, une sorte de stoïcisme plaintif (eh oui, oxymore), une lutte pour une sagesse sensitive particulièrement originale, accouplés à un néo platonisme radical. Nous sommes entraînés, au fil de centaines de fragments, dans un flot de spleen, une eau de tristesse poétique enivrante et brutale tout à la fois par sa radicalité d'anti vie, de refus de toute dimension sociale aussi. D'où une fascination qui nait chez le lecteur, partagé entre le souci d'en finir pour sortir de ce vertige morbide et le sentiment de connaitre une expérience hors du commun littéraire.

Rarement la prose aura démontré une telle capacité à signifier autant que la poésie, sans ses trucs et artifices. Et Pessoa nous démontre avec éclat que le style c'est la limpidité. La simplicité même, d'une prose qui coule véritablement de source, l'élément liquide étant omniprésent dans les images utilisées, mais aussi dans la musique des phrases.

L'aide comptable Soarès plaide la renonciation à la vie telle que nous l'entendons, et le refuge absolu dans la contemplation et le rêve. Rêver, rêver encore rêver, tel est le mort d'ordre. Soarès l'applique et nous donne ses rêveries en partage sans cesse, mêlées à des considérations métaphysiques.

Contrairement à Pascal, Soares (une part de Pessoa), pense que la foi n'est pas accessible par la raison. La science ne saurait se substituer à la perte de Dieu, car elle ne saurait toucher à l'absolu. Le drame humain, c'est l'exil loin de l'absolu. Il reste à voir, à ressentir, à filtrer ses sensations par la pensée : "l'idée des émotions, l'émotion des idées".

Le monde matériel, le monde social, sont des chutes. On ne leur doit que mépris. Le refuge c'est "un non être dilué en lointains et en couleurs". La vie esthétique est la seule vie digne d'être vécue.

La rupture avec le romantisme est totale, car le désir, soit le désir du monde, est une aporie. Le monde nous échappe, on ne peut pas y déceler une quelconque vérité, nous devons accepter que l'univers est radicalement subjectif et nous défaire de toute prétention à le saisir comme un objet à comprendre et surtout à travailler. Le travail est une chimère.

La contemplation est une manière de ne pas ressentir cette nausée dont parlera Sartre un peu plus tard, en admettant que "la réalité est une forme d'illusion et l'illusion une forme de la réalité". La conscience c'est le bannissement, c'est cette impression de "verre dépoli" entre nous et le monde, cette étrangeté incoercible : "qu'est ce donc que cet intervalle entre moi même et moi ?". Pessoa est un grand contemporain, qui ressent les intuitions de la phénoménologie et de l'existentialisme, mais aussi celles de Freud avec cette idée que Je est toujours un autre. Que le passé est toujours là. Et que c'est "ce qui a été ressenti qui a été vécu".

Puisque la vie est "essentiellement un état mental", un ressenti, acceptons le et tirons en les conséquences. L'action ne mène à rien, ni le voyage, puisque tout se passe à l'intérieur de soi. L'univers est à la portée du rêveur qui n'est jamais sorti de son village. Nous sommes l'univers, rien ne sert de partir à sa rencontre, il faut plonger en soi, et imaginer, ce dont Soarès nous gratifie sans cesse (les rêveries du personnage sont magnifiques, incessantes, baroques et parfois complaisantes par pur souci de plaisir).

L'inspiration manichéenne au sens premier, néo platonicienne, gnostique, cathare, est très nette : "vivre apparait comme une erreur métaphysique de la matière". La détestation de la vie est assumée, mais elle ne se traduit pas comme chez Platon par la mise en avant du logos. Au contraire, elle implique une esthétique mariée à la pensée des sensations pour les rendre plus ardentes. Le but sera ainsi de cultiver ces états là, grâce à la prose lue et écrite en particulier, et à la contemplation de la ville, qui donne à ressentir et à penser. Ce livre est un grand livre urbain, qui rappelle Baudelaire à Paris.

On ne saurait rien connaitre vraiment en soi, donc ni personne, et nous devons admettre "la fiction congénitale de tout". Nous sommes bien dans la caverne de Platon (qui n'est jamais cité) et on nous montre des ombres de marionnettes, avec ceci de différent que Pessoa se tourne vers la beauté des parois, du frôlement des ombres sur la pierre. Les relations humaines sont condamnées d'avance, et autrui est décoratif. Toute prétention à l'altruisme n'a aucun sens.

Le monde est immonde comme dégradation de l'absolu inaccessible, mais il brille malgré tout. Réchauffons nous à ces rayons de beauté.

L'esthète ne se sépare pas du penseur, comme le ressenti ne se disjoint pas de la pensée. Ainsi l'esthète est il attiré par les objets inutiles, car ils sont moins réels. Ainsi l'art est le domaine de l'esthète car il est par essence "négation de la vie". Et non représentation de la vie. Le modernisme est tout entier là. La rupture impressionniste a commencé à retourner le mouvement de l'art (auparavant c'était la réalité qu'il s'agissait de dépeindre, maintenant c'est le regard qui s'impose), et le modernisme va au bout de la logique. Pessoa écrit en ces années d'explosion du modernisme.

Ces considérations viennent à former une sagesse, car puisque tout est ressenti, tout n'est que rêve, alors on doit se protéger des douleurs de la vie en considérant que tout cela n'est qu'un roman. Soarès est un angoissé, et il cherche avant tout à moins souffrir, sans jamais y parvenir vraiment. Ce Sage est un Sage en échec.

