Vermeer, Vue de Delft (1661)
Patrick AULNAS
Ce paysage urbain célébrissime en France, sans doute à la suite de l'appréciation élogieuse de Marcel Proust (« le plus beau tableau du monde »), correspond à la tradition italienne des vedute qui sera popularisée par Canaletto au 18e siècle. La ville natale du peintre est idéalisée par le choix artistique qui valorise la lumière atmosphérique et son reflet dans l'eau. Le ciel représente plus de la moitié de la surface du tableau comme chez Jacob van Ruisdael, peintre de Haarlem dont Vermeer connaissait peut-être certaines œuvres.
Huile sur toile, 96,5 × 115,5 cm, Mauritshuis, La Haye.
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Contexte et historique de l’œuvre
Delft est une ville du sud des Pays-Bas, située entre La Haye (Den Haag), siège du gouvernement, et Rotterdam, grand port de commerce. C’est dans cette petite ville tranquille que Vermeer naît en 1632 et meurt en 1675, à seulement 43 ans. Parallèlement à sa vocation de peintre, Vermeer poursuit à Delft l’activité de négoce de tableaux de son père. Il acquiert une solide réputation puisqu’en 1662, il est élu syndic de la Guilde de Saint-Luc de Delft, c’est-à-dire dirigeant de la corporation des artistes locaux. Les commanditaires du peintre sont des notables locaux et il ne semble pas que sa renommée ait excédé de son vivant le cadre provincial.
Lorsqu’il peint la Vue de Delft en 1661, Vermeer n’a que 29 ans, mais possède déjà une solide expérience de peintre. Il a commencé en 1653 par quelques scènes religieuses et a déjà réalisé plusieurs scènes de genre. Le tableau fut acheté, à une date inconnue, par Peter van Ruijven (1624-1674), le principal mécène de Vermeer à Delft. Sa fille Magdalena van Ruijven en hérite à son décès en 1674. Elle épouse en 1680 Jacob Dissius (1653-1695), qui collectionnait les tableaux de Vermeer. Le tableau entre ainsi dans la collection Dissius qui comprenait 21 Vermeer. A la mort de Jacob Dissius, la collection est vendue aux enchères à Ansterdam. La Vue de Delft est achetée par Willem Philip Kops et restera dans cette famille jusqu’à son acquisition en 1822 par le Mauristhuis.
Analyse de la Vue de Delft de Johannes Vermeer
Cette vue matinale de Delft – la lumière vient de l’est – frappe spontanément par la quiétude de la scène. La ville s’éveille et les activités humaines ne se manifestent que par quelques personnages au premier plan. Les bateaux sont amarrés, voiles abaissées, et de légères ondulations apparaissent à la surface de l’eau. Sur la rive opposée du canal de la Schie, la ville se découpe sous un immense ciel nuageux, fréquent dans les paysages hollandais du siècle d’or.
L’une des caractéristiques essentielles du tableau tient au traitement de la lumière. Vermeer n’a pas cherché à créer une image intemporelle de sa ville natale. Bien au contraire, il a voulu saisir l’instant où un rayon de soleil venu de la droite illumine les constructions. Cette ambition de capter un moment précis de la réalité atmosphérique, et tout particulièrement l’effet lumineux, a conduit certains analystes à évoquer une composition pré-impressionniste. D’ailleurs, en observant de près le tableau, une technique à la limite du pointillisme apparaît :
L’artiste n’utilise pas les aplats de couleur mais juxtapose de petites touches de nuances diverses pour atteindre un effet de texture spécifique. Le pointillisme ne résulte pas ici d’une démarche scientifique comme ce sera le cas au 19e siècle, mais d’une extrême exigence conduisant le peintre à une grande minutie technique. Mais bien entendu, le pré-impressionnisme de Vermeer ne constitue qu’une façon d’établir a posteriori une relation avec la peinture contemporaine. La composition correspond globalement à la manière de peindre du 17e siècle : le dessin tient une place prééminente, qu’il n’aura pas chez les impressionnistes du 19e siècle.
La scène est découpée en plans horizontaux caractérisés par une dominante chromatique (la plage, le plan d’eau, la ville, le ciel). Le peintre veut tout simplement créer par ce découpage un effet de perspective. Le point le plus éloigné à l’horizon est marqué au centre du tableau par les toits illuminés entre les deux clochers.
Les nuages gris et la plage sont situés à peu près sur le même plan vertical que l’observateur. La ville est ainsi placée dans la profondeur du tableau afin de proposer un effet panoramique correspondant à la veduta italienne. La veduta deviendra au 18e siècle une anticipation de la photographie. Les riches aristocrates anglais rapporteront chez eux des vedute de villes italiennes après leur Grand Tour. Vermeer imprime à sa composition cet effet photographique tout en conservant évidemment la liberté créative qu’accorde la peinture. Mais la Vue de Delft est topographiquement conforme à la réalité de l’époque. Pour capter les effets de lumière et de perspective au plus près du réel, Vermeer utilisait une camera obscura (chambre noire), dispositif optique permettant de projeter sur une surface plane la lumière réfléchie par les objets environnants. Le rayon de soleil éclairant la ville et sa réverbération sur la surface de l’eau proviennent sans doute d’un compromis entre l’image saisie par la chambre noire et la vision subjective du grand artiste.
Le tableau de Vermeer offre ainsi une image précise de la ville de l’époque, vue du sud-est. Certains édifices ont aujourd’hui disparu, en particulier les deux portes qui encadrent le pont : la Porte de Schiedam à gauche, la Porte de Rotterdam à droite. Par contre, la Nouvelle Église (Nieuwe Kerk), construite à la fin du 14e siècle, subsiste de nos jours. Elle abrite les caveaux des princes d'Orange-Nassau, souverains des Pays-Bas.
