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mercredi 25 mars 2020

Intelighentia rusa

«Cerveaux de la nation» ou «m*rde»? Comprendre l'intelligentsia russe





Intelligentsia, qui est à l’origine un mot emprunté à l’Occident, a acquis une signification très spécifique en Russie, où l’on discute encore de la différence entre «intelligentsia» et «intellectuels» et de la question de savoir si le monde a besoin d’elle.
Tout est compliqué quand on aborde le terme « intelligentsia ». Bien qu'il tire ses origines du latin, le mot n'est devenu célèbre dans le monde entier que grâce à la langue russe. Le terme désigne toutes sortes de personnes instruites, mais est maintenant utilisé pour décrire des champions de la morale un brin messianiques. Alors que beaucoup louent l’intelligentsia en tant que conscience de la société, d’autres la méprisent et l’accusent d’être déconnectée de la réalité ; et d’autres encore, comme Vladimir Lénine, les ont carrément traités de «m*rde». Mais au fond, pourquoi tout le monde parle de ça ?

D’anges à simples mortels

Cadre du film Cœur de chien
En Russie, lorsque quelqu'un prononce le mot « intelligentsia », on peut probablement imaginer ce qui suit : une personne de belle apparence appartenant à la classe moyenne, peut-être titulaire d'un diplôme en sciences humaines, qui spécule sur les affaires mondiales, la politique et, bien sûr, l'avenir et le destin de la Russie. Au Moyen Âge, cependant, « intelligentsia » avait un sens complètement différent.
Le mot latin « intelligentsia » peut signifier « compréhension », « capacité à comprendre » ou « notion, concept, idée » et est utilisé à la fois au singulier et au pluriel. Comme l'a écrit saint Thomas d'Aquin au XIIIe siècle, « Dans plusieurs ouvrages traduits de l'arabe, les êtres que nous appelons anges sont considérés comme des intelligentsias, peut-être parce qu'ils sont doués pour la pensée ». Ainsi, l'intelligentsia était autrefois assimilée aux anges, mais aujourd'hui, ce sont principalement de simples mortels.

Pas seulement des intellectuels

Vassili Joukovski
Au début, « intelligentsia » signifiait la capacité à penser et à raisonner, mais au XIXe siècle, après avoir emprunté le mot à l’allemand, les Russes ont commencé à l’appliquer à ceux qui possédaient un tel pouvoir, à savoir aux personnes instruites. Il est difficile d'identifier le moment exact où le terme a changé de signification, mais les historiens pensent que Vassili Joukovski, le plus grand poète russe du début du XIXe siècle, a été le premier à utiliser le nouveau sens ou, du moins, à l’écrire.
« Notre plus belle noblesse de Saint-Pétersbourg est l’intelligentsia, dotée d’une éducation et d’un mode de pensée européens, commente le sociologue Lev Goudkov, citant le journal de Joukovski. Ainsi, il réunit trois composantes dans ce mot : une orientation pro-européenne, une bonne éducation et le désir d'éclairer les gens ».

Des chevaliers de la morale?

Cercle littéraire « Mercredi » (Sreda)
Piotr Boborykine, journaliste et écrivain russe considéré comme ayant largement contribué à populariser le terme « intelligentsia », a évoqué les caractéristiques essentielles de cette couche sociale dans son roman Les Vertus solides. Un membre de l’intelligentsia préfère la perfection éthique aux biens matériels, pense à l’avenir et au progrès et s’améliore constamment. « À la fin du roman, Boborykine laisse entendre que la Russie et son peuple constituent une nouvelle religion pour l'intelligentsia », souligne l'historien Sergueï Motine.
Depuis lors, le contexte est resté le même : l'intelligentsia russe a pour objectifs des normes éthiques élevées et une supériorité morale, sans se résumer à avoir une bonne éducation et à travailler dans le domaine intellectuel. « Il y a des intellectuels en Occident, mais nous avons seulement l'intelligentsia », a écrit Komsomolskaïa Pravda dans un article définissant le terme.

Nécessaire ou inutile?

