Au hasard d’une visite au Prado, à Madrid, je suis frappé par les toiles de Joachim Patinir, un peintre flamand à cheval sur les XVe et XVIe siècle. Son nom m’évoque vaguement quelque chose, mais j’aurais été incapable de le convoquer spontanément auparavant.
Parmi ses toiles, un Paysage avec Saint Jérôme achevé en 1517.
PAYSAGE AVEC SAINT JÉRÔME (1516-1517)
Joachim Patinir
(1483, Bouvignes-sur-Meuse – 1524, Anvers)
Musée du Prado (Madrid)
Je regarde le Paysage avec Saint Jérôme et quelque chose me frappe. Au premier plan, Jérôme est assis à l’entrée d’une grotte creusée dans la pierre et dont l’issue, dans la profondeur, est figurée par une fenêtre colorée détachée sur une sorte d’encadrement noir (le rendu monochrome de l’obscurité de la grotte). À travers cette fenêtre, on aperçoit dans l’arrière-plan la courbe d’une route, un sentier qu’on rattache, plus haut, au chemin d’un village perché sur un rocher et qu’un homme est d’ailleurs en train de gravir.
Alors que Jérôme apparaît distinctement au premier plan, le village sur le rocher semble, lui, minuscule car bien plus éloigné.
C’est le « tuilage » de la grotte de Jérôme et du rocher du village qui attire le regard, cette manière qu’ils ont de se rapporter l’un à l’autre sur la toile. En prenant du recul et n’écoutant plus que mes seules impressions, ce ne sont pas deux plans l’un devant l’autre mais un seul et même plan, continu et contraire à toute logique que j’ai sous les yeux. Le rocher sur lequel est posé le village semble n’être que la face visible d’une pierre dont la grotte de Jérôme serait le creusement intérieur. Il semble moins y avoir une pierre creusée de 3 ou 4 mètres de haut, posée loin devant un rocher monumental, qu’un bloc minéral à double face.
Il suffit d’une seconde à la raison pour rétablir une hiérarchie cohérente mais visuellement, un trouble persiste. La « fenêtre » de verdure devrait remettre sur la voie de la raison mais la peinture de Patinir parle d’abord aux sens, et ceux-ci ne renoncent pas. Cette fenêtre isolée et ce cadre d’un noir profond ne tromperaient-ils pas sciemment l’observateur, lui donnant à voir un bloc pictural en lévitation près de Jérôme ? À examiner ce bloc de près, son rattachement à un espace logique et cohérent vacille.
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Un élément caractéristique du style de Patinir est ici directement à l’oeuvre : l’égale netteté des différents plans. Contrairement aux lois de l’optique, Patinir peint avec des traits de la même finesse ce qui est à l’avant et ce qui est le plus au fond de son paysage. Cette chose que le cinéma ne permettrait pas — sauf à truquer des optiques — ne pose pas de problème en peinture : dans ce Paysage…, le brouillage vient de ce que la pierre de l’avant-plan et le rocher plus lointain sont nets « au même moment ». C’est évidemment encore plus frappant dans le lointain du tableau et ces bateaux dont les traits sont aussi clairs que les touffes d’herbes les plus proches.
En ne distinguant pas (ou très peu) les lignes de fond des lignes de front, Patinir renonce à la perspective linéaire. Sa toile exploitera une perspective chromatique consistant non pas en une diminution des lignes à mesure que la profondeur de champ se creuse mais en un adoucissement des teintes. Le fond du tableau offre ainsi un dégradé de bleu qui donne à sentir la distance qui se creuse par l’isolement de différents plans successifs.
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Dans l’examen de ce qui a pu causer l’étonnement, un autre facteur intervient : la composition du tableau, l’agencement interne des scènes présentées. Comme Bosch ou Brueghel — quoi que moins largement — Patinir multiplie les scènes observables sur la toile. Le Paysage… est supposé mettre en avant la méditation solitaire de Jérôme, mais un coup d’oeil suffit à identifier une multitude d’autres personnages en action, comme autant de tableaux dans le tableau. Rien ne les délimite, certes, mais parler ainsi de « tableaux » précise ce sentiment que chacune des scènes est peinte « dans sa totalité ». Si l’on observe attentivement la manière dont celles-ci s’articulent, il est, en effet, frappant de constater non seulement qu’elles ne se chevauchent ni ne se masquent jamais (malgré l’ample profondeur de champ) mais en plus que le peintre les laisse « s’épanouir », se développer pleinement. Des bergers qui se promènent, des bateaux voguant sur l’eau, un paysan travaillant la terre dans le champ près du village, etc. : chacune de ces scènes s’étend sur la toile.