Proust et la Vue de Delft
Le plus beau tableau du monde
Un été avec Proust, collectif, éditions France Inter – Equateurs parallèles
Dans cet ouvrage collectif, l’historien de l’art Adrien Goetz s’exprime ainsi :
Un jour d’avril 1921, l’historien de l’art Jean-Louis Vaudoyer est le témoin direct d’un épisode célèbre relaté dans le journal L’Opinion par Proust lui-même : « Depuis que j’ai vu au musée de La Haye la Vue de Delft, j’ai su que j’avais vu le plus beau tableau du monde. » Ce tableau de Vermeer, quintessence de la peinture hollandaise, Proust a envie de le revoir. Il demande à Vaudoyer, alors qu’il semble déjà enfermé au royaume des morts, cloîtré chez lui depuis des mois, de l’accompagner au musée. Et Proust admire une dernière fois, un an avant sa mort, le tableau de Vermeer.
Un petit pan de mur jaune
Marcel Proust. La Prisonnière (A la recherche du temps perdu, édition de La Pléiade, 1988, tome III, p. 692)
Dans l’œuvre de Proust, Bergotte est un écrivain imaginaire que le narrateur (le double littéraire de Proust) a beaucoup admiré dans sa jeunesse. Celui-ci raconte ainsi la mort de Bergotte.
Il mourut dans les circonstances suivantes : une crise d'urémie assez légère était cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer ( prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait pas) était si bien peint qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l'exposition. Dès les premières marches qu'il eut à gravir, il fut pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de Venise, ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleurs, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment donné la première pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. » Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant, il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit : « C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes de terre par assez cuites, ce n’est rien. » Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort.
Quelques autres compositions du même type
La Vue de Delft, comme paysage urbain panoramique et topographiquement proche de la réalité, préfigure les vedute (vues) italiennes du 18e siècle dont les représentants les plus éminents furent Canaletto et Giovanni Paolo Pannini. Mais un artiste atypique, El Greco, avait, dès la fin du 16e siècle, représenté la ville de Tolède vue de la campagne environnante.
El Greco. Vue de Tolède (1597-99). Huile sur toile, 121 × 109 cm, Metropolitan Museum of Art, New York. Le paysage était à l'époque un genre secondaire et incluait toujours des personnages, parfois très petits, comme chez Joachim Patinir. Ce tableau sans personnages est donc considéré comme l'un des premiers paysages pur de l'art occidental. Le personnage est ici la ville de Tolède, magnifiée et spiritualisée par le regard d'un grand artiste. Il ne s'agit ni d'un paysage topographique visant à décrire la réalité géographique, ni d'un paysage-monde incluant le plus d'éléments possibles, mais de la vision très personnelle de la ville par Greco, de l'impression qu'elle produisait sur lui. Un chef-d'œuvre.
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Canaletto. Le Grand Canal et l’Église de la Salute (1730). Huile sur toile, 49,5 × 72,5 cm, Museum of Fine Arts, Houston. « Canaletto était un artiste extraordinairement brillant qui améliorait délicatement le thème traité en omettant certains détails soigneusement choisis afin de se concentrer sur l'essentiel. Ses belles couleurs combinent subtilement toutes les nuances que l'on peut associer à Venise, qu'il s'agisse de la ville réelle, de sa mémoire ou de son idéalisation. Exécutées en atelier à partir d'études, ses peintures sont, par conséquent, plus que des restitutions topographiques. Ce sont de pures re-créations intellectuelles. » (Notice musée des Beaux-Arts de Houston)
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Canaletto. La Tamise et la City de Londres vues de Richmond House (1747). Huile sur toile, 105 × 117,5 cm, collection particulière. Le cours majestueux de la rivière, avec en arrière-plan la cathédrale Saint-Paul, se combine à la lumière matinale et au ciel serein. Canaletto traite ce paysage londonien avec la limpidité qu'il avait déjà utilisée à Venise. Au premier plan apparaissent les terrasses de Richmond House et, à gauche, celles de Montagu House.
Giovanni Paolo Pannini. Vue de Rome depuis le Mont Mario dans le sud-est (1749). Huile sur toile, 102 × 168 cm, Staatliche Museen, Berlin. La basilique Saint-Pierre, à droite, est vue du sud-est, ce qui est rare et permet d'apprécier le caractère encore partiellement rural de la Rome du 18e siècle.
Marcel Proust, La mort de Bergotte
Vue de Delft (Gezicht op Delft) est un tableau du peintre néerlandais Johannes Vermeer. L'huile sur toile fut peinte entre 1659 et 1660, et est actuellement exposée au Mauritshuis, à La Haye. Marcel Proust a défini La Vue de Delft dans une lettre à son ami Jean-Louis Vaudoyer comme "le plus beau tableau du monde". Il décrit ce tableau dans le cinquième tome de son roman, A la recherche du temps perdu, "La Prisonnière", après l'avoir lui-même découvert au Jeu de paume à Paris en 1921.
"Il mourut dans les circonstances suivantes : Une crise d'urémie assez légère était cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait pas) était si bien peint qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse oeuvre d'art chinoise,d'une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l'exposition. Dès les premières marches qu'il eut à gravir, il fut pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de Venise ou d'une simple maison au bord de la mer.
Enfin il fut devant le Ver Meer, qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. " C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune".
Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment donné la première pour le second. "Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. "
Il se répétait : "Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune." Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l'optimisme, se dit " C'est une simple indigestion que m'ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien. " Un nouveau coup l'abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort."
Marcel Proust, "La Prisonnière"
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