L’Invitation au Voyage
Charles Baudelaire
L’Invitation au Voyage
Charles Baudelaire
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Luxe, calme et volupté.
Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Luxe, calme et volupté.
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
– Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
– Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Luxe, calme et volupté.
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ANALYSE
Baudelaire : "L'invitation au voyage" (poème en prose)
"Le Spleen de Paris", "Petits Poèmes en Prose",
"L'Invitation au voyage", "Classiques Larousse", XVIII,
page 34, Editions de La Pléiade, XVIII, page 30
(Paru pour la première fois en
1857 dans "Le Présent". A rapprocher de la pièce des "Fleurs du
Mal" qui porte de le même titre, mais qui est antérieure).
"Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve
de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre
Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe,
tant la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donné carrière, tant elle l’a
patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations.
Un vrai pays de Cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, honnête
; où le luxe a plaisir à se mirer dans l’ordre ; où la vie est grasse et douce
à respirer ; d’où le désordre, la turbulence et l’imprévu sont exclus ; où le
bonheur est marié au silence ; où la cuisine elle-même est poétique, grasse et
excitante à la fois ; où tout vous ressemble, mon cher ange.
Tu connais cette maladie fiévreuse qui s’empare de nous dans les
froides misères, cette nostalgie du pays qu’on ignore, cette angoisse de la
curiosité ? Il est une contrée qui te ressemble, où tout est beau, riche,
tranquille et honnête, où la fantaisie a bâti et décoré une Chine occidentale,
où la vie est douce à respirer, où le bonheur est marié au silence. C’est là
qu’il faut aller vivre, c’est là qu’il faut aller mourir !
Oui, c’est là qu’il faut aller respirer, rêver et allonger les heures
par l’infini des sensations. Un musicien a écrit l’Invitation à la valse ; quel
est celui qui composera l’Invitation au voyage, qu’on puisse offrir à la femme
aimée, à la sœur d’élection ?
Oui, c’est dans cette atmosphère qu’il ferait bon vivre, — là-bas, où
les heures plus lentes contiennent plus de pensées, où les horloges sonnent le
bonheur avec une plus profonde et plus significative solennité.
Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d’une richesse
sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme
les âmes des artistes qui les créèrent. Les soleils couchants, qui colorent si
richement la salle à manger ou le salon, sont tamisés par de belles étoffes ou
par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb divise en nombreux
compartiments. Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés de serrures et
de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes,
l’orfévrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et
mystérieuse ; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs
et des plis des étoffes s’échappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra,
qui est comme l’âme de l’appartement.
Un vrai pays de Cocagne, te dis-je, où tout est riche, propre et
luisant, comme une belle conscience, comme
une magnifique batterie de cuisine, comme une splendide orfévrerie,
comme une bijouterie bariolée ! Les trésors du monde y affluent, comme dans la
maison d’un homme laborieux et qui a bien mérité du monde entier. Pays
singulier, supérieur aux autres, comme l’Art l’est à la Nature, où celle-ci est
réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue.
Qu’ils cherchent, qu’ils cherchent encore, qu’ils reculent sans cesse
les limites de leur bonheur, ces alchimistes de l’horticulture ! Qu’ils
proposent des prix de soixante et de cent mille florins pour qui résoudra leurs
ambitieux problèmes ! Moi, j’ai trouvé ma tulipe noire et mon dahlia bleu !
Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là,
n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller
vivre et fleurir ? Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne
pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre
correspondance ?
Des rêves ! toujours des rêves ! et plus l’âme est ambitieuse et
délicate, plus les rêves l’éloignent du possible. Chaque homme porte en lui sa
dose d’opium naturel, incessamment sécrétée et renouvelée, et, de la naissance
à la mort, combien comptons-nous d’heures remplies par la jouissance positive,
par l’action réussie et décidée ? Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais
dans ce tableau qu’a peint mon esprit, ce tableau qui te ressemble ?
Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c’est toi.
C’est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces énormes
navires qu’ils charrient, tout chargés de richesses, et d’où montent les chants
monotones de la manœuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur
ton sein. Tu les conduis doucement vers la mer qui est l’Infini, tout en
réfléchissant les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme ; — et
quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de l’Orient, ils rentrent
au port natal, ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de l’infini
vers toi."
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Explication du poème :
"Il est un pays
superbe" : ne précise pas "Un pays de Cocagne... un pays ":
anaphore ; dit-on : 3ème personne du singulier, pronom indéfini ; Baudelaire ne
connaît ce pays que par ouïe dire, accentuation du mystère, nostalgie
paradoxale d'un pays qu'on ignore, "que je rêve de visiter avec une
vieille amie" : le thème du rêve, dimension onirique, cf. le poème en vers
: "Mon enfant, ma soeur, songe à la douceur d'aller là-bas vivre ensemble
!" : rêve opposé à la violence de la passion. Même imprécision, même
dimension "onirique" ; à que je "rêve" de visiter dans le
poème en prose, correspond "songe" à la douceur dans le poème en
vers.
