KOMINTERN
BIBLIOGRAPHIE
Margarete
BUBER-NEUMANN, La révolution mondiale. L'histoire du Komintern (1919-1943)
racontée par l'un de ses principaux témoins, Paris, Casterman, 1971
J. GOTOVITCH, M.
NARINSKI,et al., Komintern : l'histoire et les hommes. DIctionnaire
biographique de l'Internationale communiste, P, Ed. de l'Atelier, 2001, 604 p
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De Lénine à Staline. Dix ans au service de l’Internationale communiste,
1921-1931, Neuchatel, Éditions de la Baconnière, 1971, 507 p
Jacques Freymond,
Contributions à l’histoire du Komintern, Genève, Librairie Droz, 1965, 265p.
Pierre Broué, Histoire de
l’Internationale communiste, 1919-1943, Paris, Fayard, 1997.
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L’Internationale communiste contre le capital, 1919-1924, Paris, PUF, coll. «
Actuel Marx », 2003.
Kevin McDermott, Jeremy Agnew,
The Comintern : A History of International Communism from Lenin to Stalin,
Basingstoke, MacMillan, 1996.
Serge Wolikow, L’Internationale
communiste (1919-1943). Le Komintern ou le rêve déchu du parti mondial de
la révolution, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2010, 287
pages
*Collectif,
Moscou-Paris-Berlin (1939-1941): Télégrammes
chiffrés du Komintern, Tallandier– 7 mars 2003
*Collectif,
Moscou-Paris-Berlin (1939-1941): Télégrammes
chiffrés du Komintern, Tallandier– 7 mars 2003
IIIe Internationaleou Internationale communiste (IC)ou Komintern
(abréviation de son nom russe)
(abréviation de son nom russe)
1. NAISSANCE
À l'origine de l'Internationale communiste, se trouvent les bolcheviks russes et en particulier Lénine qui, dès 1915, a proclamé « la faillite de la IIe Internationale ». Le congrès constitutif de mars 1919 rassemble 54 participants de 21 pays, dont seuls les délégués du parti communiste de Russie (bolchevik) et du parti communiste allemand représentent une force réelle dans leur pays. Il s'agit de fonder dans chaque pays un parti révolutionnaire de type nouveau, le parti communiste, à partir des minorités et même, comme en Norvège, en Suède et en Italie pour un temps, des majorités des partis socialistes. Mais la perspective des adhésions de cette seconde sorte fait craindre aux dirigeants de l'IC que celle-ci ne soit « diluée par l'apport d'éléments hésitants et indécis qui ne sont pas encore définitivement libérés de l'idéologie de la IIe Internationale ».
2. LES VINGT ET UNE CONDITIONS D'ADHÉSION
C'est pourquoi le IIe Congrès (juillet-août 1920) pose vingt et une conditions pour l'adhésion à l'IC. Il est précisé en particulier que les partis adhérents doivent changer leur nom en celui de parti communiste, s'épurer « des éléments petits-bourgeois » et adopter « le centralisme démocratique » ; ils doivent développer – y compris clandestinement dans l'armée et parmi les paysans –, une propagande communiste ; ils doivent enfin se conformer aux décisions de la IIIe Internationale, obligatoires pour eux, « apporter aide et secours » aux républiques soviétiques et soutenir « par des faits les mouvements libérateurs des colonies ».
Sur cette base vont se constituer plusieurs dizaines de partis communistes. En 1928, 65 partis et organisations sont convoqués au VIe Congrès de l'IC, 76 au VIIe Congrès de 1935.
3. ORGANISATION
À la différence des précédentes Internationales, l'IC n'est pas une fédération de partis, mais elle unit les partis communistes en « un parti mondial », le but étant de fonder une « Union mondiale des républiques socialistes des soviets ». Les partis adhérents sont autant de « sections » de l'Internationale dont la direction fonctionne comme « l'état-major de la révolution mondiale ».
L'« organe suprême » de l'IC est le congrès mondial, qui doit se réunir tous les deux ans (en fait, il se réunira sept fois en 24 ans). Dans l'intervalle des congrès, un Comité exécutif dirige l'organisation. Il élit lui-même un présidium, un bureau d'organisation et un secrétariat. En 1926, ces deux derniers organismes fusionnent en un secrétariat politique. Entre les congrès se réunit le plénum élargi du Comité exécutif et les représentants des sections nationales. Tous ces organismes siègent à Moscou.
Tous les partis possèdent des représentants permanents auprès du Comité exécutif et, en retour, l'Internationale envoie auprès de ses sections nationales des délégués aux pouvoirs étendus. De plus, l'IC possède des bureaux à Kiev, à Stockholm, à Vienne, à Amsterdam et surtout à Berlin, où siège, de 1927 à 1933, un Bureau pour l'Europe occidentale. Enfin, il existe à Moscou des écoles de l'Internationale pour les cadres des partis communistes du monde entier. L'Internationale édite un périodique en quatre langues, l'Internationale communiste, qui devient ensuite la Correspondance internationale. On estime à un peu plus de 700 le nombre des kominterniens, délégués aux congrès et membres des services de l'IC.
4. L'ÉTAT-MAJOR KOMINTERNIEN
Si Lénine prend part directement aux premiers travaux de l'Internationale, la présence physique de Staline est beaucoup plus discrète, inversement proportionnelle à son influence réelle à partir de 1924-1926. Trotski joue un rôle important lors des premiers congrès. Mais les kominterniens les plus en vue sont Zinoviev, président de l'Internationale de 1919 à 1926, Boukharine, également président de 1926 à 1928, le Bulgare Georgi Dimitrov, secrétaire général de 1935 à 1943, Iossif Piatnitski, membre du secrétariat de 1928 à 1935, Dmitri Manouilski, également membre du secrétariat de 1928 à 1943 et proche de Staline, et le Finlandais Otto Kuusinen, au secrétariat de 1921 à 1939.
5. LA PÉRIODE LÉNINE : DIVERGENCES ET DÉBATS
Du vivant de Lénine, les débats au sein des organismes dirigeants sont réels et diverses tendances divisent alors l'Internationale.
À gauche, plusieurs dirigeants des partis d'Allemagne, de Grande-Bretagne et d'Italie se montrent enclins à l'action directe. C'est contre eux que Lénine écrit, en 1920, la Maladie infantile du communisme : le gauchisme. Sous son influence et en tenant compte de l'évolution défavorable de la situation internationale pour les mouvements révolutionnaires (échec des révolutions en Europe), le IIIe Congrès de l'IC (juin-juilllet 1921) lance le mot d'ordre « Allez aux masses », que le Ier plénum du Comité exécutif du 18 décembre 1921 précise, en déclarant qu'il s'agit de constituer un « front unique prolétarien » avec les sociaux-démocrates, les anarchistes, les syndicalistes et même les adhérents aux syndicats chrétiens et libéraux, non plus pour la révolution mondiale mais pour « conquérir plus de pain et de paix » (appel du 1er janvier 1922). Ce mot d'ordre suscite une vive résistance de la part des partis espagnol, français et italien.
Le IVe Congrès (novembre-décembre 1922) reprend le mot d'ordre de « front unique », envisageant la formation de gouvernements avec les sociaux-démocrates, et propose pour les pays colonisés un « front unique anti-impérialiste » avec la paysannerie et la bourgeoisie nationales. Dès 1923, en Chine, le délégué de l'IC pousse le particommuniste à intégrer le Guomindang.
En janvier 1924, le bureau du Comité exécutif donne un sens nouveau au « front unique prolétarien » en considérant que celui-ci doit être réalisé uniquement à la base sans contact avec les dirigeants socialistes.
