IMPRESSIONNISME ET LITTÉRATURE
| , ,Affinités de styles et de motifs
Proust et l’impressionnisme
p. 159-166
TEXTE INTÉGRAL
1Le contexte rouennais m’invite à commencer par un hommage au génie du lieu en citant le début d’un fragment écrit par Marcel Proust vers 1899 et que les éditeurs de Jean Santeuil ont intitulé « Un amateur de peinture – Monet, Sisley, Corot ». Le voici :
- 1 Marcel Proust, Jean Santeuil précédé de Les Plaisirs et les jours, Paris, Gallimard, « Bibliothèqu (...)
Le nom de l’homme à qui Jean venait d’être présenté n’était point connu. D’ailleurs il n’habitait pas Paris, mais Rouen. Mais si, après avoir vu dans une exposition des chefs-d’œuvre de Monet, vous vous étiez reporté au catalogue et vous aviez lu « Appartiennent à M. … à Rouen », je suis sûr que vous auriez pensé avec sympathie à lui1.
2Dans la suite du texte, Proust parle avec sympathie de ce collectionneur qui s’enthousiasme d’abord pour Monet, puis pour Sisley et finalement pour un paysage de Corot.
3Ce fragment date du moment où Proust est en train d’abandonner un roman auquel il travaille depuis 1895, et qu’il considère désormais comme raté. En effet, vers 1899, il se tourne vers l’esthétique et la critique d’art en esquissant des essais sur Rembrandt, sur Moreau et sur Monet. Deux des trois fragments sur Monet sont reliés vaguement au projet romanesque. Les éditeurs de Jean Santeuil les ont intitulés « Les Monet du marquis de Réveillon » et « Un amateur de peinture ». Celui-ci – dont je viens de lire le début – est un carrefour où s’entrecroisent plusieurs projets.
4Premièrement, celui d’exposer une conception esthétique élaborée vers cette époque. Le problème que Proust tâche de résoudre est de savoir comment il arrive que devant une toile, par exemple de Monet ou de Moreau, nous sommes immédiatement portés à dire : « Ça doit être un Monet ! » ou : « Ça doit être un Moreau ! » Ce qui nous permet d’identifier l’auteur, c’est son style et ce sont ses thèmes – style et thèmes qui expriment selon Proust et plus tard pour un Leo Spitzer ou un Georges Poulet la personnalité la plus authentique de l’auteur.
5Deuxièmement, le fragment est un exercice en écriture picturale. De l’ekphrasis à l’analyse, Proust y expérimente plusieurs possibilités de parler peinture.
- 2 Marc-Henri Tellier, François Depeaux : le charbonnier et les impressionnistes, Rouen, chez l’auteu (...)
6Enfin, le chapitre sur l’amateur anonyme de Rouen, intégré tant bien que mal dans Jean Santeuil, est un hommage aux collectionneurs dont Proust a fait la connaissance depuis quelques années : Charles Ephrussi, Georges Charpentier, les Polignac et ce personnage anonyme habitant Rouen derrière lequel transparaît – on l’aura deviné – la personne de François Depeaux, collectionneur prestigieux auquel le Musée des Beaux-Arts de Rouen doit une partie de sa collection elle aussi prestigieuse. Les archives du musée possèdent une belle documentation sur Depeaux. Quand je l’ai consultée il y a une vingtaine d’années elle était peu exploitée, mais depuis a paru la monographie de Marc-Henri Tellier2 et dans le cadre du festival Normandie impressionniste on lui rend également hommage.
7Sur d’éventuels rapports entre Proust et Depeaux, on ne peut faire que des suppositions. Au début des années 1890, Proust commence à fréquenter des salons et des galeries. Il est bien possible que lors d’une visite chez Durand-Ruel ou Georges Petit il ait été présenté à Depeaux – pourquoi pas par Charles Ephrussi. Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, on trouve un écho de ces visites :
- 3 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 19 (...)