Baudelaire s'adresse au lecteur, alors que dans le poème en vers, il
s'adresse à "l'âme-soeur". Il va préciser, mais sans le nommer le
pays dont il s'agit. "L'Orient de l'Occident", "la Chine de
l'Europe" ; l'intérêt pour l'Orient, la Chine date du XVII ème siècle
(traduction des "Mille et une Nuits" par Antoine Galland) et surtout
du XVIIIème siècle : la décoration, l'ameublement, les
"chinoiseries". Baudelaire pense à l'art chinois, aux porcelaines de
Delft, à la Hollande sans doute, nation commerçante, aux comptoirs ou colonies
hollandaises en Orient (Java et Sumatra). Il ne s'agit pas d'une géographie
réelle, mais d'une géographie imaginaire.
"Le vrai pays de Cocagne" : idée d'abondance, de richesse
presque "triviale" ; référence à la cuisine, assez rare en poésie ;
tous les sens sont sollicités et comblés, y compris le goût, "grand oublié
de la littérature" (sauf chez Proust) ; "grasse et excitante" :
alliance de mots relativement contradictoires ; toujours la recherche chez Baudelaire
de la conciliation des opposés dans le rêve, le fantasme, sensualité ; la femme
est comparée à un mets exquis.
"où le luxe a plaisir à se mirer dans l'ordre", cf. le poème
en vers : "Là tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté."
; thème de la correspondance femme/paysage. Comparer avec les "froides
misères" du poème "Any Where out of the world" ; "luxe et
ordre" s'oppose à turbulence, imprévu.
"Mon cher ange" : la femme aimée, terme de tendresse
(hypocoristique), métaphore lexicalisée, sorte de cliché ("mon ange")
dont le sens est renouvelé par le contexte ; "tu connais cette maladie
fiévreuse" : maladie, nostalgie, angoisse, ton tragique, le rêve de
"l'ailleurs" est suscité par l'angoisse, la misère, la nostalgie.
"Il est..." : reprise du thème
"C'est là qu'il faut aller vivre, c'est là qu'il faut aller
mourir !..." : association de la vie et de la mort, de l'amour et de la
mort (cf. "Tristan et Iseult") ; désir très puissant d'évasion.
"allonger les heures par l'infini des sensations..." :
étirement du temps, thème de l'infini déjà rencontré dans "Le confiteor de
l'artiste" et dans "Le Port". Expression de l'infini par
l'infinitif.
"Quel est celui qui composera "L'Invitation au voyage"
qu'on puisse offrir à la femme aimée, à la soeur d'élection ?
"L'invitation à la valse" a été composé par Weber ; le poème en vers
"L'Invitation au voyage" a été mis en musique par Duparc. Le thème de
l'âme soeur se retrouve dans "L'Invitation au voyage" : "Mon enfant,
ma soeur..."
"qu'il ferait bon vivre..." : conditionnel ; monologue
intérieur, expression des pensées et des rêveries du poète. Le bonheur est
associé au temps, un temps qui ne serait plus vécu comme une malédiction (le
temps, ennemi qui ronge la vie) ou sous la forme de l'ennui (toutes les heures
se ressemblent) ; "plus lentes"... là-bas (sous-entendu
"qu'ici"), "plus de pensées ("qu'ici"), plus profonde,
plus significative ; "solennité" : idée (oxymorique) de fête grave.
Baudelaire décrit le décor : "panneaux luisants",
"cuirs dorés d'une richesse sombre", "peintures béates" :
idée de béatitude : vocabulaire mystique déjà rencontré dans "Any where
out of the world" à propos de la Hollande ; "comme les âmes des
artistes qui les créent" : Vermeer, Van Eyck... On voit qu'il s'agit d'un
paysage peint. Baudelaire rêve d'habiter un tableau ; "les soleils couchants" : cf. le
poème en vers... "salle à manger", "salon", "belles
étoffes", "hautes fenêtres ouvragées", "meubles",
"miroirs", "métaux", "étoffes, "orfèvrerie",
"faïence" : intérieur hollandais tel qu'on en voit dans les tableaux
de Vermeer de Delft ; "symphonie : vocabulaire de la musique.
Correspondance ouïe = vue ; les parfums sont l'âme de l'appartement ; Sumatra
est un nom de lieu (consonnance exotique), il s'agit d'une possession
hollandaise.
"Un vrai pays de Cocagne..." : nostalgie du travail
récompensé par la richesse ; idéalisation (avec peut-être une nuance d'ironie)
des valeurs bourgeoises.