En se rappelant Bosch ou Brueghel, il est évident que Patinir partage un même goût du foisonnement, de l’accumulation allant parfois jusqu’à la saturation. Les personnages, actions et décors se multiplient sur la toile que l’observateur regarde comme l’entomologiste une fourmilière. On trouve moins de personnages chez Patinir, davantage de végétation, mais la même impression que chez Bosch d’un « grouillement » de l’univers.
L’univers « grouille » et pourtant, son mouvement est moins chaotique que le laisse penser le premier regard. Il est au contraire tourné vers l’observateur, destiné à être exposé. Rien n’est jamais confus chez les Flamands, et un des traits de style spécifiques est que tout y est clair. Chez Patinir, on descelle donc une manière de construire le tableau en préférant la juxtaposition à la superposition. Chaque micro-action a une place qui lui est propre et le parcours du regard est sans embuche, fluide. Comme les traits sont partout d’égale finesse, les proportions des objets les uns par rapport aux autres sont les seuls moyens de les ordonner. Autrement dit, toute hiérarchisation autre que visuelle — une hiérarchie symbolique notamment — disparaît : ce qui est proche est plus grand que ce qui est lointain, point.
Le Paysage… de Patinir libère donc l’observateur de cette loi optique voulant qu’au moment où il accommode sur un objet, l’oeil renvoie la totalité des autres dans un arrière-plan flou. Le peintre épargne en plus cette frustration propre à l’observation panoramique où tel bâtiment de front cache les enfants qui se courent après dans une rue de l’arrière-plan (à moins qu’ils ne fuient une menace réelle ?), où tel arbre dissimule cette beauté nue qu’on guette à la fenêtre, où, enfin, le relief de telle colline masque justement le quartier qu’on cherchait à apercevoir… Bref, l’art de la juxtaposition chez Patinir, est tel que rien n’est jamais caché : les huit bâtiments d’un village sont astucieusement situés de manière à ne pas se faire d’ombre.
Faut-il, alors, continuer de se questionner ? Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’un peintre ne cache rien ? Pourquoi, après tout, Patinir concevrait-il une scène pour la dissimuler sous une autre (fût-ce partiellement) ? Le propre de ce qui est caché étant de ne pas se montrer, si des pans du paysage étaient « dissimulés », les voir serait de toute façon impossible. On pourrait objecter, encore, qu’il s’agit de paysages imaginaires, c’est-à-dire sans référent « réel » à solliciter à titre de comparaison.
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Je crois néanmoins qu’aucune de ces remarques ne banalise tout-à-fait l’impression forte laissée par le tableau. Car si cette toile et ses semblables sont si frappantes, c’est qu’on descelle une démarche active plutôt qu’hasardeuse dans la manière de ne pas cacher. Ce qui se joue dans la peinture ne paraît jamais contingent. Au contraire, il se pourrait que s’y trahisse quelque chose du moteur même du travail artistique — c’est-à-dire de l’essentiel.
Rien, en effet, ne serait plus aisé à Patinir, pour suggérer la profondeur et l’immensité de ses paysages que de donner l’illusion d’un prolongement du monde derrière ce qu’on en voit. On a dit qu’avec les déclinaisons de bleu dans le fond du tableau, il établissait une perspective chromatique assurant une spatialisation réaliste. Pour poursuivre cet effet de réel, il paraîtrait logique de donner à apercevoir des fragments d’actions, des morceaux de ville, n’importe quelle scène coupée. Patinir assurerait alors à l’observateur le même surplomb tout en suggérant que l’étendue sous ses yeux est encore plus vaste. Il y aurait plus à voir du monde ; ce que nos sens saisissent ne serait qu’un fragment (plus ou moins maigre) d’une totalité.
Or, précisément, Patinir refuse le fragment. Sa manière d’ordonner les scènes traduit même un souci d’assurer que ce que nous voyons est tout ce qu’il y a à voir, sans reste. Tout est là, sous nos yeux, et l’idée même de hors-champ s’évapore.
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Ce qui rend ce trait de style remarquable est qu’il faut y voir la cristallisation d’un point de vue sur la peinture et d’une vision du monde, à une époque où le rapport à l’image est en train de changer.