Parfois dans ces derniers jours d’hiver nous entrions avant d’aller nous promener dans quelqu’une des petites expositions qui s’ouvraient alors et où Swann, collectionneur de marque, était salué avec une particulière déférence par les marchands de tableaux chez qui elles avaient lieu. Et par ces temps encore froids, mes anciens désirs de partir pour le Midi et Venise étaient réveillés par ces salles où un printemps déjà avancé et un soleil ardent mettaient des reflets violacés sur les Alpilles roses et donnaient la transparence foncée de l’émeraude au Grand Canal3.
- 4 Daniel Wildenstein, Monet : catalogue raisonné, Köln, Taschen, 1966.
8Tandis que la transparence de l’émeraude renvoie aux tableaux peints par Monet en 1908 à Venise et exposées en 1912 chez Bernheim-Jeune, les reflets violacés sur les Alpilles roses sont ceux des tableaux de Monet peints en 1884 sur la Riviera. Un de ces tableaux, la Vue de Vintimille (W 878)4 qui se trouve aujourd’hui dans l’Art Gallery de Glasgow, Proust l’a vu à l’exposition « Monet, Pissarro, Renoir et Sisley » chez Durand-Ruel en avril 1899.
9La correspondance de Proust nous permet de supposer que Proust visita cette exposition le 25 avril en compagnie d’Ephrussi. Que Swann ait le même prénom qu’Ephrussi n’est pas un hasard. Dans la même exposition figurait un tableau que Proust évoquera dans Le Côté de Guermantes : Le Déjeuner des canotiers de Renoir où Ephrussi est représenté en chapeau haut de forme. Que le chapitre « Un amateur de peinture – Monet, Sisley, Corot » soit un écho de l’exposition chez Durand-Ruel est suggéré aussi par le fait que, dans cette exposition, à côté de Monet, Pissarro, Renoir et Sisley, toute une salle de la galerie était réservée à Corot.
10Or, le fragment sur l’amateur de Monet, Sisley et Corot nous permet aussi – après avoir rendu hommage au génie du lieu – d’entrer en matière : non seulement il résume – avec les deux autres fragments sur Monet – les connaissances de Proust en peinture impressionniste, mais il témoigne aussi de la tentative de transférer cette peinture en écriture.
- 5 Dans la suite, je reprends un passage de mon étude « Proust et les collectionneurs », parue dans l (...)
11La première partie du fragment est consacrée à cinq tableaux de Monet : des Falaises, des Glaçons, une Matinée sur la Seine, un Printemps à Argenteuil et une Promenade à Argenteuil. Par des ajouts interlinéaires, Proust indique pour le premier le titre, pour les autres le collectionneur chez qui il les a vus : deux fois Ephrussi, deux fois Charpentier. Pour les décrire, Proust fait parler les tableaux eux-mêmes et à la prosopopée il ajoute d’autres moyens rhétoriques et stylistiques de cette prose poétique qu’il manie avec maîtrise depuis Les Plaisirs et les jours. Je me limite aux trois premiers tableaux5. Les voici :
- 6 Marcel Proust, Jean Santeuil, op. cit., p. 892-893.