Baudelaire n'appartient ni à la classe sociale qui produit les
richesses, ni à celle qui possède le capital, c'est un marginal, un déclassé
(ce déclassement fait partie intégrante de son génie) ; il n'a pas vraiment été
reconnu de son vivant et n'a jamais réussi comme certains de ses confrères
(Gautier, Dumas, George Sand...) à vivre de sa plume. Les romans de Balzac
"se vendent" bien, mais Balzac aime s'entourer d'objets précieux et
se lance dans des spéculations hasardeuses ; harcelé par ses créanciers, il
mourra prématurément à la tâche, écrivant la nuit en buvant des litres de café
noir pour se tenir éveillé.
Baudelaire oscille entre une franche détestation des valeurs
bourgeoises (l'attachement exclusif à la réussite matérielle, le philistinisme,
l'étroitesse d'esprit...) et la nostalgie de la "respectabilité" et
de la richesse. Le poète s'est débattu toute sa vie dans des problèmes
financiers et matériels inextricables et a souffert de la misère et sans doute
de la faim (d'où peut-être l'allusion à
la cuisine au début du poème).
C'est l'occasion d'évoquer avec les élèves la question du statut
social des artistes à travers les siècles :
peintres protégés par des "mécènes" sous la Renaissance,
écrivains "pensionnés" sous Louis XIV (Racine et Boileau, "historiographes
du roi"), peintres ou écrivains
dont l'inspiration rencontre l'attente du public au XIXème siècle, satisfait
ses goûts (un romancier comme Dumas, un peintre comme Ingres) ; comparer la
condition d'un Vermeer ou d'un Van Eyck, harmonieusement intégrés à la
bourgeoisie commerçante des Pays-Bas à celle d'un Van Gogh...
Conception particulière de l'Art et de la Nature ; pour Aristote,
l'Art "imite la Nature", pas pour Baudelaire : le Beau et le Bien
sont artificiels (l'esthétique et la morale de Baudelaire sont à l'opposé de
celles du XVIIIème siècles, de Rousseau par exemple) ; les détails matériels
qui favorisent l'harmonie et la paix sont nécessaires à l'équilibre de l'âme, y
compris le luxe ; Baudelaire se montre ici plus proche de Voltaire que de
Rousseau.
"Qu'ils cherchent, qu'ils cherchent encore !" Recherche de
la fleur idéale, la Nature modifiée par l'Art représente cet absolu dont on a
la nostalgie "retrouvée", idéal lié à l'analogie qui est la base de
l'art pour Baudelaire et aux correspondances.
"Florin" : monnaie hollandaise ; les tulipes noires et les
dalhias bleus n'existent pas dans la nature ; fleurs obtenues artificiellement,
par croisement. La Hollande fabrique des tulipes.
Comparaison femme/fleur : "fleur incomparable", "vivre
et fleurir" ; végétaux transformés ; "allégorique dalhia" : une
allégorie est la personnification d'une idée ; correspondance pays/âme ; patrie
sprirituelle ? Thème de la patrie chez les Romantiques allemands (Novalis,
Hölderlin).
"encadrée" : à qui s'adresse-t-il ? A la femme aimée ? A son
âme ? "encadrée" : on pense au cadre d'un tableau.
Double correspondance : femme/paysage - âme/paysage ; "ne
serais-tu pas encadrée dans ton analogie..." ; puisque le paysage
ressemble à la femme aimée (ou à l'âme du poète) ; cf. "Vivrons-nous
jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu'a peint mon esprit, ce tableau
qui te ressemble ?" Peut-on entrer dans un tableau ? Correspondances
horizontales : couleurs/sons/parfums - correspondances verticales : monde sensible/monde
intelligible;
"Des rêves, toujours des rêves !..." : Baudelaire doute que
l'on puisse entrer dans le tableau, exclamation ambiguë pouvant exprimer le
désir du poète ou sa déception. On peut comprendre : "Nous voulons
rêver!" ou bien "ce ne sont que des rêves!" ; "âme
ambitieuse et délicate" : alliance de mots contradictoires, confidence
plaintive, confession ? Aptitude au rêve, à l'évasion. Baudelaire rêve d'un
monde "où l'action serait la soeur du rêve".
A la fin du poème, Baudelaire s'adresse à la femme aimée et reprend le
thème de la correspondance femme/paysage à travers les mots
"trésors", "meubles", "luxe", "ordre",
"parfums", "fleurs", "fleuves",
"canaux", "navires". Série de comparaisons : navires =
pensées ; fleuves, canaux = Métaphore "filée" (qui se développe sur
plusieurs lignes et à travers plusieurs analogies). Thème du port qui réunit la femme, le poète et le pays de
Cocagne.
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