envoyé spécial à Londres
Ceci n'est pas une rétrospective. L'exposition Titien est loin de prétendre à l'exhaustivité. La quarantaine de tableaux réunis constitue une part modeste de la production du maître vénitien. Il faut toutefois se garder des comptes rapides. Certes, il est sorti beaucoup de toiles de l'atelier Titien. Mais toutes n'étaient pas entièrement de sa main et parfois pas du tout. L'un des intérêts de la manifestation londonienne est de souligner deux ou trois paradoxes.
La question de l'original ne se posait pas dans les termes traditionnels du «fait main». Quand un tableau rejoignait son commanditaire qui, en général, l'avait grassement payé, il s'appréciait d'abord pour sa conception. Même si des collaborateurs y avaient travaillé, l'oeuvre valait parce qu'elle avait été imaginée, structurée et composée par son auteur. En ce sens, le vieux Titien annonce peut-être l'impressionnisme (c'est l'opinion rabâchée dans chaque livre ou article), il préfigure surtout, par son mode de production, les conceptuels et minimalistes des années 1970, pour lesquels l'usinage remplacera l'artisanat. Entre travail et argent, le Vénitien avait inventé des relations originales et fort lucratives.
Très longue vie. Dans les dernières salles (il y en a six), qui correspondent à l'ultime période de sa très longue vie, sont accrochées deux oeuvres éloquentes. Le Christ au denier, autrement titré le Paiement du tribut et dont une version antérieure est conservée à Dresde, représente la scène illustrant la formule «Il faut rendre à César ce qui appartient à César», par laquelle Jésus affirmait à sa manière la séparation du temporel et du spirituel par le truchement d'espèces sonnantes et trébuchantes. La seconde peinture parle aussi d'argent. Il s'agit du portrait de Jacopo Strada. Le marchand d'art est montré en train de proposer une antiquité à un invisible acheteur devant une table sur laquelle sont placées en évidence quelques pièces de monnaie. Le personnage est à la fois splendide et madré et, comme tel, proche de ce que devait être Titien lui-même.
Avec les doigts. Ce dernier, non seulement faisait appel aux services de professionnels du marché de l'art pour écouler sa production, mais il était capable de les mettre en concurrence. On est loin de l'idéal romantique auquel le XIXe siècle va cantonner le rôle de l'artiste (devenu «maudit»). En retour, les courtiers du Titien ne vont pas se gêner pour faire accroire que, l'âge venu, le maître n'y voit plus clair et que sa main n'est plus très sûre, manoeuvre visant à casser les prix. L'accrochage lui-même apporte un éclairage pertinent sur le fonctionnement mercantilo-artistique des années 1570. Habituellement, en effet, le débat esthétique vise à présenter un Titien s'autorisant une extrême liberté en peignant Ecce Homo, le Supplice de Marsyas ou la Pietà, cette dernière «terminée» par Palma Giovane et, peut-être pour cette raison, absente de l'exposition. Il n'aurait plus rien à prouver et donnerait ainsi libre cours à son goût des couleurs (il étale la pâte directement avec les doigts). Et pourtant, voisin de cimaise, le Tarquin et Lucrèce (version 1571) répond à une commande de Philippe II. Il est traité avec le luxe de détails qui a déjà contribué à la gloire du peintre. Les rouges éclatent avec fureur, les chairs féminines palpitent avec délices, le couteau se dresse dans un élan sublime et mortel, bref, les ingrédients de l'école vénitienne à son apogée scintillent avec éclat, bien au-delà des prédécesseurs Bellini et Giorgione. Titien pouvait donc à la fois oser les effets de brouillage et de flous les plus surprenants tout en continuant à fournir les preuves d'une virtuosité devenue incontestable. Cette mise en parallèle réduit à néant la vision idéologique des fins de carrière «géniales», un peu à la manière d'un Degas précurseur, sur le tard, de la peinture abstraite.
Titien choisit de rompre avec son style précédent non pour accéder à un degré supérieur de son art, mais pour explorer un champ chromatique inédit. De toute façon, le réalisme a toujours été sa bête noire. Ses paysages, considérés hâtivement comme fidèles au motif, servaient déjà à raconter une histoire en accord ou, plus rarement, en léger décalage, avec la scène principale. Arbres et feuillages réussissaient même à en dire davantage sur l'état d'âme des personnages que ceux-ci n'y parvenaient par les moyens propres à leur expression. Les Trois Ages de l'homme (ca. 1512-1513) et Noli me tangere (ca. 1514) se déchiffrent d'abord par la disposition du décor, la situation des nuages, les nuances du ciel, l'inclinaison des branches.
La personnalité de l'artiste trouve son point d'orgue, davantage encore que dans ses nus érotiques d'une séduction torride (Flore ou Danaé, bien sûr, mais aussi Marie-Madeleine ou la Vénus d'Urbin absentes de l'exposition), dans ces grands portraits qui n'auront pas d'équivalent avant Rembrandt, le siècle suivant.
Puissance d'illusion. La quatrième salle leur con sacre une place appréciable, même s'ils sont déjà présents à l'ouverture avec le mélancolique portrait d'un jeune homme et celui de la plantureuse Esclavonne. Plus tard, Giacomo Doria, Ranuccio Farnese, l'Arétin et les autoportraits fourniront la démonstration synthétique des pouvoirs de la peinture à transformer une figure en visage. Par ses mains, sa barbe, son costume fané, aussi bien que par la presque surhumaine mansuétude de son regard, le Pape Paul III porte à son comble la puissance d'illusion d'un art dont Francis Bacon saura se souvenir en faisant hurler ses propres portraits de papes. Là se fait sentir avec le plus de regret l'absence de portraits aussi remarquables que ceux de Charles Quint, d'un gentilhomme pourtant dit le Jeune Anglais et du très énigmatique Homme au gant conservé au Louvre. Il faut croire que, de Paris à Londres, la route des musées reste longue.
Hervé GAUVILLE Titien National Gallery, Trafalgar Square, Londres. Jusqu'au 18 mai. Tél. (00 44) 20 7747 28 85. Catalogue 192 pp., 30 euros.https://next.liberation.fr/culture/2003/02/25/carissime-titien_43198924 Juin 2013


Publié par Megan et Juliette H.