Mais tout ce Monet ne fait que nous répéter : « Dieu, qu’il y a du soleil aujourd’hui sur la mer, voyez comme les ombres sont noires et fraîches, voyez comme les pierres sont roses, voyez comme au loin les bateaux papillonnent dans une mer volatilisée, mais ayant aussi, le plus petit, sa petite ombre noire (F. d’Étretat). Voyez comme tout miroite, comme tout est mirage par ce dégel : vous ne savez plus si c’est de la glace ou du soleil, et tous ces morceaux de glace brisent et charrient les reflets du ciel, et les arbres sont si brillants qu’on ne sait plus si leur rousseur vient de l’automne ou de leur espèce, et on ne sait plus où l’on est, si c’est le lit d’un fleuve ou la clairière d’un bois (chez M. Ch. Ephrussi). Voyez comme, ce soir, tout se répète en reflets bleus rêveurs dans les eaux unies, voyez le ciel reflété dans l’eau, voyez les bois reflétés sur les bords, voyez les nuages reflétés par places, bois bleus, nuages cendrés, ciel bleu, eaux bleues ; voyez, partout au loin l’eau tourne, fuit, mais sa fuite est bleue, et le silence seulement s’approfondit, mais à l’infini voyez le reflet bleu des bois, le reflet bleu du ciel, voyez comme tout se tait, comme l’eau écoute le silence des rives, comme tout s’amortit, comme tout est bleu et déjà un peu sombre à l’ombre bleue des bois sur l’eau, tandis qu’au milieu, dans le reflet bleu du ciel, de la lumière persiste encore, en dernier reflet (chez Ch. Ephrussi)6. »
Fig. 25. Claude Monet, Les Glaçons, 1880, huile sur toile, 61 x 100 cm, Wildenstein 567, Paris, musée d’Orsay.
12La couleur rose des pierres et du sable ainsi que le détail des ombres noires invitent à identifier le modèle du premier tableau avec un Monet du musée des Beaux-arts de Dijon (W. 1047). Ce qui prédomine au niveau du discours c’est la figure de la prosopopée établissant un rapport entre le tableau-énonciateur et le lecteur-spectateur. Il existe un rapport évident entre le geste déictique de l’impératif voyez et le jeu de la lumière et des ombres : soleil au début, contrasté par ombres noires et fraîches, et à la in en écho ombre noire. À l’intérieur du tableau, on constate des effets de couleur au sens propre : les pierres sont roses, et de couleur au sens rhétorique du terme : les bateaux papillonnent dans une mer volatilisée où l’atmosphère du texte est créée non seulement par le contenu sémantique des mots, mais encore par leur constitution phonique. La source de cette couleur spécifique, teintée de o, e, i et l, c’est le mot soleil. Le mot soleil est pour ainsi dire la palette du tableau textuel.
Fig. 26. Claude Monet, Matinée sur la Seine près de Giverny, 1897, huile sur toile, 73 x 92 cm, Wildenstein 1483, collection privée.
13Pour le deuxième Monet, Proust indique la localisation, c’est-à-dire la collection de Charles Ephrussi. Il s’agit du tableau Les Glaçons, aujourd’hui au Musée d’Orsay (W. 567) (fig. 25). Ici encore, le tableau langagier se crée par amplification et explication d’un thème initialement posé, thème constitué par deux éléments (« miroitement » et « mirage ») dont la parenté étymologique est soulignée par la construction syntaxique. Contrairement à ce qui se passe dans le tableau précédent, l’explication du thème ne se fait pas par des sonorités, mais par des motifs : glaçons, reflets, arbres, ciel, etc., rattachés les uns aux autres par des « et » et des « ou ». La construction polysyndétique constitue l’aspect grammatical de la thèse qu’il s’agit de soutenir, c’est-à-dire que chaque partie du tableau dit la même chose, que chaque motif relève du même thème.
14Le troisième Monet (W. 1483) appartient à la série des Matinées sur la Seine datant de 1897 et exposées chez Georges Petit en 1898 (fig. 26). Proust fait de la « matinée » une « soirée ». Cette fois-ci, le thème initial qu’il s’agit de varier et d’amplifier est le monosyllabe bleu (comme la couleur bleue est le thème que varie le tableau de Monet). Le thème se développe par trois motifs apparentés par leur longueur (deux syllabes) et leur sonorité (é-è, e-è, ê-eu) : « répète », « reflets », « rêveurs », matériau teinté sémantiquement et phoniquement de bleu. L’adjectif « unies » nomme le but esthétique du tableau et en achève l’exposition. Pourtant, au cours du développement, l’harmonie initiale tourne en cacophonie. Un peu comme dans le projet romanesque que Proust est en train d’abandonner à ce moment-là, dans ce tableau, le texte tourne en rond.