6. LA BOLCHEVISATION
Le Ve Congrès (juin-juilllet 1924) décide la « bolchevisation », ce qui signifie l'adoption intégrale du centralisme démocratique, la disparition des tendances, la constitution d'un noyau de dirigeants permanents et l'organisation sur la base de cellules d'entreprise. La « bolchevisation » permet d'ancrer les partis communistes dans le monde ouvrier et de former des équipes stables de dirigeants. Ces mesures de réorganisation sont prises à un moment où les luttes de factions deviennent aiguës au sein du parti communiste de l'URSS, qui joue un rôle essentiel dans l'IC. Ainsi l'épuration frappe-t-elle dans tous les partis communistes les trotskistes (1925-1926), les partisans de Zinoviev (1926-1928), puis les amis de Boukharine après 1928.
7. LE POIDS DE STALINE
Le poids de Staline au sein du parti communiste de l'URSS comme de l'IC est désormais prépondérant et l'intransigeance à l'égard des socialistes ne fait que croître. Le VIe Congrès (juillet-septembre 1928) adopte la thèse « classe contre classe », qui prône des alliances sans compromis, et la tâche principale des communistes est de « défendre par tous les moyens l'URSS, « seule patrie » du prolétariat international.
À partir de 1928, les communistes chinois contrôlent militairement une partie de leur pays. Cependant, l'avènement de l'hitlérisme en Allemagne (30 janvier 1933), la poussée des mouvements fascistes en Europe provoquent un tournant au sein du mouvement communiste international : le parti communiste français (PCF), le premier, s'engage dans la voie d'un Front populaire, initiative que l'IC approuve (et qu'elle a partiellement inspirée par l'intermédiaire de son délégué, E. Fried, à Paris) et étend ensuite à ses autres sections d'Espagne, d'Italie, etc.
Lors de la guerre civile espagnole (1936-1939), l'IC est à l'origine de la constitution des Brigades internationales et cherche, en vain, à développer des actions communes avec l'Internationale ouvrière socialiste (IOS). À la même époque, les purges staliniennes atteignent les cadres dirigeants de l'Internationale, dont certains sont exécutés.
8. LA SECONDE GUERRE MONDIALE ET LA DISSOLUTION DE L'IC
Après la signature, en août 1939, du pacte germano-soviétique, le Comité exécutif de l'Internationale définit la guerre comme une « guerre injuste, réactionnaire, impérialiste » des deux côtés. Mais cette orientation est remise en question après l'attaque hitlérienne contre l'URSS en juin 1941. L'accent est alors mis sur la résistance aux nazis et sur la constitution de fronts nationaux, voie dans laquelle certains partis communistes s'étaient déjà engagés. Pour faciliter la formation de ces fronts, l'IC est dissoute le 15 mai 1943.
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Les envoyés de Staline
À propos de : Brigitte Studer, The Transnational World of
Cominternians, Palgrave Macmillan
le 25 octobre 2016
Que fut l’Internationale Communiste ? Pas une conspiration pour
exporter la Révolution par tous les moyens, montre Brigitte Studer à partir de
nouvelles archives. En remettant au premier plan les trajectoires de hommes qui
l’incarnèrent, l’histoire qu’elle en propose éclaire certains aspects du
stalinisme.
Recensé : Brigitte Studer,
The Transnational World of Cominternians, Palgrave Macmillan, 2015, 227 p.
Voici un petit ouvrage, particulièrement dense, sur les Kominterniens,
ces communistes de tout pays, acteurs de l’Internationale Communiste (IC), ou
Komintern, fondée à l’appel de Lénine en 1919 et dissoute par Staline en 1943.
Brigitte Studer évalue leur nombre total à près de 10 000, qui sont soit à
Moscou, dans l’appareil, soit en mission à l’étranger. Sur un sujet longtemps
maltraité (au double sens du terme), l’ouvrage devrait devenir une référence
pour toux ceux qu’intéresse l’énigme du communisme au XXe siècle.
Le rôle de l’Internationale Communiste, ce parti mondial du
communisme, fut longtemps méconnu, faute de sources, et interprété au prisme de
l’histoire complot : ces émissaires n’étaient-ils pas clandestins et leurs
activités secrètes ? Pour nombre d’historiens, c’est par son relais que
s’exerça le pouvoir de l’URSS, et in fine, de Staline lui-même, sur les partis
communistes qui n’en étaient que des sections. D’où les accusations longtemps
portées contre ceux-ci de n’être que des « partis de l’étranger ». Les
conditions étaient donc réunies pour que l’histoire du Komintern alimente le
conspirationnisme d’analystes pressés, désireux, en flirtant avec
l’irrationalisme, de vendre du frisson. Cette synthèse scientifique de travaux
réalisés depuis plus de trente ans (en partie grâce aux archives du RGASPI à
Moscou, désormais accessibles), conduits notamment par l’auteure elle-même,
mais qui ne sont malheureusement connus que des spécialistes, mérite d’être
méditée.
Vie et mort de l’internationalisme
Brigitte Studer, professeur d’histoire à l’Université de Bern, après
une thèse d’histoire sociale consacrée au parti communiste suisse, s’est
progressivement attachée à la dimension internationale de l’histoire du
communisme en privilégiant l’analyse de ses institutions et de ses acteurs, les
fameux Kominterniens. L’étude est donc solidement arrimée à des recherches
biographiques et prosopographiques, tout en interrogeant, par cette voie,
l’ensemble des enjeux de l’histoire des soviétismes ou, dit autrement, du
stalinisme.
L’auteur reprend dans cet ouvrage plusieurs études précédemment parues
en différentes langues (allemand, anglais, français), désormais problématisées
dans une vigoureuse introduction sous les auspices de Reinhart Koselleck et de
sa conception de l’ « expectation », ce futur fait présent, comme condition de
l’engagement (p. 4). Les Kominterniens sont au cœur de cette identité
communiste dans sa dimension utopique des années 1920 et 1930, qui est aussi
une dimension nécessairement « transnationale ». Il ne faut jamais oublier en
effet qu’avant la re-nationalisation de l’imaginaire communiste et des
pratiques d’État, « l’internationalisme était omniprésent non seulement dans la
pensée des leaders mais aussi dans les pratiques publiques soviétiques » (p.
5). Comme le souligne Vassili Grossman dans son roman, Vie et Destin, la
Deuxième Guerre mondiale fut le vecteur, en URSS, de l’éclosion d’un sentiment
national « jusqu’alors souterrain » (p. 627).
La période étudiée – 1919-1943 – est donc fondamentale pour enquêter
sur le mystère de cette alchimie qui transforma tout en son contraire :
l’égalité en inégalité revendiquée, le matérialisme en spiritualisme (une
histoire qui fait curieusement écho avec le retour actuel de Confucius dans la
Chine Populaire), l’internationalisme en nationalisme, le rationalisme marxiste
en religion d’État, l’éducation nouvelle en réemploi du traditionalisme
pédagogique, la libération des femmes en reconfiguration de la domination
masculine, la jeunesse révolutionnaire en gérontocratie communiste. C’est dire
que cette période nous plonge dans un monde difficilement imaginable et
aujourd’hui recouvert par les représentations qui caractérisent le stalinisme
victorieux, celui de l’après Deuxième Guerre mondiale, où les mots ne servaient
plus qu’à faire durer l’agonie d’une utopie égalitariste et internationaliste
qui était encore celle des Kominterniens.
Qu’on ne s’y méprenne pas : Brigitte Studer n’entend pas réhabiliter
par la bande une période de l’histoire communiste au détriment de son devenir
stalinien, sauver Lénine en diabolisant Staline. Avec cette étude, il s’agit au
contraire de penser froidement une histoire qui nous concerne au premier chef
parce qu’elle pose la question, somme toute classique, de la Révolution,
rationnellement souhaitable – comment accepter l’irrationalisme politique et
ses méfaits ? – mais souvent historiquement détestable (ici la Grande terreur,
le Goulag, les exécutions sommaires, le mensonge politique érigé en art de
gouvernement, le retour aux valeurs d’ordre au nom du « marxisme », etc.).