Alexandre Radichtchev
Formulé à l'origine pour décrire les libres penseurs, à la fois l'élite intellectuelle et morale, le terme « intelligentsia » était profondément associé dans l'Empire russe à la partie pro-occidentale et libérale de la société éduquée, souvent opposée aux tsars et au gouvernement. Par exemple, Alexandre Radichtchev, auteur et critique social qui a écrit Un voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou, a critiqué le système politique et social sous le règne de Catherine la Grande, et a ensuite été exilé. C’était un membre classique des cercles de l'intelligentsia.
Il n’est donc pas surprenant que de nombreux Russes, y compris des intellectuels patriotes et pro-gouvernementaux, qualifient l’intelligentsia (généralement entre guillemets en signe de mépris) de russophobes, ou simplement de chicaneurs inutiles.
« Il y a des gens qui aiment se qualifier d’"intelligentsia" … qui ne jouissent ni d'un esprit fort ni d'une logique saine… Ces membres de l'"intelligentsia" tentent de proclamer leur émancipation et leur indépendance en critiquant la Russie », a déclaré Ivan Aksakov, intellectuel patriote en 1868.
Avec ses valeurs pro-européennes, l’intelligentsia russe était quelque chose de très proche de ceux que l’on appelle ironiquement aujourd'hui « flocons de neige » ou « libéraux au grand cœur ». Traités avec suspicion sous les tsars, ils n’ont pas eu beaucoup plus de succès sous le régime soviétique.
Lénine, par exemple, était agacé par les membres de l’intelligentsia accusés d’être des « laquais du capital » (car ils n’appuyaient pas sa révolution). Furieux, il écrivit dans une lettre à Maxime Gorki : « Ils pensent être le cerveau de la nation. En fait, ce ne sont pas des cerveaux, mais de la m*rde ». Néanmoins, cela ne veut pas dire qu'il détestait toute l'intelligentsia - les gauchistes ont toujours été les bienvenus.

Ironie et modestie

Andreï Sakharov
Au fil du temps, de plus en plus de gens ont commencé à utiliser le terme « intelligentsia » avec une connotation ironique, décrivant ses membres comme des personnes trop occupées à penser à des problèmes moraux élevés pour pouvoir réellement faire quelque chose de concret et d’utile. « Il n'a jamais travaillé nulle part. Travailler aurait entravé sa réflexion sur la mission de l’intelligentsia russe… et il se considérait comme faisant partie de celle-ci », écrivaient avec dérision Ilya Ilf et Evgueni Petrov au sujet de cette couche sociale dans leur roman satirique Le Veau d’or.
Dans le même temps, certaines personnes considèrent qu'une partie de l'intelligentsia influait sur la société et tentait d'améliorer le monde, par exemple le physicien soviétique Andreï Sakharov, qui défendait les droits de l'homme en URSS et était opprimé par l'État. Il a remporté le prix Nobel de la paix en 1975.
De nos jours, il existe un terme plus courant qui n'a rien à voir avec la politique ou le rôle social de l'intelligentsia : « intelliguentny » est un adjectif signifiant « poli, éduqué et bien élevé ». Ce terme peut s'appliquer à toute personne que vous respectez et dont vous considérez le comportement comme un modèle pour la société. Mais les gens « intelliguentny » ne se qualifient jamais ainsi. C’est peut-être pour cette raison qu’il est si difficile de définir ce qu’est l’intelligentsia russe aujourd’hui…

Combien d'écrivains russes ont remporté le prix Nobel de littérature?

AFP
Certaines des décisions prises par le comité suédois par le passé étaient très probablement motivées par des considérations politiques, mais les romans de ces auteurs méritent encore d'être lus. Voici les cinq lauréats russes du prix Nobel de littérature.

1. Ivan Bounine (1933)


Bounine a été le premier Russe à remporter le prix Nobel de littérature. Il a battu le principal prétendant, Maxime Gorki, écrivain prolétarien et protégé de Staline.
Pendant la période impériale, la famille Nobel a vécu en Russie pendant de nombreuses années et, en 1916, un tiers du pétrole brut russe était sous leur contrôle. La révolution bolchevique, cependant, a forcé le neveu d’Alfred, Emanuel Nobel, à fuir la Russie, entraînant la perte de tout l’empire commercial de sa famille.
Plus tard, dans les années 1920, alors qu'il vivait à Paris, Emanuel entretenait des liens étroits avec des émigrés antisoviétiques russes, dont Ivan Bounine. Bien qu’officiellement il n'a pas pu influencer le comité, ses sympathies étaient claires.
Bounine a reçu le prix « pour l’art rigoureux avec lequel il a perpétué les traditions russes classiques de l’écriture en prose ». L'Académie suédoise a précisé que Bounine avait été choisi : « pour compenser notre mauvaise conscience d’avoir ignoré Tchekhov et Tolstoï ».
Néanmoins, les médias soviétiques ont affirmé que le prix était politisé, puisqu'il avait été attribué à un « ennemi de la révolution ». Par conséquent, le prix a été critiqué en URSS pendant des décennies.