15Après Monet, l’amateur de Rouen s’enthousiasme de Sisley – occasion pour une description comparative de l’univers de Monet et celui de Sisley – et finalement il achète un paysage de Corot :
- 7 Marcel Proust, Jean Santeuil, op. cit., p. 893-894.
Et un jour, allant chez un marchand pour voir un Sisley, il y trouva un Corot, très différent des brumeux qu’on voit généralement et qui était toute une étendue de pays vallonné avec un village répandu sur la pente. Là il n’y avait pas un bleu de soir, un ensoleillement d’été, un mirage de dégel par le soleil qui vous parlât tout de suite. La pensée exprimée était moins extérieure et plus répandue dans toute la toile. Elle n’était pas saisissable en une seule partie que les autres se pussent contenter de renforcer. La toile était très petite, mais le paysage était très vaste. C’étaient des pommiers. Ils étaient loin les uns des autres et ils occupaient une certaine étendue de campagne. Le village qui était pourtant assez grand, répandu inégalement au-dessus et au-dessous du vallon, n’était qu’une toute petite partie de ce pays […] Derrière le petit village il y avait une forêt indiquée comme on l’aperçoit quand on est encore un peu loin du village, et en continuant la campagne à droite du village, ce n’étaient plus des pommiers, mais des peupliers. Leur feuillage était plus sombre et leur taille plus élevée et plus élancée7.
16Ce qui frappe dans cette description, c’est la précision du détail. La toile est très petite, le paysage très vaste ; il y a des pommiers, un village répandu au-dessus et au-dessous d’un vallon, une église, une forêt ; après les pommiers il y a des peupliers, etc. Or, malgré toutes ces indications très précises, on n’arrive pas à identifier le tableau en question. Ce paysage de Corot n’existe pas, c’est-à-dire qu’il n’existe qu’en tant que texte ; le collectionneur de Rouen achète un Corot provenant de l’atelier de Marcel Proust. C’est une œuvre imaginaire, mais attribuée à un artiste réel ; bref, c’est un pastiche.
17À y regarder de près, Proust ne pastiche pas seulement les paysages de Corot, mais aussi la peinture de paysage en général et la peinture de paysage impressionniste en particulier. C’est ainsi que le voisinage dans un même tableau de pommiers et de peupliers (que l’on aura peut-être cherché longuement et inutilement dans l’œuvre de Corot) est un motif figurant dans trois toiles de Monet datant de la période de Vétheuil (1878). Et voici la clé du mystère : une de ces toiles (W. 489) appartenait ou avait appartenu à Charles Ephrussi (fig. 27). De la même manière, il n’y a pas de village répandu au-dessus et au-dessous d’un vallon chez Corot, mais on trouve ce motif dans un paysage de Pissarro datant de 1873 : La Moisson – Pontoise (fig. 28). Ainsi que le veut le sens primitif du mot, le pastiche Corot est un mélange, un « pasticcio », c’est-à-dire une réunion, une collection de motifs différents, provenant de tableaux différents, et c’est ainsi que le tableau de Proust prend la valeur d’une mise en abyme de ce dont il est question dans le fragment sur l’amateur de Rouen, c’est-à-dire de la collection de tableaux. Peut-être le Corot de Proust implique-t-il aussi, après les allusions explicites à Charpentier et à Ephrussi et la présence implicite de Depeaux, un hommage caché au prince et à la princesse de Polignac, grands collectionneurs de Corot.
18Une première allusion cachée à la princesse se trouve dans la partie de Jean Santeuil consacrée au séjour au château de Réveillon, partie où abondent les descriptions de paysage rappelant la peinture impressionniste. Il y est question aussi d’une voisine, la princesse de Durheim qui
- 8 Marcel Proust, Jean Santeuil, op. cit., p. 495.
avec un goût exquis d’ailleurs, sans altérer le style du château, […] avait emporté avec elle les Claude Monet, les Pissarro dont elle pouvait le moins se séparer, ceux qui de plus correspondaient le mieux à la nature du pays où elle se trouvait8.
