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dimanche 29 mars 2020

Baudelaire: "L'invitation au voyage"

L’Invitation au Voyage

Charles Baudelaire


 Ces beaux et grands navires, imperceptiblement balancés (dandinés) sur les eaux tranquilles, ces robustes navires, à l’air désœuvré et nostalgique, ne nous disent-ils pas dans une langue muette : Quand partons-nous pour le bonheur ?


L’Invitation au Voyage

Charles Baudelaire
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
– Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
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ANALYSE
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Baudelaire : "L'invitation au voyage" (poème en prose)


"Le Spleen de Paris", "Petits Poèmes en Prose", "L'Invitation au voyage", "Classiques Larousse", XVIII, page 34, Editions de La Pléiade, XVIII, page 30

  (Paru pour la première fois en 1857 dans "Le Présent". A rapprocher de la pièce des "Fleurs du Mal" qui porte de le même titre, mais qui est antérieure).

"Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donné carrière, tant elle l’a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations.

Un vrai pays de Cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, honnête ; où le luxe a plaisir à se mirer dans l’ordre ; où la vie est grasse et douce à respirer ; d’où le désordre, la turbulence et l’imprévu sont exclus ; où le bonheur est marié au silence ; où la cuisine elle-même est poétique, grasse et excitante à la fois ; où tout vous ressemble, mon cher ange.

Tu connais cette maladie fiévreuse qui s’empare de nous dans les froides misères, cette nostalgie du pays qu’on ignore, cette angoisse de la curiosité ? Il est une contrée qui te ressemble, où tout est beau, riche, tranquille et honnête, où la fantaisie a bâti et décoré une Chine occidentale, où la vie est douce à respirer, où le bonheur est marié au silence. C’est là qu’il faut aller vivre, c’est là qu’il faut aller mourir !

Oui, c’est là qu’il faut aller respirer, rêver et allonger les heures par l’infini des sensations. Un musicien a écrit l’Invitation à la valse ; quel est celui qui composera l’Invitation au voyage, qu’on puisse offrir à la femme aimée, à la sœur d’élection ?

Oui, c’est dans cette atmosphère qu’il ferait bon vivre, — là-bas, où les heures plus lentes contiennent plus de pensées, où les horloges sonnent le bonheur avec une plus profonde et plus significative solennité.

Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d’une richesse sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui les créèrent. Les soleils couchants, qui colorent si richement la salle à manger ou le salon, sont tamisés par de belles étoffes ou par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb divise en nombreux compartiments. Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés de serrures et de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes, l’orfévrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse ; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s’échappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l’âme de l’appartement.

Un vrai pays de Cocagne, te dis-je, où tout est riche, propre et luisant, comme une belle conscience, comme  une magnifique batterie de cuisine, comme une splendide orfévrerie, comme une bijouterie bariolée ! Les trésors du monde y affluent, comme dans la maison d’un homme laborieux et qui a bien mérité du monde entier. Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art l’est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue.

Qu’ils cherchent, qu’ils cherchent encore, qu’ils reculent sans cesse les limites de leur bonheur, ces alchimistes de l’horticulture ! Qu’ils proposent des prix de soixante et de cent mille florins pour qui résoudra leurs ambitieux problèmes ! Moi, j’ai trouvé ma tulipe noire et mon dahlia bleu !

Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre correspondance ?

Des rêves ! toujours des rêves ! et plus l’âme est ambitieuse et délicate, plus les rêves l’éloignent du possible. Chaque homme porte en lui sa dose d’opium naturel, incessamment sécrétée et renouvelée, et, de la naissance à la mort, combien comptons-nous d’heures remplies par la jouissance positive, par l’action réussie et décidée ? Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu’a peint mon esprit, ce tableau qui te ressemble ?

Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces  parfums, ces fleurs miraculeuses, c’est toi. C’est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces énormes navires qu’ils charrient, tout chargés de richesses, et d’où montent les chants monotones de la manœuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis doucement vers la mer qui est l’Infini, tout en réfléchissant les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme ; — et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de l’Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de l’infini vers toi."
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Explication du poème :

 "Il est un pays superbe" : ne précise pas "Un pays de Cocagne... un pays ": anaphore ; dit-on : 3ème personne du singulier, pronom indéfini ; Baudelaire ne connaît ce pays que par ouïe dire, accentuation du mystère, nostalgie paradoxale d'un pays qu'on ignore, "que je rêve de visiter avec une vieille amie" : le thème du rêve, dimension onirique, cf. le poème en vers : "Mon enfant, ma soeur, songe à la douceur d'aller là-bas vivre ensemble !" : rêve opposé à la violence de la passion. Même imprécision, même dimension "onirique" ; à que je "rêve" de visiter dans le poème en prose, correspond "songe" à la douceur dans le poème en vers.

