Washington,
de notre correspondant En 1964, un jeune homme de 24 ans est traduit en justice pour «parasitisme social» devant un tribunal de Leningrad, en URSS. «Quel est votre métier?», lui demande le juge. «Poète», répond-il. «Quelle est votre occupation permanente?», corrige le juge, excédé. «Je croyais que c'était une occupation permanente», répond le jeune homme, qui sera condamné à cinq ans d'exil dans le grand nord pour avoir notamment exercé le métier de poète «sans les qualifications nécessaires». Après une campagne de protestations internationales en faveur de sa libération, il en reviendra finalement au bout de dix-huit mois.
Joseph Alexandrovitch Brodsky a exercé jusqu'au bout le métier pour lequel il n'avait pas les «qualifications nécessaires», mais qui lui valut le prix Nobel de littérature en 1987. Il est mort dans la nuit de dimanche à lundi dans sa petite maison de Brooklyn, à New York, d'une crise cardiaque à 55 ans. La semaine dernière, il avait révisé les épreuves d'un recueil de poèmes chez son éditeur américain. Et un recueil de ses essais, On Grief and Reason (Du chagrin et de la raison) venait de paraître aux Etats-Unis.
«Je suis dans la situation idéale: poète russe, essayiste anglais, citoyen des Etats-Unis», a-t-il dit un jour. Depuis son arrivée aux Etats-Unis, en 1972, il s'était en effet mis à écrire en anglais la plupart des essais qui lui étaient commandés par de nombreuses revues internationales, mais c'est en russe uniquement qu'il composait sa poésie, qu'il lui arrivait de traduire lui-même en anglais. Cette aisance dans les deux langues évoquait évidemment la grande ombre de Vladimir Nabokov, un autre représentant de la créativité moderne pétersbourgeoise réfugié aux Etats-Unis, comme Stravinski ou Balanchine.
Brodsky avait été le plus jeune récipiendaire du prix Nobel, après Albert Camus. Mais si les honneurs et les prix littéraires s'étaient multipliés, rien n'égalait à ses yeux l'intensité du moment de sa jeunesse où il avait appris, alors qu'il vivait encore à Leningrad, que son éditeur britannique préparait une édition de ses poèmes préfacée par W.H. Auden ­ un des poètes de son panthéon personnel. Tout le reste, avait-il confié un jour, n'avait été ensuite dans sa vie littéraire qu'un «anticlimax».
Car il était avant tout poète ­ et c'est comme tel que son deuil sera porté en Russie, dont il était devenu, par le samizdat d'abord, par l'exil forcé, puis par le livre enfin, à la faveur de la glasnost et de l'effondrement soviétique, le plus grand poète vivant. Brodsky avait commencé de publier ses premiers poèmes à l'âge de 15 ans et, dans la ville qu'il a toujours comme tant d'autres appelé «Pieter», ses vers avaient vite trouvé le chemin des feuilles imprimées à la diable et transmises à la sauvette, qui donnèrent naissance, dans les années 60, à la littérature clandestine. Remarqué par la grande poétesse russe Anna Akhmatova, il fit partie du petit groupe de jeunes poètes qu'elle appelait son «choeur magique». Il avait quitté le lycée très vite ­ «avant tout parce que j'en avais assez de la tête de mes professeurs», confia-t-il plus tard. Il exerce divers travaux manuels ­ notamment assistant pour les autopsies à la morgue de Leningrad ­ et continue d'écrire ses poèmes, à défaut de pouvoir les publier. Il apprend lui-même le polonais pour pouvoir lire Czeslaw Milocz et l'anglais pour comprendre John Donne.
Sa poésie est l'héritière de la tradition du modernisme pétersbourgeois et la ville y occupe une place centrale et dominante. Les thèmes de la solitude, de la séparation, du départ y occupent très tôt une place majeure. Au bout de la Russie, bâtie de force sur les marécages, «Pieter», expliquait Brodsky, était, posée au bord de la Baltique, le commencement du nouveau monde, l'appel à l'aventure. Il avait consacré à sa ville natale un de ses essais les plus souvent cités, Chronique d'une ville re-nommée (paru dans son premier recueil, Loin de Byzance).
Devenu symbole inévitablement politique de la dissidence littéraire, Brodsky n'était pourtant pas un écrivain «politique». Ses démêlés avec les autorités soviétiques de l'époque viennent de sa vision fondamentale du poète qui revendique la liberté pour elle-même. C'est en cela qu'il représentait d'une certaine manière la pure essence de la dissidence, le poète contre l'empereur, moins par ses idées ou par ce qu'il écrit que par son existence même. Avec l'humour très britannique qu'il apportait à sa conversation, il expliquait sa violente hostilité à Lénine moins par une opposition à sa politique que par une raison quasi esthétique: le fait que «son portrait était partout». C'est pour la même raison que Brodsky, après son exil, avait toujours refusé de se poser en martyr de la raison d'Etat ou du régime soviétique. Il avait ainsi vigoureusement protesté contre la publication, à l'Ouest et en Russie, de la sténographie de son fameux procès de 1964 ­ qui avait été à l'époque un des best-sellers du samizdat, tout comme sa lettre à Leonid Brejnev, protestant contre sa déportation: «Cessant d'être un citoyen de l'URSS, je ne cesse pas d'être un poète russe. Je sais que je reviendrai. Les poètes reviennent toujours. En personne ou sur le papier.» Littérairement, et dans ce rapport dédaigneux avec le pouvoir et la raison d'Etat, il était par bien des côtés l'anti-Soljenitsyne.
Depuis l'effondrement du communisme, l'URSS était redevenue la Russie et Leningrad, Saint-Pétersbourg. Brodsky y était retourné sur le papier ­ la première édition russe officielle de ses poèmes, en 1990, avait vu ses 200.000 exemplaires arrachés en quelques jours. Mais il avait choisi de ne pas y retourner physiquement, d'abord en raison d'une santé fragile (trois crises cardiaques et deux opérations à coeur ouvert), ensuite parce que, nous confiait-il chez lui en novembre 1994, il ne voulait pas se sentir «touriste» dans la ville qui avait été la sienne et qu'il avait de fait emportée avec lui en 1972. Depuis son exil, les autorités soviétiques avaient refusé tout visa à ses parents, qu'il n'avait pu revoir avant leur mort. Dans un de ses derniers textes, parus dans le New Yorker, consacré à la mort de son ami le poète anglais Stephen Spender, Brodsky décrit son arrivée à l'aéroport de Londres, quand le douanier lui demande s'il est là «pour le plaisir ou pour affaires». «Qu'est-ce qu'un enterrement?», demande-t-il.
Ouvrages de Joseph Brodsky traduits en français Poésie: Colline et autres poèmes (Seuil, 1966); Poèmes 1961-1987 (Gallimard, 1987); Verumne et autres poèmes (Gallimard, 1993).
Essais: Loin de Byzance (Fayard, 1988); la Mer de jouvence, avec Andréi Platonov (Albin Michel, 1988); Leningrad (Autrement, 1988); Acqua alta, (Gallimard, 1993).Pierre BRIANCON