19Si nous situons les Monet et les Pissarro de la princesse de Durheim non pas dans le « pays où elle se trouvait », mais dans le contexte où ils se trouvent, ils constituent une parfaite mise en abyme des paysages composés par Proust dans cette partie du roman.
Fig. 28. Camille Pissarro, Paysage, la moisson – Pontoise, 1873, huile sur toile, 65 x 81 cm, Chicago, collection privée.
20De tels paysages impressionnistes se retrouvent dans À la recherche du temps perdu soit lors des promenades autour de Combray soit lors du séjour à Balbec : lilas ou champs de blés du côté de Méséglise, nymphéas du côté de Guermantes, scènes de plage ou marines autour de Balbec. Enfin, dans les tableaux d’Elstir, Proust reprend et développe le matériau stylistique et thématique esquissé en 1899 à propos de Monet ou de Moreau. C’est ainsi que dans l’aquarelle d’Elstir représentant les Creuniers et dans la description par Proust de ces lieux transparaissent les Falaises d’Étretat du fragment sur l’amateur de Rouen (fig. 29).
Fig. 29. Claude Monet, Étretat, la porte d’aval : bateau de pêche sortant du port, 1885, huile sur toile, Dijon, musée des Beaux-arts.
21On y retrouve le geste déictique, le contraste entre lumière et ombre, la couleur rose et les couleurs du mot, du mot-palette, soleil. Cette fois-ci ce n’est pas le tableau, mais Elstir qui parle en montrant son aquarelle :
- 9 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. 2, p. 254.
« […] regardez comme ces rochers puissamment et délicatement découpés font penser à une cathédrale. » En effet, on eût dit d’immenses arceaux roses. Mais peints par un jour torride, ils semblaient réduits en poussière, volatilisés par la chaleur […]9
- 10 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles(...)
22Les descriptions proustiennes rappelant la peinture impressionniste et l’aspect impressionniste de l’œuvre d’Elstir ont amené lecteurs et critiques à voir en Proust un impressionniste. De son côté, Proust ne s’est jamais désigné comme tel ; au contraire, quand il parle – par exemple dans des interviews – de son roman, il le rapproche de l’actualité avant-gardiste. Et quand il affirme en 1907 que Les Éblouissements d’Anna de Noailles sont « le chef d’œuvre peut-être de l’impressionnisme littéraire10 », on peut se demander s’il n’affirme pas en même temps que cette littérature date d’hier ou même d’avant-hier. Quant à la thèse d’un Proust impressionniste, elle a été soutenue par Ortega y Gasset dans le numéro d’hommage de la NRF paru le 1er janvier 1923, peu de temps après la mort de Proust. Jacques Rivière l’a contestée dans une conférence donnée en février 1923 au théâtre du Vieux Colombier :
- 11 Jacques Rivière, « Quelques progrès dans l’étude du cœur humain », dans Cahiers Marcel Proust 13, (...)
J’avoue ne pas être très sensible à cette analogie. J’en vois une au contraire, et très frappante, entre la manière de Proust et le cubisme […] Mais je vous indique seulement l’idée, n’ayant pas le temps de la mettre au point11.
- 12 Pour plus de détails, je renvoie à mon étude « Proust au-delà de l’impressionnisme », dans Proust (...)
23Sauf Jacques-Émile Blanche, les critiques ont ignoré ses affinités avec l’avant-garde futuriste et cubiste. Celles-ci ne seront reconnues et analysées qu’à partir des années 1970 – aux États-Unis, en Allemagne, en Suisse, en Italie, enfin, avec un certain retard, en France12.