Voyageurs et victimes de la Révolution
Les hommes (mais aussi les femmes), les militants, qui ont vécu ce
chambardement symbolique, cette renationalisation de l’imaginaire communiste et
ces réinvestissements des valeurs d’ordre, ont eu des destins évidemment
divers, de ceux qui, très tôt, se déprirent de l’emprise communiste à ceux qui,
jusqu’au bout, restèrent fidèles, parfois d’une fidélité de façade peu à peu
dévitalisée. B. Studer commence son récit en se plaçant dans le Paris de l’été
1933, lorsque se réunissent trois membres de l’Internationale communiste :
l’Allemand Willi Münzenberg, le Bohémien Otto Katz et le Hongrois Arthur
Koestler, avec pour tâche de contrer la machine de propagande nazie. Koestler,
rappelle-t-elle, quitte le Parti en 1938, Münzenberg meurt en 1940 dans des
circonstances encore inexpliquées après avoir dénoncé le Pacte
germano-soviétique, tandis que Katz, Kominternien modèle, attendra, si l’on ose
dire, 1952 pour être rattrapé par l’histoire. Arrêté à Prague dans le cadre du
procès Slansky, du nom du principal dirigeant tchécoslovaque incriminé dans
cette répétition des « Grands Procès » de Moscou, il fut condamné à mort et
exécuté.
Ces voyageurs internationalistes ne sont que trois des figures de ces
Kominterniens qui, de 1919 à 1943, furent « des révolutionnaires professionnels
[qui] vouèrent tout ou partie de leur vie à un engagement distinctif total et
[qui] parfois aussi, la perdirent » (p. 2). De mission en mission, ils sont au
cœur des enjeux géopolitiques mondiaux de l’entre-deux-guerres et de l’histoire
du communisme. Ce sont à ce titre des acteurs privilégiés dont l’histoire
personnelle, souvent tourmentée, se déroule sur les multiples scènes du jeu
politique. Le Komintern « était transnational et, pour reprendre les termes de
Jürgen Osterhammel, un espace social au-delà des cultures nationales qui le
configuraient » (p. 5). Il avait le monde entier comme champ d’action.
Dans cette perspective transnationale, quatre principaux canaux de
circulation doivent être analysés selon B. Studer :
Les processus de formation et d’imposition d’objectifs politiques
communs ; les liens structurels visant à une organisation unifiée et
centralisée ; les échanges de personnels ; et finalement, la formation d’une
culture à travers l’intégration des communistes dans un système global et un
mode de vie spécifique, ainsi que l’écrivain communiste français Paul Nizan le
qualifie dans La Conspiration (1938) : « le communisme c’est de la politique
mais aussi un style de vie ». (p. 9-10)
Le Komintern, comprenant 67 sections nationales au début des années
1930, fut en fait une organisation bureaucratique complexe, en continuelle
transformation, à la fois structurelle et politique (p. 11). Reprenant à son
compte la périodisation proposée par Franz Borkenau dès 1938, B. Studer
distingue plusieurs phases :
À ses débuts, le Komintern cherche à promouvoir la révolution
mondiale, puis il devient un outil dans les luttes de factions russes, avant,
finalement, de devenir prioritairement un instrument de la politique étrangère
soviétique. (p.11)
B. Studer propose une étude du « stalinisme » par cette voie d’entrée,
à mon avis particulièrement heuristique. Les acteurs du Komintern, ainsi que
les communistes étrangers vivant en URSS, bien loin d’être protégés, furent en
masse victimes de la répression stalinienne à la fin des années 1930. Comme le
rappelle B. Studer, « le Komintern était un point de fixation de la paranoïa
qu’entretenait Staline à l’endroit des espions étrangers » : « Tous, au
Komintern, vous jouez directement dans les mains ennemies », écrivait ce
dernier au secrétaire général du Komintern, Georgi Mikhailov Dimitrov, en
février 1937.
Mais les Kominterniens furent d’abord des acteurs d’une « civilisation
du self-report », dont les autobiographies de Parti et les autocritiques
étaient les maîtres mots, et des acteurs surveillés, auscultés, formés,
orientés grâce à des institutions spécifiques qui offrent aujourd’hui aux
chercheurs une masse documentaire considérable et sont au principe d’un vaste
champ international de recherche qu’on appelle parfois les « soviet
subjectivities ». B. Studer a joué un rôle clef dans le développement de ce
champ, en historienne attentive aux multiples évolutions « paradigmatiques »,
auxquelles elle emprunte outils et conceptualisations. On trouvera dans ce
livre une synthèse de ses apports.
Il est certainement vain de vouloir résumer les développements de
cette synthèse qui, en 8 courts chapitres, parcourt nombre de thèmes
fondamentaux. Après avoir défini le modèle bolchevique, B. Studer étudie
successivement « la femme nouvelle », la vie des Kominterniens dans le Moscou
de Staline, les pratiques soviétiques de Parti auxquelles ils se livrent, leur
transformation en « vrais » Bolcheviques (et les « techniques de soi » que cela
suppose), les rapports entre le Parti et la vie privée, les modalités d’un
autre devenir individuel possible, qui fait passer du statut de camarade à
celui d’espion.
On retiendra ici, de manière
certainement arbitraire, l’un de ces enjeux repris dans un épilogue qui s’ouvre
sur une esquisse d’analyse comparée de la période kominternienne avec la
suivante, celle du Kominform. La dissolution du Komintern en 1943 ne signifie
évidemment pas que le système communiste mondial ait abandonné son verticalisme
dominé par l’URSS. Bien au contraire. De nombreux éléments du Komintern furent
repris et restructurés. Le Kominform en sera l’un des principaux prolongements.
Il ne faudrait cependant pas en conclure que rien n’a changé. Symboliquement,
la dissolution du Komintern met fin à un projet internationaliste d’un certain
type au profit d’un internationalisme bureaucratisé. Les logiques de survie des
appareils sont désormais prévalentes et leur inertie domine, même si le langage
peut encore faire illusion, même si les luttes ouvrières – dont la raison
d’être n’est en rien fondée sur le communisme mais sur une autre réalité, celle
de la domination capitaliste – nourrit le communisme hors de l’URSS, par
exemple en France.
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Les envoyés de Staline
À propos de : Brigitte Studer, The Transnational World of
Cominternians, Palgrave Macmillan
le 25 octobre 2016
Que fut l’Internationale Communiste ? Pas une conspiration pour
exporter la Révolution par tous les moyens, montre Brigitte Studer à partir de
nouvelles archives. En remettant au premier plan les trajectoires de hommes qui
l’incarnèrent, l’histoire qu’elle en propose éclaire certains aspects du
stalinisme.
Recensé : Brigitte Studer,
The Transnational World of Cominternians, Palgrave Macmillan, 2015, 227 p.
Voici un petit ouvrage, particulièrement dense, sur les Kominterniens,
ces communistes de tout pays, acteurs de l’Internationale Communiste (IC), ou
Komintern, fondée à l’appel de Lénine en 1919 et dissoute par Staline en 1943.
Brigitte Studer évalue leur nombre total à près de 10 000, qui sont soit à
Moscou, dans l’appareil, soit en mission à l’étranger. Sur un sujet longtemps
maltraité (au double sens du terme), l’ouvrage devrait devenir une référence
pour toux ceux qu’intéresse l’énigme du communisme au XXe siècle.