Baudelaire s'adresse au lecteur, alors que dans le poème en vers, il s'adresse à "l'âme-soeur". Il va préciser, mais sans le nommer le pays dont il s'agit. "L'Orient de l'Occident", "la Chine de l'Europe" ; l'intérêt pour l'Orient, la Chine date du XVII ème siècle (traduction des "Mille et une Nuits" par Antoine Galland) et surtout du XVIIIème siècle : la décoration, l'ameublement, les "chinoiseries". Baudelaire pense à l'art chinois, aux porcelaines de Delft, à la Hollande sans doute, nation commerçante, aux comptoirs ou colonies hollandaises en Orient (Java et Sumatra). Il ne s'agit pas d'une géographie réelle, mais d'une géographie imaginaire.

"Le vrai pays de Cocagne" : idée d'abondance, de richesse presque "triviale" ; référence à la cuisine, assez rare en poésie ; tous les sens sont sollicités et comblés, y compris le goût, "grand oublié de la littérature" (sauf chez Proust) ; "grasse et excitante" : alliance de mots relativement contradictoires ; toujours la recherche chez Baudelaire de la conciliation des opposés dans le rêve, le fantasme, sensualité ; la femme est comparée à un mets exquis.

"où le luxe a plaisir à se mirer dans l'ordre", cf. le poème en vers : "Là tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté." ; thème de la correspondance femme/paysage. Comparer avec les "froides misères" du poème "Any Where out of the world" ; "luxe et ordre" s'oppose à turbulence, imprévu.

"Mon cher ange" : la femme aimée, terme de tendresse (hypocoristique), métaphore lexicalisée, sorte de cliché ("mon ange") dont le sens est renouvelé par le contexte ; "tu connais cette maladie fiévreuse" : maladie, nostalgie, angoisse, ton tragique, le rêve de "l'ailleurs" est suscité par l'angoisse, la misère, la nostalgie.

"Il est..." : reprise du thème

"C'est là qu'il faut aller vivre, c'est là qu'il faut aller mourir !..." : association de la vie et de la mort, de l'amour et de la mort (cf. "Tristan et Iseult") ; désir très puissant d'évasion.

"allonger les heures par l'infini des sensations..." : étirement du temps, thème de l'infini déjà rencontré dans "Le confiteor de l'artiste" et dans "Le Port". Expression de l'infini par l'infinitif.

"Quel est celui qui composera "L'Invitation au voyage" qu'on puisse offrir à la femme aimée, à la soeur d'élection ? "L'invitation à la valse" a été composé par Weber ; le poème en vers "L'Invitation au voyage" a été mis en musique par Duparc. Le thème de l'âme soeur se retrouve dans "L'Invitation au voyage" : "Mon enfant, ma soeur..."

"qu'il ferait bon vivre..." : conditionnel ; monologue intérieur, expression des pensées et des rêveries du poète. Le bonheur est associé au temps, un temps qui ne serait plus vécu comme une malédiction (le temps, ennemi qui ronge la vie) ou sous la forme de l'ennui (toutes les heures se ressemblent) ; "plus lentes"... là-bas (sous-entendu "qu'ici"), "plus de pensées ("qu'ici"), plus profonde, plus significative ; "solennité" : idée (oxymorique) de fête grave.

Baudelaire décrit le décor : "panneaux luisants", "cuirs dorés d'une richesse sombre", "peintures béates" : idée de béatitude : vocabulaire mystique déjà rencontré dans "Any where out of the world" à propos de la Hollande ; "comme les âmes des artistes qui les créent" : Vermeer, Van Eyck... On voit qu'il s'agit d'un paysage peint. Baudelaire rêve d'habiter un tableau ;  "les soleils couchants" : cf. le poème en vers... "salle à manger", "salon", "belles étoffes", "hautes fenêtres ouvragées", "meubles", "miroirs", "métaux", "étoffes, "orfèvrerie", "faïence" : intérieur hollandais tel qu'on en voit dans les tableaux de Vermeer de Delft ; "symphonie : vocabulaire de la musique. Correspondance ouïe = vue ; les parfums sont l'âme de l'appartement ; Sumatra est un nom de lieu (consonnance exotique), il s'agit d'une possession hollandaise.

"Un vrai pays de Cocagne..." : nostalgie du travail récompensé par la richesse ; idéalisation (avec peut-être une nuance d'ironie) des valeurs bourgeoises.