En observant les toiles de Bosch, peintes peu de temps avant celles de Patinir, la parenté ne fait pas de doute. Il s’avère qu’au Prado, dans la salle attenante à celle dédiée à Patinir, se trouve le célèbre Jardin des délices. Il s’agit d’un triptyque de Jérôme Bosch achevé en 1505 et représentant le Paradis, la vie terrestre et l’Enfer. Or, la scénographie du musée nous permet aussi d’observer l’arrière des volets. Sur fond sombre, le monde est représenté comme une sphère close, une bulle, à laquelle l’ouverture des volets donne ensuite accès. Sur cette face de l’oeuvre intitulée La Création du monde, Bosch rend on ne peut plus claire la vision qu’on retrouve aussi chez Patinir d’un monde identifié comme « totalité accessible », un monde dont le champ du visible, c’est-à-dire du représentable, la peinture en somme, serait à même de se saisir entièrement. Comme nous faisons aujourd’hui le tour du triptyque, la peinture serait à même de « faire le tour » du monde.
Quel sens précis donner à cette idée de totalité qu’on pressent chez les deux Flamands ? Ne s’agit-il pas, en rendant l’observateur omniscient, de l’asseoir à la place de Dieu ?
À nouveau, suivons nos impressions.
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La toile de Patinir propose l’expérience d’une contemplation que rien ne peut obstruer. Le refus du caché et la volonté de tout offrir au regard sont manifestes. L’oeil observe depuis un point où tout voir est possible.
« Tout voir » et pourtant cette expérience n’a rien de transcendant : car ce à quoi le Paysage… donne accès ne dépasse jamais les limites du sensible. Bien sûr, Patinir invente : on ne trouve pas dans la nature de paysages si flamboyants et il ne nous est pas donné de visiter l’Enfer ou le Paradis. Mais les visions proposées gardent toujours l’oeil de l’observateur comme horizon, et cet oeil est humain. Le peintre fabrique un lieu imaginaire, une fiction, comme on construirait un palais idéal ; on se prête à l’aventure de le visiter, sans doute nous fait-elle décoller, mais une fois revenu sur terre — car on y revient — on constate que ce qu’on a vécu n’était ni magique ni « sur-naturel » : tout était construit, tangible, un jeu proposé à nos perceptions.
À nouveau, faut-il s’en étonner ? Comment une représentation picturale pourrait-elle stimuler autre chose que la sensibilité ?
Il faut se souvenir ici que la peinture du Moyen-Âge, une peinture religieuse, considérait l’image comme évocation de l’invisible via le visible (Dieu via le fils de Dieu). L’image était conçue pour être dépassée et le peintre considéré comme artisan au service de l’invention de Dieu. Le principe de composition d’une toile, à l’époque médiévale, était donc discursif et symbolique plutôt que visuel. Lorsque le regard se portait sur la toile, c’est moins à la contemplation qu’était convié l’observateur qu’à une lecture, une interprétation. L’oeil comme relai de la raison, la peinture comme forme d’écriture, c’est l’invisible, ce que la toile ne peut montrer, qui formait l’essentiel. Le visible, lui, était la chambre d’écho d’un divin irreprésentable — Jésus incarnant la transcendance de Dieu, omniprésente, certes, mais invisible.
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Patinir témoigne d’une nouvelle manière de considérer la peinture suivant laquelle le monde présenté est un monde du visible. Le travail de l’artiste n’est plus de relayer Dieu mais de donner à voir le monde pour ce qu’il est : un monde du possible, c’est-à-dire en attente de sens. Comme les autres toiles de Patinir, Paysage… invite à voir la totalité du visible sans promettre d’emmener au-delà. Le privilège de la peinture, pour lui, n’est pas d’orienter les yeux vers l’invisible, encore moins de prétendre le révéler. Il est, c’est très différent, de porter l’oeil à l’observation de ce qui est là. Cette démarche s’adresse à l’homme nouveau que la Renaissance s’apprête à engendrer, l’homme de la modernité. Et c’est sans doute en héritiers directs de ce dernier que nous sommes émus par cette peinture.
Considérés à l’époque comme des chemins de vie, des espaces de réflexion sur la vie à adopter, les toiles de Patinir n’explicitent aucun discours, aucune morale. Ce ne sont plus des modèles et le peintre, prenant pourtant prétexte d’une scène religieuse, n’y est plus prescripteur : contrairement à ce que faisait la peinture biblique jusque-là, sa peinture n’a plus fonction de dire ou d’enseigner.