Le rôle de l’Internationale Communiste, ce parti mondial du
communisme, fut longtemps méconnu, faute de sources, et interprété au prisme de
l’histoire complot : ces émissaires n’étaient-ils pas clandestins et leurs
activités secrètes ? Pour nombre d’historiens, c’est par son relais que
s’exerça le pouvoir de l’URSS, et in fine, de Staline lui-même, sur les partis
communistes qui n’en étaient que des sections. D’où les accusations longtemps
portées contre ceux-ci de n’être que des « partis de l’étranger ». Les
conditions étaient donc réunies pour que l’histoire du Komintern alimente le
conspirationnisme d’analystes pressés, désireux, en flirtant avec
l’irrationalisme, de vendre du frisson. Cette synthèse scientifique de travaux
réalisés depuis plus de trente ans (en partie grâce aux archives du RGASPI à
Moscou, désormais accessibles), conduits notamment par l’auteure elle-même,
mais qui ne sont malheureusement connus que des spécialistes, mérite d’être
méditée.
Vie et mort de l’internationalisme
Brigitte Studer, professeur d’histoire à l’Université de Bern, après
une thèse d’histoire sociale consacrée au parti communiste suisse, s’est
progressivement attachée à la dimension internationale de l’histoire du
communisme en privilégiant l’analyse de ses institutions et de ses acteurs, les
fameux Kominterniens. L’étude est donc solidement arrimée à des recherches
biographiques et prosopographiques, tout en interrogeant, par cette voie,
l’ensemble des enjeux de l’histoire des soviétismes ou, dit autrement, du
stalinisme.
L’auteur reprend dans cet ouvrage plusieurs études précédemment parues
en différentes langues (allemand, anglais, français), désormais problématisées
dans une vigoureuse introduction sous les auspices de Reinhart Koselleck et de
sa conception de l’ « expectation », ce futur fait présent, comme condition de
l’engagement (p. 4). Les Kominterniens sont au cœur de cette identité
communiste dans sa dimension utopique des années 1920 et 1930, qui est aussi
une dimension nécessairement « transnationale ». Il ne faut jamais oublier en
effet qu’avant la re-nationalisation de l’imaginaire communiste et des
pratiques d’État, « l’internationalisme était omniprésent non seulement dans la
pensée des leaders mais aussi dans les pratiques publiques soviétiques » (p.
5). Comme le souligne Vassili Grossman dans son roman, Vie et Destin, la
Deuxième Guerre mondiale fut le vecteur, en URSS, de l’éclosion d’un sentiment
national « jusqu’alors souterrain » (p. 627).
La période étudiée – 1919-1943 – est donc fondamentale pour enquêter
sur le mystère de cette alchimie qui transforma tout en son contraire :
l’égalité en inégalité revendiquée, le matérialisme en spiritualisme (une
histoire qui fait curieusement écho avec le retour actuel de Confucius dans la
Chine Populaire), l’internationalisme en nationalisme, le rationalisme marxiste
en religion d’État, l’éducation nouvelle en réemploi du traditionalisme
pédagogique, la libération des femmes en reconfiguration de la domination
masculine, la jeunesse révolutionnaire en gérontocratie communiste. C’est dire
que cette période nous plonge dans un monde difficilement imaginable et
aujourd’hui recouvert par les représentations qui caractérisent le stalinisme
victorieux, celui de l’après Deuxième Guerre mondiale, où les mots ne servaient
plus qu’à faire durer l’agonie d’une utopie égalitariste et internationaliste
qui était encore celle des Kominterniens.
Qu’on ne s’y méprenne pas : Brigitte Studer n’entend pas réhabiliter
par la bande une période de l’histoire communiste au détriment de son devenir
stalinien, sauver Lénine en diabolisant Staline. Avec cette étude, il s’agit au
contraire de penser froidement une histoire qui nous concerne au premier chef
parce qu’elle pose la question, somme toute classique, de la Révolution,
rationnellement souhaitable – comment accepter l’irrationalisme politique et
ses méfaits ? – mais souvent historiquement détestable (ici la Grande terreur,
le Goulag, les exécutions sommaires, le mensonge politique érigé en art de
gouvernement, le retour aux valeurs d’ordre au nom du « marxisme », etc.).
Voyageurs et victimes de la Révolution
Les hommes (mais aussi les femmes), les militants, qui ont vécu ce
chambardement symbolique, cette renationalisation de l’imaginaire communiste et
ces réinvestissements des valeurs d’ordre, ont eu des destins évidemment
divers, de ceux qui, très tôt, se déprirent de l’emprise communiste à ceux qui,
jusqu’au bout, restèrent fidèles, parfois d’une fidélité de façade peu à peu
dévitalisée. B. Studer commence son récit en se plaçant dans le Paris de l’été
1933, lorsque se réunissent trois membres de l’Internationale communiste :
l’Allemand Willi Münzenberg, le Bohémien Otto Katz et le Hongrois Arthur
Koestler, avec pour tâche de contrer la machine de propagande nazie. Koestler,
rappelle-t-elle, quitte le Parti en 1938, Münzenberg meurt en 1940 dans des
circonstances encore inexpliquées après avoir dénoncé le Pacte
germano-soviétique, tandis que Katz, Kominternien modèle, attendra, si l’on ose
dire, 1952 pour être rattrapé par l’histoire. Arrêté à Prague dans le cadre du
procès Slansky, du nom du principal dirigeant tchécoslovaque incriminé dans
cette répétition des « Grands Procès » de Moscou, il fut condamné à mort et
exécuté.
Ces voyageurs internationalistes ne sont que trois des figures de ces
Kominterniens qui, de 1919 à 1943, furent « des révolutionnaires professionnels
[qui] vouèrent tout ou partie de leur vie à un engagement distinctif total et
[qui] parfois aussi, la perdirent » (p. 2). De mission en mission, ils sont au
cœur des enjeux géopolitiques mondiaux de l’entre-deux-guerres et de l’histoire
du communisme. Ce sont à ce titre des acteurs privilégiés dont l’histoire
personnelle, souvent tourmentée, se déroule sur les multiples scènes du jeu
politique. Le Komintern « était transnational et, pour reprendre les termes de
Jürgen Osterhammel, un espace social au-delà des cultures nationales qui le
configuraient » (p. 5). Il avait le monde entier comme champ d’action.
Dans cette perspective transnationale, quatre principaux canaux de
circulation doivent être analysés selon B. Studer :
Les processus de formation et d’imposition d’objectifs politiques
communs ; les liens structurels visant à une organisation unifiée et
centralisée ; les échanges de personnels ; et finalement, la formation d’une
culture à travers l’intégration des communistes dans un système global et un
mode de vie spécifique, ainsi que l’écrivain communiste français Paul Nizan le
qualifie dans La Conspiration (1938) : « le communisme c’est de la politique
mais aussi un style de vie ». (p. 9-10)
Le Komintern, comprenant 67 sections nationales au début des années
1930, fut en fait une organisation bureaucratique complexe, en continuelle
transformation, à la fois structurelle et politique (p. 11). Reprenant à son
compte la périodisation proposée par Franz Borkenau dès 1938, B. Studer
distingue plusieurs phases :
À ses débuts, le Komintern cherche à promouvoir la révolution
mondiale, puis il devient un outil dans les luttes de factions russes, avant,
finalement, de devenir prioritairement un instrument de la politique étrangère
soviétique. (p.11)
B. Studer propose une étude du « stalinisme » par cette voie d’entrée,
à mon avis particulièrement heuristique. Les acteurs du Komintern, ainsi que
les communistes étrangers vivant en URSS, bien loin d’être protégés, furent en
masse victimes de la répression stalinienne à la fin des années 1930. Comme le
rappelle B. Studer, « le Komintern était un point de fixation de la paranoïa
qu’entretenait Staline à l’endroit des espions étrangers » : « Tous, au
Komintern, vous jouez directement dans les mains ennemies », écrivait ce
dernier au secrétaire général du Komintern, Georgi Mikhailov Dimitrov, en
février 1937.