Baudelaire n'appartient ni à la classe sociale qui produit les richesses, ni à celle qui possède le capital, c'est un marginal, un déclassé (ce déclassement fait partie intégrante de son génie) ; il n'a pas vraiment été reconnu de son vivant et n'a jamais réussi comme certains de ses confrères (Gautier, Dumas, George Sand...) à vivre de sa plume. Les romans de Balzac "se vendent" bien, mais Balzac aime s'entourer d'objets précieux et se lance dans des spéculations hasardeuses ; harcelé par ses créanciers, il mourra prématurément à la tâche, écrivant la nuit en buvant des litres de café noir pour se tenir éveillé.

Baudelaire oscille entre une franche détestation des valeurs bourgeoises (l'attachement exclusif à la réussite matérielle, le philistinisme, l'étroitesse d'esprit...) et la nostalgie de la "respectabilité" et de la richesse. Le poète s'est débattu toute sa vie dans des problèmes financiers et matériels inextricables et a souffert de la misère et sans doute de la faim (d'où  peut-être l'allusion à la cuisine au début du poème).

C'est l'occasion d'évoquer avec les élèves la question du statut social des artistes à travers les siècles :  peintres protégés par des "mécènes" sous la Renaissance, écrivains "pensionnés" sous Louis XIV (Racine et Boileau, "historiographes du roi"),  peintres ou écrivains dont l'inspiration rencontre l'attente du public au XIXème siècle, satisfait ses goûts (un romancier comme Dumas, un peintre comme Ingres) ; comparer la condition d'un Vermeer ou d'un Van Eyck, harmonieusement intégrés à la bourgeoisie commerçante des Pays-Bas à celle d'un Van Gogh...

Conception particulière de l'Art et de la Nature ; pour Aristote, l'Art "imite la Nature", pas pour Baudelaire : le Beau et le Bien sont artificiels (l'esthétique et la morale de Baudelaire sont à l'opposé de celles du XVIIIème siècles, de Rousseau par exemple) ; les détails matériels qui favorisent l'harmonie et la paix sont nécessaires à l'équilibre de l'âme, y compris le luxe ; Baudelaire se montre ici plus proche de Voltaire que de Rousseau.

"Qu'ils cherchent, qu'ils cherchent encore !" Recherche de la fleur idéale, la Nature modifiée par l'Art représente cet absolu dont on a la nostalgie "retrouvée", idéal lié à l'analogie qui est la base de l'art pour Baudelaire et aux correspondances.

"Florin" : monnaie hollandaise ; les tulipes noires et les dalhias bleus n'existent pas dans la nature ; fleurs obtenues artificiellement, par croisement. La Hollande fabrique des tulipes.

Comparaison femme/fleur : "fleur incomparable", "vivre et fleurir" ; végétaux transformés ; "allégorique dalhia" : une allégorie est la personnification d'une idée ; correspondance pays/âme ; patrie sprirituelle ? Thème de la patrie chez les Romantiques allemands (Novalis, Hölderlin).

"encadrée" : à qui s'adresse-t-il ? A la femme aimée ? A son âme ? "encadrée" : on pense au cadre d'un tableau.

Double correspondance : femme/paysage - âme/paysage ; "ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie..." ; puisque le paysage ressemble à la femme aimée (ou à l'âme du poète) ; cf. "Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu'a peint mon esprit, ce tableau qui te ressemble ?" Peut-on entrer dans un tableau ? Correspondances horizontales : couleurs/sons/parfums - correspondances verticales : monde sensible/monde intelligible;

"Des rêves, toujours des rêves !..." : Baudelaire doute que l'on puisse entrer dans le tableau, exclamation ambiguë pouvant exprimer le désir du poète ou sa déception. On peut comprendre : "Nous voulons rêver!" ou bien "ce ne sont que des rêves!" ; "âme ambitieuse et délicate" : alliance de mots contradictoires, confidence plaintive, confession ? Aptitude au rêve, à l'évasion. Baudelaire rêve d'un monde "où l'action serait la soeur du rêve".

A la fin du poème, Baudelaire s'adresse à la femme aimée et reprend le thème de la correspondance femme/paysage à travers les mots "trésors", "meubles", "luxe", "ordre", "parfums", "fleurs", "fleuves", "canaux", "navires". Série de comparaisons : navires = pensées ; fleuves, canaux = Métaphore "filée" (qui se développe sur plusieurs lignes et à travers plusieurs analogies). Thème du port qui  réunit la femme, le poète et le pays de Cocagne.


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