24Faire de Proust un cubiste est sans aucun doute aussi contestable que de faire de Proust un impressionniste. Il faut plutôt écouter et analyser le dialogue entre les différents courants esthétiques, par exemple entre impressionnisme et avant-garde futuriste ou cubiste, que Proust a mis en scène dans son roman. En voici trois exemples :
25D’abord une scène de boxe tirée de Le Côté de Guermantes. Il s’agit de la rencontre entre Saint-Loup et un type qui lui a fait des propositions :
- 13 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. 2, p. 480.
[…] tout à coup, comme apparaît au ciel un phénomène astral, je vis des corps ovoïdes prendre avec une rapidité vertigineuse toutes les positions qui leur permettaient de composer, devant Saint-Loup, une instable constellation. Lancés comme par une fronde ils me semblèrent être au moins au nombre de sept. Ce n’étaient pourtant que les deux poings de Saint-Loup, multipliés par leur vitesse à changer de place dans cet ensemble en apparence idéal et fugitif13.
26Tableau tout aussi sinon plus futuriste que le Combat de boxe d’André Dunoyer de Segonzac (exposé au Salon d’Automne 1911) ou la Rafle de Boccioni (montrée en 1912 chez Bernheim-Jeune). Mais voyons à quel endroit Proust place la scène futuriste :
Nous quittâmes le théâtre, Saint-Loup et moi, et marchâmes d’abord un peu. Je m’étais attardé un instant à un angle de l’avenue Gabriel d’où je voyais souvent jadis arriver Gilberte. J’essayais pendant quelques secondes de me rappeler ces impressions lointaines, et j’allais rattraper Saint-Loup au pas « gymnastique », quand je vis qu’un monsieur assez mal habillé avait l’air de lui parler d’assez près.
27Si le « pas gymnastique » que Proust met entre guillemets appartient au présent futuriste, l’avenue Gabriel et les jardins des Champs Élysées représentent le passé : au niveau diégétique, la jeunesse du héros ; au niveau esthétique, la peinture impressionniste. Dans cet exemple, l’opposition entre impressionnisme et avant-garde est articulée de manière antithétique le long de l’axe du temps. Dans d’autres exemples, Proust recourt à la juxtaposition ou à la superposition.
28Le fameux épisode des Clochers de Martinville dans Du côté de chez Swann nous fournit un exemple de juxtaposition. Au retour d’une promenade du côté de Guermantes, la famille du héros prend place dans la voiture du docteur Percepied. Marcel monte près du cocher et aperçoit en route les clochers de Martinville, spectacle qui le jette en extase, à tel point qu’il demande au docteur un crayon et du papier pour le fixer par écrit. Le morceau qui en résulte est cité dans le texte du roman de sorte que nous lisons deux descriptions des clochers, une première due au narrateur adulte, une deuxième due au petit garçon. La première relève de l’esthétique moderne – futuriste et cubiste. Vitesse : la voiture va « comme le vent » ; changements de perspectives : elle suit « les lacets du chemin », et les « cahots de la voiture » qui accompagnent l’écriture du garçon sont un écho des Cahots de fiacre de Carrà, tableau exposé chez Bernheim-Jeune en 1912. On voit des surfaces qui s’ouvrent, des lignes qui se déplacent ; on tourne autour de l’objet… Par contre, le morceau composé par le garçon relève du symbolisme et de l’impressionnisme. Ici, le spectacle s’anime, il bouge. Les clochers apparaissent tantôt comme trois oiseaux, tantôt comme trois jeunes filles. C’est le style des poèmes en prose de Les Plaisirs et les jours, style qui caractérise aussi certains morceaux de bravoure de la Recherche.