Mais les Kominterniens furent d’abord des acteurs d’une « civilisation
du self-report », dont les autobiographies de Parti et les autocritiques
étaient les maîtres mots, et des acteurs surveillés, auscultés, formés,
orientés grâce à des institutions spécifiques qui offrent aujourd’hui aux
chercheurs une masse documentaire considérable et sont au principe d’un vaste
champ international de recherche qu’on appelle parfois les « soviet
subjectivities ». B. Studer a joué un rôle clef dans le développement de ce
champ, en historienne attentive aux multiples évolutions « paradigmatiques »,
auxquelles elle emprunte outils et conceptualisations. On trouvera dans ce
livre une synthèse de ses apports.
Il est certainement vain de vouloir résumer les développements de
cette synthèse qui, en 8 courts chapitres, parcourt nombre de thèmes
fondamentaux. Après avoir défini le modèle bolchevique, B. Studer étudie
successivement « la femme nouvelle », la vie des Kominterniens dans le Moscou
de Staline, les pratiques soviétiques de Parti auxquelles ils se livrent, leur
transformation en « vrais » Bolcheviques (et les « techniques de soi » que cela
suppose), les rapports entre le Parti et la vie privée, les modalités d’un
autre devenir individuel possible, qui fait passer du statut de camarade à
celui d’espion.
On retiendra ici, de manière
certainement arbitraire, l’un de ces enjeux repris dans un épilogue qui s’ouvre
sur une esquisse d’analyse comparée de la période kominternienne avec la
suivante, celle du Kominform. La dissolution du Komintern en 1943 ne signifie
évidemment pas que le système communiste mondial ait abandonné son verticalisme
dominé par l’URSS. Bien au contraire. De nombreux éléments du Komintern furent
repris et restructurés. Le Kominform en sera l’un des principaux prolongements.
Il ne faudrait cependant pas en conclure que rien n’a changé. Symboliquement,
la dissolution du Komintern met fin à un projet internationaliste d’un certain
type au profit d’un internationalisme bureaucratisé. Les logiques de survie des
appareils sont désormais prévalentes et leur inertie domine, même si le langage
peut encore faire illusion, même si les luttes ouvrières – dont la raison
d’être n’est en rien fondée sur le communisme mais sur une autre réalité, celle
de la domination capitaliste – nourrit le communisme hors de l’URSS, par
exemple en France.
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Le KPD et le Comintern
Bulletin n° 20, automne 2004
Le KPD et le Comintern
(1919-1933)
Entre 1919 et 1933, le centre de gravité du Comintern[2] a été l’Allemagne. Le KPD, die Kommunistische Partei Deutschlands (parti communiste allemand) est une section de l’Internationale communiste. Les Soviétiques considéraient l’Allemagne comme le « pionnier de la révolution prolétarienne »3. Ainsi l’objectif du Comintern en Allemagne jusqu’en 1923 est clair : la victoire révolutionnaire. Mais à partir de 1924, les changements politiques en URSS et en Allemagne orientent KPD et Comintern vers des horizons nouveaux. Le Comintern, pensé lors de sa fondation comme délié de toute attache nationale, devient peu à peu un instrument au service de l’URSS. Les dirigeants de la République de Weimar reprochent tout au long de ces années l’ingérence soviétique dans la politique allemande par le biais du KPD4. Dès lors il faut s’interroger sur les liens qui unissaient un parti politique national et une organisation internationale et considérer pour cela l’évolution de l’Internationale et celle du parti communiste allemand. Le degré d’indépendance du KPD vis-à-vis du Comintern et le rôle de l’Internationale dans les combats du KPD évoluent dans le temps. Les changements au sein de la direction du KPD et du pouvoir soviétique en sont le reflet.
L’Allemagne, centre de la révolution mondiale ?
Le parti communiste allemand est fondé avant l’Internationale communiste, les 30-31 décembre 1918 et 1er janvier 1919 à Berlin. Celui qui est chargé d’organiser ce nouveau parti, envoyé par Moscou, est Karl Radek5. Suivons son itinéraire pour comprendre l’évolution du parti communiste allemand. Radek arrive illégalement en Allemagne le 24 décembre 1918, six semaines après l’éclatement de la révolution de novembre 1918 et bien après l’expulsion d’Adolf Joffe, le représentant soviétique à Berlin, le 5 novembre 1918. L’Empereur est en fuite et la République a été proclamée dès son abdication, le 9 novembre 1918. Il participe en tant que bolchevique à la fondation du parti. Pour Lénine la création du parti communiste allemand fonde de fait l’Internationale communiste6. Radek fut le premier des instructeurs7, envoyé par le gouvernement soviétique pour appliquer sa politique. Quelle est-elle en cette fin d’année 1918 ?
Le discours, daté du 31 décembre 1918, que Radek prononce à ce moment là est d’une importance capitale : a-t-il ou non encouragé à la révolte ? Radek désirait-il organiser un état révolutionnaire en Allemagne pour protéger la révolution russe ? S’il le proclama dans son discours8, il savait que le nombre de Spartakistes9 était ridiculement bas et que les Allemands n’étaient pas prêts pour une révolution, si désorientés qu’ils fussent par la fuite de l’Empereur. Visionnaire, Radek montre là une intuition politique incomparable puisqu’il considère les tentatives putschistes comme risquant de nuire avant tout au développement du nouveau parti. Il maintient cette position lors des événements dits de la « Semaine sanglante » qui opposent à Berlin forces de l’ordre et groupuscules gauchistes10. Ces affrontements se terminent par les meurtres de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, le 15 janvier 1919 tandis que Radek parvient à se cacher jusqu’à son arrestation le 12 février 1919. Au lendemain de l’insurrection, le jeune parti communiste est dans une situation catastrophique. C’est dans sa cellule, véritable « salon politique »11 que Radek reprend contact avec le KPD par l’intermédiaire de Ruth Fischer qui fait le lien avec la centrale du KPD et son dirigeant Paul Levi. Tandis que Radek essaye de rétablir une politique soviétique en Allemagne, est fondée à Moscou l’Internationale communiste.
Lors du Congrès fondateur de l’Internationale communiste (IC) qui a lieu du 2 au 6 mars 1919, un seul représentant du parti allemand est présent : Hugo Eberlein12 . Mandaté par son parti pour s’opposer à la création d’une Internationale, il s’abstient pourtant lors du vote final. L’Internationale est fondée avec comme président Zinoviev et comme siège Moscou. Si le centre politique est, dès la fondation, situé en Russie, très vite les responsables de l’IC ont essayé d’établir des « bureaux » en Occident, avant-poste du Comintern. Un de ces bureaux se trouve à Berlin et va être organisé par Iakov Reich, connu sous le nom du camarade Thomas13. C’est lui qui va mettre en place le secrétariat d’Europe occidentale de l’Internationale communiste (WES) dès l’automne 1919. En collaboration avec Radek, il crée différentes maisons d’édition. Sans être une émanation du bureau exécutif de l’IC, ce secrétariat va surtout servir à établir des liaisons clandestines entre Berlin et Moscou pour que l’Internationale puisse être informée de ce qui se passait en Allemagne et organiser des passages clandestins14.