Faut-il, pour autant, renoncer à glaner sur la toile quelques indications sur la conduite de l’existence ? Peut-être pas. Mais ces dernières, on le comprend, seraient moins à chercher dans les motifs, dans ce qui est représenté, que dans le style proprement dit. Car c’est dans son style, c’est-à-dire dans les traits qu’on a décrits, qu’on découvre la puissance de la peinture de Patinir : cette invitation à regarder le monde, l’entièreté du monde, et à considérer qu’il n’est de totalité à laquelle l’homme doive se consacrer que dans le domaine du visible.
L’observateur induit n’a rien d’un nouveau dieu, apte à tout maîtriser. Il n’y a qu’à voir la luminosité hypnotique des horizons en fond de toile pour vérifier que quelque chose continue d’échapper à l’homme. Mais cette chose a changé de nature : ces horizons nous invitent à méditer sur un au-delà qui n’est plus vertical mais horizontal.
Ce qui change vraiment, avec la peinture de Patinir, c’est notre position. Simples observateurs, nous ne sommes plus (ou plus seulement) les créatures déchues, privées de la félicité, condamnées à l’obscurité en attente de l’Au-delà — cette vraie vie qui serait ailleurs. Patinir peint pour un homme qui croit encore au Ciel mais ne s’en remet plus à lui en aveugle. Il peint pour cet homme-là ou, plus sûrement, participe à l’engendrer par sa peinture. Dans ses paysages, il faut se saisir de cette vie et ouvrir les yeux sur ce qui s’offre à eux : la totalité du monde visible, le monde visible comme seul « tout » désirable. Apparaît donc un monde nouveau, doté pour la première fois d’une qualité intrinsèque et ne tirant plus sa valeur d’un principe fondateur caché (divin).
On comprend mieux l’émotion que produit la toile : c’est celle de remonter aux sources du monde dans lequel nous vivons, ce monde moderne que la peinture a contribué à créer.
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Si, finalement, chaque scène peut avoir une place, chez Patinir — le fermier qui laboure, celui qui fait ses besoins, le saint guérissant un lion, les anges du paradis et les diables de l’enfer — quelle peut être celle de l’observateur, autrement dit la nôtre ?
Le rôle qui nous revient est d’accorder à chacune des scènes la place qui nous semblera juste, ce qui paraît peu mais consiste en fait, en créant un chemin entre chacune, à définir notre hiérarchie des valeurs, notre perspective. Plus qu’une méditation sur le parcours d’un saint, le paysage qu’invente Patinir annonce alors l’avènement du monde moderne, distinct de l’univers médiéval par son absence de perspective révélée et de justesse et justice transcendantes. Car si la Renaissance découvre les lois optiques de la perspective, l’Humanisme qui l’accompagne fait de l’homme l’auteur de la perspective à donner à sa vie — une perspective que la peinture, un siècle plus tôt, se proposait de lui révéler.
À partir de là, que l’unique effet de superposition du tableau — la grotte à l’avant-plan d’un chemin lointain — mette en relief une fenêtre ouverte sur un morceau de chemin n’a plus rien de mystérieux. Ce qui s’approche d’une aberration visuelle est simplement la clé de l’oeuvre. Là où un autre utiliserait la superposition pour renforcer l’illusion de perspective, Patinir fait de ce lieu pictural qu’est la rencontre de plans distincts un endroit de dissonance.
Cette dissonance a beau mettre en tension le regard au risque de la rupture, sa fonction n’est pas d’abîmer l’illusion de perspective que la Renaissance est en train de conquérir. Patinir n’est pas Magritte et la dénonciation de la « trahison des images » encore anachronique. Il semble plutôt qu’en attirant l’oeil, Patinir cherche à l’étonner, le mettre en éveil. Et à l’endroit de l’illusion de réalité, là où le tableau s’approche d’une restitution parfaite du visible tel que perçu par le système optique, cet étonnement a vocation à susciter la pensée.
La mise en relief d’une « fenêtre ouverte sur le chemin » s’éclaire.
Vous dont le regard se perd ici, ne cherchez plus le chemin « à suivre » et travaillez plutôt à dessiner celui qui vous convienne.
La peinture du dimanche #7 : Joachim Patinir
joachim Patinir, Paysage avec saint Jérôme (huile sur bois, 1515/1524).
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