29Terminons par un exemple de superposition. On peut se demander pourquoi dans la deuxième partie d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs le héros doit prendre le train de nuit pour rejoindre les bords de la Manche, puisque déjà au temps où se passe l’histoire le train ne mettait que quelques heures pour y arriver. Or, je crois que le train de nuit est l’artifice narratif qui permet à Proust d’inaugurer la partie de son roman que l’on pourrait appeler la journée impressionniste d’À la recherche du temps perdu par un lever du soleil, exactement comme Impression – Soleil levant de Monet inaugure l’impressionnisme. Mais voyons comment ce motif impressionniste est traité par Proust. Ce n’est pas assis devant son chevalet que le héros de Proust contemple le spectacle, mais à partir d’un train en mouvement, d’un train qui suit un tracé sinueux, sinueux à tel point que Marcel doit courir d’une fenêtre à l’autre pour ne pas perdre de vue le spectacle. Je ne cite que la fin de ce passage fameux :
- 14 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. 2, p. 15-16.
[…] je passais mon temps à courir d’une fenêtre à l’autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et opposites de mon beau matin écarlate et versatile et en avoir une vue totale et un tableau continu14.
30Proust a reproché aux frères Goncourt l’emploi des termes d’atelier. Ici il en utilise un lui-même – provenant de l’atelier non pas du peintre, mais du restaurateur. Pourtant, il n’utilise pas « rentoiler » dans le sens propre de « remplacer la toile usée par une toile nouvelle », mais au sens de « coller ». Son Soleil levant n’est pas un tableau impressionniste, mais un collage cubiste. Quoi qu’il en soit, comme la description de la gare Saint-Lazare au départ du voyage vers Balbec ou comme la jeune fille que le héros rencontre à Balbec, Albertine, la « petite Simonet », qui recèle en son nom de famille le nom du grand impressionniste, le Soleil levant de Proust reste un hommage à Monet.
NOTES
1 Marcel Proust, Jean Santeuil précédé de Les Plaisirs et les jours, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 890.
2 Marc-Henri Tellier, François Depeaux : le charbonnier et les impressionnistes, Rouen, chez l’auteur, 2010.
3 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, t. 1, p. 535.
4 Daniel Wildenstein, Monet : catalogue raisonné, Köln, Taschen, 1966.
5 Dans la suite, je reprends un passage de mon étude « Proust et les collectionneurs », parue dans le premier numéro de la revue Marcel Proust aujourd’hui (2003).
6 Marcel Proust, Jean Santeuil, op. cit., p. 892-893.
7 Marcel Proust, Jean Santeuil, op. cit., p. 893-894.
8 Marcel Proust, Jean Santeuil, op. cit., p. 495.
9 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. 2, p. 254.
10 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 543.
11 Jacques Rivière, « Quelques progrès dans l’étude du cœur humain », dans Cahiers Marcel Proust 13, 1985, p. 180.
12 Pour plus de détails, je renvoie à mon étude « Proust au-delà de l’impressionnisme », dans Proust et ses peintres, études réunies par Sophie Bertho, Amsterdam, Rodopi, 2000.
13 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. 2, p. 480.
14 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. 2, p. 15-16.
TABLE DES ILLUSTRATIONS
Légende | Fig. 25. Claude Monet, Les Glaçons, 1880, huile sur toile, 61 x 100 cm, Wildenstein 567, Paris, musée d’Orsay. |
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URL | http://books.openedition.org/purh/docannexe/image/896/img-1.jpg |
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Légende | Fig. 26. Claude Monet, Matinée sur la Seine près de Giverny, 1897, huile sur toile, 73 x 92 cm, Wildenstein 1483, collection privée. |
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Légende | Fig. 27. Claude Monet, Pommiers en fleurs, 1878, huile sur toile, 54 x 73 cm, Wildenstein 489. |
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Légende | Fig. 28. Camille Pissarro, Paysage, la moisson – Pontoise, 1873, huile sur toile, 65 x 81 cm, Chicago, collection privée. |
URL | http://books.openedition.org/purh/docannexe/image/896/img-4.jpg |
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Légende | Fig. 29. Claude Monet, Étretat, la porte d’aval : bateau de pêche sortant du port, 1885, huile sur toile, Dijon, musée des Beaux-arts. |
URL | http://books.openedition.org/purh/docannexe/image/896/img-5.jpg |
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© Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2012
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