Tandis que les contacts se nouent entre les militants des deux pays, le KPD tente de se reconstruire. Le congrès de Heidelberg se tient à partir du 20 octobre 1919. Instruit par l’expérience des premiers mois de 1919 comme par celle du congrès de fondation, Paul Levi15 à la tête de l’organisation, s’efforce de réorganiser le parti. Il fait scission avec les membres radicaux qui refusaient de participer aux élections et aux syndicats. Radek s’oppose à cette scission de peur que le KPD devienne une secte insignifiante mais Levi ne tient pas compte des avertissements de Radek. Cet épisode montre l’indépendance du parti par rapport aux bolcheviques. Radek rentre à Moscou à la fin du mois de janvier 1920. Dans son « salon politique », sa réflexion a mûri. C’est en révolutionnaire expérimenté qu’il affirme aux dirigeants russes que l’Allemagne n’est pas prête pour un mouvement révolutionnaire16. Mais la guerre contre la Pologne ne permet pas à Moscou de douter jusqu’à l’armistice du 12 octobre 192017.
Le tournant des années 1920 et 1921
Lors du putsch de Kapp18 en mars 1920, les communistes refusent de soutenir une lutte menée par des groupements syndicaux proches du SPD, estimant que les circonstances n’étaient pas favorables pour prendre le pouvoir. Cette passivité de la direction communiste provoque une scission de la gauche, qui forme les 4 et 5 avril 1920, le KAPD19.
L’attitude de Radek est tout à fait révélatrice de l’orientation générale de l’Internationale communiste au début des années vingt. La fin, la révolution mondiale à tous prix, justifie les moyens, comme l’appui à un régime qui se réclame du pouvoir militaire. En effet, dans un article paru dans Isvestija le 16 mars 1920, Radek soutient le putsch de Kapp en considérant qu’une victoire des insurgés pourrait avoir des conséquences positives pour la Russie en obligeant la France à utiliser la Pologne contre l’Allemagne et non plus contre les Soviets20 . Cependant, cette attitude de Radek semble plus dictée par des tactiques politiques afin d’isoler Paul Levi. Peu après, Radek condamne le putsch de Kapp21 et accuse Levi d’attentisme révolutionnaire. Pourtant Radek ne suit pas Zinoviev et Boukharine qui semblent avoir voulu corriger la passivité du parti allemand en contrebalançant l’influence de Levi par la réintégration des gauchistes du KAPD22. Radek s’y oppose fermement, allant jusqu’à soutenir, lors du deuxième congrès du Comintern (19 juillet 1920-21 août 1920), les délégués du KPD dans leur protestation contre l’invitation des représentants du KAPD (en réalité ce sont les délégués du KAPD qui refuseront de prendre part au congrès). Cet acte d’indiscipline envers le parti russe et l’exécutif lui vaut d’être écarté du Secrétariat du Comintern le premier août. Mais la leçon principale de la passivité du KPD face au putsch de Kapp est l’assurance de l’impérieuse nécessité pour les membres de l’IC d’intervenir dans les affaires allemandes.
Après l’échec du putsch de Kapp, les Indépendants (USPD)23, acteurs principaux de la résistance, obtiennent un succès conséquent lors des élections de juin 1920 (élections au Reichstag) : 5 millions de voix contre 6 millions pour la social-démocratie. Pour les communistes, la leçon essentielle de ces élections où ils n’obtiennent qu’un score très modeste (442 000 voix) reste que : « Les masses ouvrières abandonnent la social-démocratie pour l’USPD qui constitue désormais le passage obligé pour la constitution d’un parti communiste de masse »24. De son côté, l’USPD envoie au deuxième congrès de l’IC quatre représentants de son parti (Crispien, Dittmann, Stoecker et Däumig) qui reviennent divisés tant de leur voyage à Moscou que des 21 conditions d’admission à l’Internationale. Le congrès de l’USPD se prépare dans une atmosphère enfiévrée. Lénine choisit Zinoviev et Losovsky comme représentants officiels pour le congrès de l’USPD à Halle qui commence le 12 octobre 1920. Par 237 voix contre 156, le congrès vote l’adhésion à l’Internationale communiste. L’expulsion de Zinoviev d’Allemagne après le congrès de Halle permet à Radek de devenir l’émissaire du Comintern pour le congrès d’unification de l’USPD (sans la minorité qui maintient un temps l’appellation USPD, jusqu’à son intégration dans le SPD en 1922) et du KPD à Berlin qui se déroule du 4 au 7 décembre 1920. Cette réunion va donner naissance au parti communiste unifié (VKPD) dirigé par Paul Levi.
Le congrès de Halle, puis celui de la fondation du parti communiste unifié, furent les premières grandes victoires de l’Internationale dans la voie de la construction de partis communistes de masse. L’envoi de révolutionnaires professionnels suivait les mêmes objectifs. Si Karl Radek dirige le parti allemand jusqu’en 1923 au nom du Comintern, cela n’empêche pas l’envoi de représentants de l’Internationale communiste auprès des dirigeants allemands pour un temps plus long. Ainsi entre 1921 et 1923, August Kleine-Guralski est muni des pleins pouvoirs auprès de la centrale du KPD25. En même temps que lui, arrivent en 1921 deux autres collaborateurs de l’exécutif, Josef Pogany et Bela Kun26. C’est ce dernier, membre de l’exécutif de l’Internationale et partisan de « l’offensive révolutionnaire » qui organise l’action de mars.
Elle consiste à soulever et à armer les travailleurs pour prendre le pouvoir et instaurer un gouvernement révolutionnaire. L’occasion est donnée par l’occupation par la police dans la région de Saxe de certains secteurs industriels pour y maintenir l’ordre face aux communistes27. Un appel à la grève lancé le 21 mars, par la centrale communiste allemande est peu suivi. Du 24 au 29 mars, la police intervient. Le 1er avril, l’action révolutionnaire a complètement échoué. L’échec de l’action de mars représente un tournant dans l’histoire du communisme allemand et dans la politique soviétique. Les effectifs du KPD passent de 450 000 à 180 000 adhérents28. Il s’agit de « la liquidation de plusieurs années d’efforts de construction » 29.
Levi (en prison au moment des faits) qualifia cette action d’anarchiste, inspirée de Bakounine, et non de Marx. Il publia le 3 avril, à Vienne, Unser Weg wider den Putschismus30 qui critiquait l’action de mars. Cependant la réunion des dirigeants du parti communiste allemand le 7 avril 1921, par 26 voix contre 14, approuva l’action de mars ordonnée par le Comité central de Moscou et excluait, le 15 avril, Paul Levi des rangs du parti. Le 29 avril, le Comité exécutif du Comintern prononça la condamnation de Paul Levi : « Paul Levi est un traître ». Ce fut la première fois qu’un chef de parti était qualifié de traître et en tête de cette condamnation se trouvaient à côté de la signature de Lénine, celles de Zinoviev, Trotsky, Boukharine et Radek. Le troisième congrès du Comintern (22 juin-12 juillet 1921) approuva à la fois l’expulsion de Levi du Comintern et la politique de « conquête des masses » contre la « théorie de l’offensive », théorie condamnée pourtant par Levi lui-même.
L’évolution du Comintern et du parti communiste allemand est cruciale au cours des deux années 1920 et 1921. En fait, on pourrait définir cette époque de tournant pour les deux organisations, dans leur évolution respective d’une part, et dans leurs relations communes d’autre part. C’est à partir de cette époque que le parti communiste allemand se constitue en parti de masse sous l’influence du Comintern. Dès lors la parenté entre le mouvement communiste allemand et le mouvement soviétique est chose faite. La question des relations de Paul Levi avec Moscou semble particulièrement intéressante au regard de la politique ultérieure du parti communiste russe et des autres partis communistes existants. C’est au niveau du rapport entre les sections nationales et l’exécutif que réside la clé de l’affrontement entre Levi et Radek. Si celui-ci est en accord avec Lénine et Zinoviev sur la question, il s’oppose par contre totalement à Levi. Successeur de Rosa Luxemburg et donc d’une certaine tradition d’indépendance à l’égard des bolcheviques, chef légitime mais contesté du parti communiste allemand, Paul Levi ne peut que s’opposer à la politique du Comintern menée par Karl Radek. Ainsi les différents dirigeants qui refusèrent la domination de Moscou, Paul Levi d’abord, Ernst Friesland31 ensuite, furent démis de leur fonction.