L'amour n'est possible que comme idée. L'autre est fuyant, nécessairement, imparfait et déchu. Son âme nous échappe, la nôtre nous échappe aussi. La prétention à la possession, d'autrui comme de quoi que ce soit, est vaine, car tout nous échappe. Le désir ne conduit qu'au désir. En toutes choses. Si on doit déclarer sa flamme, c'est à une "Notre Dame du silence", divinité hors de portée.

Mieux vaut penser que vivre. Si le radicalisme de Soarès/Pessoa ne sera pas forcément suivi, il reste que cette formule fait mouche chez tous ceux qui considèrent la matière avec circonspection. Pour qui elle a un goût de mort. Ceux qui trouvent plus d'intensité dans les mots et le sens. Ils se sentiront peu ou prou une affinité avec ce livre de l'intranquillité.

"Que faire ? Isoler l'instant". On est proche de la méditation, mais sans chasser la pensée, en la mariant à la sensation. Ce qui nous offre des descriptions rêvées comme rarement on en trouve dans un livre. Une ivresse des sens peut nous abriter quelque peu contre ce monde incompréhensible et foncièrement étranger à notre conscience.

Ce "décorativisme intérieur" de Pessoa peut-il convenir ? Au final il ne parvient pas à sauver Soarès du malheur et du sentiment de s'être fourvoyé. Son stoicisme du détachement et du renoncement est plaintif. C'est donc un stoïcisme bien relatif.

Finalement Soarès est resté au milieu du gué. Occidental, il ne peut se départir de la réflexion. Il ne bascule pas dans un sentiment océanique accompli, dans une pleine conscience ou les mots s'effacent. Au contraire, il essaie de transformer l'objet de ses pensées, mais il revient sans cesse à ses constats de chute, à ses déplorations et regrets.

Soarès a sans doute tort de considérer que la perte de l'absolu est une damnation. C'est supposer que l'absolu est une catégorie du monde, même impensable, même inaccessible. C'est mésestimer (pour des raisons que Soarès n'ose pas chercher en lui, prétendant s'analyser mais se contentant de se décrire) les trésors de ferveur que la matière du monde, les êtres vivants, la rencontre de son prochain et de son lointain, peuvent receler.http://mesmilleetunenuitsalire.over-blog.com/article-le-reve-plutot-que-la-vie-le-livre-de-l-intranquillite-de-fernando-pessoa-120975898.html

UNE PROMENADE DE FERNANDO PESSOA …

Imaginons Fernando Pessoa se promenant dans les rues de Lisbonne, comme il en a l’habitude. Imaginons que nous sommes fin février. L’homme aux multiples hétéronymes  est aisément reconnaissable avec son chapeau sur la tête et ses lunettes fines sur le nez. Mais si les passants qu’il croise, savent qui il est, lui le sait-il ? Certes, il éprouve fatigue et lassitude. Mais ce qu’il peine à comprendre, c’est pourquoi il se sent séparé du monde extérieur. Pourquoi il ne cesse d’éprouver le vide de sa propre existence. Il s’interroge : n’y aurait-il pas une « erreur métaphysique » sur sa personne ? Certes, il a des perceptions, mais elles ne lui donnent accès ni à la réalité du monde extérieur, ni à la réalité de sa propre existence. Il se vit comme une monade en surnombre, pour parler comme Leibniz. Et il se plonge dans la lecture d’Henri-Frédéric Amiel comme dans celle d’un frère en déréliction. Il écrit dans Le Livre de l’Intranquillité : « Entre la vie et moi, une vitre mince. J’ai beau voir et comprendre la vie très clairement, je ne peux la toucher.« 
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Comme l’écrit David Lapoujade dans son essai sur Les Existences moindres (Éditions de Minuit), Pessoa est pour ainsi dire privé de la possibilité d’exister, alors même qu’il doit supporter le poids de l’existence. S’il y a une erreur métaphysique ou clinique, diraient les psychiatres, c’est parce que le monde créé par Dieu ou Satan n’a accordé aucune place à cette monade flottante, rêveuse, inactive, sans connexion avec le monde réel. C’est ce que j’ai désigné dans un essai lointain sous le terme d’exil intérieur.
Se pose alors la question de savoir s’il n’y a pas des circonstances où ces « existences moindres » deviennent plus réelles au sens où elles gagnent en force, en extension, en consistance. Par exemple, un amour qui s’intensifie, une douleur qui augmente, un projet qui se réalise, la publication d’un roman, l’exécution d’une partition, la participation à The Voice  ? Dans tous les cas, le problème est le même : comment rendre plus réel ce qui existe ?  Expérience que décrit Pessoa : « Subitement, comme si quelque destin magicien venait de m’opérer d’une cécité ancienne avec des résultats immédiats,  je lève la tête, de mon existence anonyme, vers la claire connaissance de la façon dont j’existe.« 
Mais très vite, il retourne à ses anciennes incertitudes . À nouveau, l’existence lui paraît insignifiante, vide.  Il se considère définitivement comme une erreur métaphysique et poursuit sa promenade dans les rues de Lisbonne. En sommes-nous tous là ou Pessoa est-il seul  à être rejeté à tout jamais dans son exil intérieur ?  Seul comme Kafka, il poursuivra sa promenade…
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L’intranquillité de Fernando Pessoa

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On voit se produire tous les jours dans le monde des choses qu’on ne peut expliquer d’après ce que nous connaissons de leurs lois. Tous les jours : on en parle sur le moment pour les oublier aussitôt, et le mystère qui les a apportées les remporte avec lui, transformant l’énigme en oubli. Telle est la loi de ce que l’on doit oublier, parce qu’on ne peut l’expliquer. Le monde visible continue à tourner sous les rayons du soleil. Mais le tout-autre nous guette dans l’ombre.
Le livre de l’intranquillité (page 405, paragraphe 424)
Musique : Ana Moura, Fado el Pessoa

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