2. Boris Pasternak (1958)


Pasternak a reçu le prix « pour son importante contribution à la fois à la poésie lyrique contemporaine et à la grande tradition de l'épopée russe ». Son Docteur Jivago venait juste d'être dévoilé au monde à la veille du prix et il a été publié pour la première fois en Italie après avoir subi une interdiction en Union soviétique.
Les médias et les bureaucrates de l'État ont lancé une campagne de harcèlement contre Pasternak. Il a été qualifié de traître à la Patrie pour avoir été publié à l'étranger et avoir reçu le prix Nobel, ce qui était considéré comme une trahison et un acte antisoviétique.
Pasternak a été contraint de renoncer à recevoir le prix et il est devenu personna non grata en Union soviétique. Une citation d'une réunion d'écrivains communistes était la suivante : « Je n'ai pas lu Pasternak, mais je le condamne ». Ces mots sont devenus un aphorisme qui symbolisait l’absurdité de la censure dans l'État soviétique. 
Voici huit faits sur Boris Pasternak que vous devez savoir.

3. Mikhaïl Cholokhov (1965)


Cholokhov est l'auteur du roman épique Le Don paisible, qui parle des Cosaques russes pendant la révolution et la guerre civile. Ce roman est généralement surnommé le « Guerre et Paix du XXe siècle ». Cependant, le livre a fait l'objet de nombreuses controverses, ainsi que de théories du complot selon lesquelles Cholokhov ne serait pas son véritable auteur, car ses autres travaux ne montrent pas la même finesse et le même talent littéraire.
Le comité le déclara néanmoins lauréat du prix « pour la puissance artistique et l’intégrité avec laquelle, dans son épopée du Don, il a dépeint une phase historique de la vie du peuple russe ».
Cette fois, l'État soviétique n'avait rien contre le prix. D’ailleurs, depuis 1958, les autorités tentaient de promouvoir Cholokhov en tant qu’écrivain. L'ambassadeur soviétique en Suède a reçu l'ordre de préciser que l'URSS apprécierait beaucoup que le prix soit remis à Cholokhov.

4. Alexandre Soljenitsyne (1970)


Alexandre Soljenitsyne a été le premier écrivain soviétique à parler ouvertement du Goulag dans ses romans. Une Journée d’Ivan Denissovitch, qui décrit la routine d'un prisonnier de camp, a été publié en 1962 et créé une onde de choc en URSS.
Soljenitsyne a passé huit ans au Goulag et, après sa libération, il a commencé une activité dissidente et à travailler dans le domaine des droits de l'homme. Après qu’il a eu reçu le prix Nobel, la publication de ses œuvres s'est arrêté brusquement en URSS.
Le prix lui a été remis « pour la force éthique avec laquelle il a poursuivi les indispensables traditions de la littérature russe ». Cela a encore plus irrité les autorités soviétiques contre lui et son activité « antisoviétique ». Quatre ans plus tard, il a été expulsé du pays et ce n'est qu'à ce moment-là qu'il a eu la chance de recevoir son prix et la récompense financière qu’il prévoit.

5. Joseph Brodsky (1987)


Joseph Brodsky rêvait du prix Nobel depuis son plus jeune âge. Il souhaitait être reconnu internationalement en tant que poète et se sentait à l’étroit à Saint-Pétersbourg, ainsi que dans l'Union soviétique en général. Ses poèmes n'étaient pas publiés en raison de la censure stricte et n'étaient été diffusés que par le samizdat (système d’édition clandestine en URSS, ndlr).
Il cherchait une occasion de quitter le pays et avait même un projet de faux mariage avec une Américaine, mais il ne l’a jamais mis en œuvre. LeKGB lui a demandé de quitter le pays avant qu’il ne puisse mettre son plan à exécution. Alors, il est parti pour les États-Unis.
Là-bas, le poète russe a décidé de changer de langue, mais il a eu de la peine à composer des poèmes en anglais. Au pays de l'Oncle Sam, Brodsky s’est fait connaître en tant que professeur slave et essayiste.

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