Entre Front uni et espérances révolutionnaires
Après l’échec de la campagne polonaise en 1920, Radek inaugure une nouvelle tactique qui rend plus viable la politique du Comintern, face aux échecs de l’instauration d’un gouvernement révolutionnaire en Allemagne et à la consolidation du pouvoir soviétique : celle du front uni. Elle vise à internationaliser le front commun ouvrier pour organiser des démonstrations internationales contre le réarmement, pour l’annulation des dettes de guerre, contre l’occupation de la Ruhr, et pour la reconnaissance de la Russie soviétique. Une conférence entre sociaux-démocrates et communistes a lieu à Berlin du 2 au 5 avril 1922. Elle échoue. Mais au quatrième congrès du Comintern (du 5 novembre au 5 décembre 1922), la tactique du front uni est introduite dans les thèses officielles du Comintern et remplace celle de la lutte révolutionnaire professée au deuxième congrès et condamnée au troisième. Cette tactique n’impliquait pas la fusion des PC avec les socialistes, les communistes devaient garder leur propre organisation ainsi que leur liberté d’action et de propagande.
À peine l’année 1923 avait-elle commencé, que la situation mondiale changea brutalement. Le 11 janvier 1923, les Français et les Belges marchent vers la Ruhr pour obtenir de l’Allemagne le montant des réparations de guerre. Cette occupation prive l’Allemagne de 80 % de ses ressources. Les travailleurs allemands réagissent par une résistance passive et une totale solidarité avec leur gouvernement refusant de produire des biens pour les armées alliées32. L’occupation de la Ruhr mettait au défi les communistes sur plusieurs niveaux : celui du régime soviétique, qui venait de conclure un accord diplomatique et économique important avec l’Allemagne33, celui du Comintern qui venait juste de proclamer une stratégie de front uni pour faire face à un climat qui ne se voulait pas révolutionnaire, et celui du KPD, qui était forcé de répondre de la situation afin de garder son influence parmi les travailleurs. Alors qu’a lieu le douzième congrès du parti communiste à Moscou (17-25 avril 1923), la situation en Allemagne devint pour le KPD de plus en plus aiguë. Les travailleurs de la Ruhr avaient cessé le travail et le gouvernement ne pouvait indéfiniment financer une grève. Il trouva une solution en imprimant des marks au-dessus des capacités du trésor. L’inflation liquida les économies de millions de citoyens allemands, ce qui fragilisa la situation politique. Tentée par l’opportunité, la gauche du KPD essaya une nouvelle fois de se défaire de la tactique du front uni en faveur d’une politique révolutionnaire. Si 1923 n’était pas l’année de la révolution en Allemagne, quand le moment viendrait-il ? Le KPD se mit en position de force en créant une situation favorable à une action subversive. Radek retourna en Allemagne en mai et tenta de contenir le KPD. Mais il n’était pas aussi sûr de lui concernant l’implantation traditionnelle du front uni qu’il l’avait été précédemment. La situation du printemps 1923 demandait une approche nouvelle, particulièrement devant le danger d’une scission à l’intérieur du KPD ou pire un putsch de la gauche. Si le KPD n’agissait pas, d’autres allaient en profiter pour exploiter politiquement la misère en Allemagne.
En juillet 1923, deux ou trois semaines après que Radek eut commencé la campagne Schlageter34, la situation allemande devint intenable. L’influence du KPD était très forte sur les masses appauvries. Le 12 juillet 1923, Die Rote Fahne appela à une journée antifasciste pour le 29. Radek voulu tenter d’éviter toute provocation qui aurait poussé la bourgeoisie allemande à en appeler aux Français et s’opposa à cette initiative. Il obtint l’appui de Staline contre Zinoviev et Boukharine. Mais le KPD ne suivit pas les conseils de Radek et la manifestation eut lieu et obtint un grand succès. Le 13 août le gouvernement Cuno fut remplacé par celui de Stresemann qui était connu pour ses orientations pro-françaises. La nomination de Stresemann comme chancelier provoqua un choc en Russie. Dès le 23 août à Moscou, le Politburo discuta des possibilités de révolution en Allemagne35. Radek fut chargé de l’opération avec Piatakov. Le lendemain de leur arrivée, ils se rendirent compte que Brandler36 avait persuadé la plupart des conjurés de remettre l’action, c’est-à-dire le projet de grève générale dans les usines de Saxe, qui devait se transformer en insurrection les 22 et 23 octobre. En effet, les sociaux-démocrates saxons sur qui reposaient une partie de l’insurrection s’étaient dérobés par manque de légitimité nationale. Le putsch commença à Hambourg mais isolé, il échoua37. L’Octobre allemand n’avait pas eu lieu. Karl Radek fut écarté de toutes fonctions officielles à la suite de cet échec.
La « bolchevisation » : 1924-1928
La bolchevisation du parti communiste allemand peut se traduire comme une « greffe bolchevique sur le corps allemand » en ce sens qu’elle est la tentative d’organiser le parti allemand en un organe communiste dépendant du parti communiste russe par son mode d’organisation, ses mots d’ordres et ses objectifs38. Si cette bolchevisation est déjà en cours avec l’adhésion de chaque parti aux 21 conditions décidées au deuxième congrès de l’Internationale, ses effets sont perceptibles à partir de l’année 1924. La défaite allemande aligne le KPD sur une politique décidée par Moscou. La supériorité de l’expérience russe est un argument de poids pour affirmer la justesse d’une telle orientation. Les luttes fractionnelles au sein du parti russe39 se reflètent dans le choix de Moscou des dirigeants allemands. De fait, c’est par le biais du Comintern que les changements ont cours. Mais l’organisme international est lui-même prisonnier des décisions de la Centrale russe.
Ainsi la centrale du KPD à la suite de l’échec de 1923, se divise en trois tendances appelées de droite (il s’agit de Brandler et ses partisans), de gauche (représentée par Ruth Fischer) et du centre. La fraction du centre l’emporte en décembre 1923 dans son analyse de la situation politique40. Lors de la 13e conférence du PC russe (16-18 janvier) en attendant le vote du congrès, Hermann Remmele41 est choisi comme président et Ernst Thälmann comme vice-président par l’exécutif. Lors du congrès du KPD à Francfort (10-14 mai 1924) les délégués votèrent pour une nouvelle centrale orientée « à gauche » qui prôna la bolchevisation comme moyen de préparer la révolution. Arkadi Maslow et Ruth Fisher42 représentants de cette tendance, étaient appuyés par Zinoviev et devinrent les dirigeants du KPD. Ce dernier s’assurait un appui alors que la bataille pour le pouvoir faisait rage en URSS. Mais cette radicalisation isola le parti communiste allemand. Ainsi, si aux élections de mai 1924, lors des élections pour le Reichstag, le parti conservait 12,6% des voix, les élections du président du Reichstag d’avril 1925 donna 6,3% de voix au candidat Ernst Thälmann43. Die Rote Fahne, le journal du parti communiste allemand publie le 1er septembre 1925 une Lettre ouverte qui condamna la politique de Fischer et Maslow considérée comme isolationniste44. La direction de Fischer-Maslow avait pourtant toute la confiance du Comintern mais pas celle du parti russe. Ils sont écartés de la direction après la publication de la Lettre ouverte. Ainsi cet échec du KPD fragilisait la position de Zinoviev dans son combat contre Staline. Il est exclu du poste de président du Comintern en octobre 1926 pour être remplacé par Boukharine peu après. Juste avant, à une conférence fin octobre 1925, Thälmann, l’homme de Staline, prend la tête du parti. Les tendances de gauche s’effacèrent au sein du KPD tout au long de l’année 1927 pour laisser place à un exécutif tout puissant et permettre la prépondérance des décisions dictées par Moscou.
Thälmann partage la direction du KPD avec Arthur Ewert et Ernst Meyer44. Au cours du sixième congrès du Comintern en 1928, le terme de « social-fasciste » devient le vocable du parti. Cette condamnation de toute politique commune avec la social-démocratie est refusée par Arthur Ewert qu’on affuble alors du terme de « conciliateur ». Après la fusillade du 1er mai 192845, où 32 communistes trouvent la mort sous les balles de la police social-démocrate, la rupture est consommée. Le mot de « social-fasciste » avait désormais une signification dans l’univers communiste. Cette politique « classe contre classe », va être mise en oeuvre par le KPD « bolchévisé » et son dirigeant Thälmann qui bénéficie du soutien inconditionnel de Moscou comme le montre l’affaire Wittorf.
Le chef du parti communiste Thälmann protège un membre du parti à Hambourg, Wittorf, qui a commis une malversation financière. Mais l’affaire éclate et le 23 septembre 1928, Wittorf est exclu du parti tandis que Thälmann doit se justifier devant les autorités centrales. Ainsi le Politburo prépara, pour le Comité central, une résolution pour le relever de ses fonctions et le 26 septembre, Thälmann comparaît et accepte la position du parti. Le 27 septembre, la résolution est publiée dans Die Rote Fahne. Mais Staline ne partage pas ce point de vue et convoque à Moscou les membres du Comité central du KPD (Ewert, Eberlein, Pieck ainsi que Ulbricht, Remmele et Neumann) pour les soumettre : Thälmann ne doit en aucun cas être renvoyé. Le KPD fait marche arrière et le 2 octobre 1928, une résolution du Politburo estime qu’en dépit de son erreur, Thälmann doit rester à la tête du parti. La résolution est publiée dans la Pravda, le 7 octobre et dans Die Rote Fahne, le journal du KPD le 9 octobre à partir d’un texte paru dans La Correspondance Internationale du 3 octobre. Boukharine à la tête de l’Internationale, s’absente lors du vote du Comité central du Comintern alors qu’il s’était prononcé dans un premier temps, pour la révocation de Thälmann. Staline n’a rencontré aucune résistance pour cette décision lourde de conséquence et il n’en rencontre pas plus lorsqu’il proposera à la tête de l’Internationale Molotov afin d’assurer « une meilleure liaison avec le Comité central » à la place de Boukharine qui est démis de toutes ses fonctions le 21 août 192946. Lors du 12e congrès du parti allemand en juin 1929, la bolchevisation est un processus terminé. Cela va permettre une politique « d’ultra gauche » qui va contribuer à la chute de la République de Weimar.
Il faut rajouter que le KPD dépendait financièrement de l’Internationale communiste pour son activité légale et illégale. L’historien Hermann Weber a évalué ces subventions à 150 000 marks par mois (c’est-à-dire 37 000 dollars)47 pour l’ensemble des régions. En 1927, le Comintern versa selon ces mêmes sources 690 000 dollars (ou 2,8 millions de marks) à l’ensemble de ses sections internationales. Le KPD en tant que section la plus importante recevait les subventions les plus conséquentes et ce sont ces subsides (1/3 environ du budget du KPD) qui lui permirent en grande partie de fonctionner (particulièrement l’appareil secret : le service de courriers, l’appareil militaire, de destruction..). Cette dépendance matérielle contribue à forger un lien idéologique entre l’organisation soviétique et le parti allemand.
Le KPD dans la troisième période48 : 1929-1933
L’Allemagne traverse à partir de 1929, une crise économique qui provoque une grave crise sociale et une radicalisation politique. A partir de 1930, le parti national-socialiste d’Adolf Hitler progresse de manière spectaculaire49 tout comme le KPD50 . La troisième période caractérise une orientation précise et nouvelle de l’Internationale communiste contre les partis socialistes « réformistes » puisque la social-démocratie est désignée comme « l’aile modérée du fascisme » par Staline. Cette nouvelle orientation politique va de paire avec le rejet des syndicats réformistes et la nécessité de créer de nouveaux syndicats51. Ce renouvellement politique entraîne une relève générationnelle de militants52. Ce sont ces hommes politiques nouveaux qui dirigent le parti communiste allemand durant ces années cruciales.
Le KPD suivant l’inflexion de Staline ne lutte que peu contre les nazis puisque l’ennemi principal demeure la social-démocratie53. Entre 1929 et 1933, les tactiques alternent entre des attaques contre les membres du parti social-démocrate et les nazis, sans que jamais les deux partis ouvriers ne se rejoignent. La politique menée par les sociaux-démocrates, même différente, n’aurait rien changé et les associations de nazis et de communistes lors de la grève de novembre 1932 dans les transports berlinois par exemple54 sont la conséquence directe de l’instrumentalisation du KPD comme section du Comintern. Ainsi lors de la conférence du KPD, les 15-18 octobre 1932, Thälmann insiste sur la véracité des dires de Staline quant à la gémellité des sociaux-démocrates et des nazis. De fait, toute démocratisation à l’intérieur du parti communiste allemand avait disparu et son fonctionnement se résumait à une immense dictature bureaucratique.
Comment expliquer cette politique du KPD menée par Thälmann plus anti-démocrate que jamais et son mentor Heinz Neumann ? En fait, l’URSS ne se souciait pas de l’arrivée des nazis au pouvoir dont elle pensait qu’ils continueraient la politique d’alliance avec elle contre Versailles et l’Occident55. Cette tactique correspond à la politique extérieure de Staline qui veut éviter à tout prix une guerre. La révolution demeure loin de ses préoccupations et le KPD ne devait servir qu’à protéger l’URSS menacée par l’Ouest. Ensuite, de nombreux communistes pensaient que la victoire du nazisme ne pouvait être de longue durée et qu’elle provoquerait la disparition de la social-démocratie allemande. Les communistes affirmaient : « Après Hitler, ce sera notre tour !». A Moscou, le 12e Plenum de l’Exécutif qui a lieu entre le 27 août et le 15 septembre 1932 est le dernier avant la catastrophe en Allemagne. Le cours politique du KPD ne change pas après les interventions de Thälmann ou Kuusinen56 alors qu’une partie de l’histoire du KPD approche de sa fin.
Le gouvernement von Schleicher autorise une manifestation nazie sur la Bülowplatz et la Karl Liebknecht Haus le 22 janvier, le quartier général communiste au centre de Berlin. Un télégramme de Moscou indique aux militants communistes de ne provoquer aucun heurt et de laisser les nazis défiler devant ce centre prolétarien symbolique. Le 25 janvier, les communistes défilent et le 28 janvier, c’est au tour des sociaux-démocrates. Mais les jeux sont faits : Hitler est nommé chancelier le 30 janvier 1933. Le 2 février, le drapeau à la croix gammée flottait sur la Karl Liebknecht Haus. Le 27 janvier, le Reichstag brûle. C’est le début d’une répression massive contre les communistes. Mais l’Internationale communiste ne reconnaît pas sa défaite et affirme le 1er avril lors du présidium de l’exécutif international par l’intermédiaire de Fritz Heckert57 que sa politique a toujours été juste et que tout est à imputer aux sociaux-démocrates. La bolchevisation du KPD qui prend le nom de stalinisation (à partir de l’élimination de Zinoviev en 1926)58, provoque la défaite du mouvement ouvrier allemand dont elle était pourtant en partie l’héritière. Cette défaite signifiait à terme la faillite de l’Internationale communiste qui en 1933, n’était plus qu’un instrument au service de la politique extérieure soviétique.
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