Au xixe siècle, on avait coutume de dire que Venise était la plus orientale des villes d’Occident, à cause de sa position géographique, de sa tradition de commerce séculaire, et parce que le dédale de ses ruelles, l’architecture de ses façades et sa tradition décorative évoquaient les pays lointains en un temps où les artistes, jusqu’à l’Atlantique et à la mer du Nord, étaient fascinés par ces rives de la Méditerranée. Ceux qui y séjournaient en ramenaient des souvenirs exotiques et s’en inspiraient dans leurs œuvres. Aujourd’hui, la fascination de l’Orient et la reconnaissance d’une dette culturelle à son égard ne pèsent pas lourd face aux discours sur le choc des civilisations.C’est pourquoi l’exposition Venise & l’Orient que présente l’Institut du Monde Arabe (IMA), à Paris, rappelle opportunément qu’il est difficile de tracer les frontières culturelles. Avec quelque 200 objets, elle montre que l’art, l’artisanat et la culture vénitienne en général ont assimilé les styles des pays dans lesquels allaient s’ancrer les navires de la Sérénissime. Pour cette manifestation, l’IMA a collaboré avec le Metropolitan Museum de New York, qui est en train de rénover ses salles d’art islamique. Il est significatif qu’un musée américain s’associe à une institution financée en grande partie par les pays arabes, et que cette association se noue pour une exposition qui exalte la manière dont les cultures d’Orient ont fécondé la culture d’une ville européenne.En observant les personnages en turban des peintures, les motifs décoratifs ou les enluminures, on comprend que les commerçants ne ramenaient pas que des épices et des tissus, ils importaient des styles, des modes et, avec eux, une certaine manière d’être au monde. Une grande partie du luxe matériel (celui des palais, de la table, de l’habillement) et des techniques (le travail du verre ou le détail de l’architecture) a été directement apportée par les navires et par les voyageurs vénitiens. Dans la Venise du xive, du xve et du xvie siècles, la grandeur et le rayonnement de la Sérénissime sont fêtés par la richesse des brocards, des tapis ou des tissus, mais aussi par la présence dans la ville de personnages caractérisés par leur habillement.Cette histoire n’est pas celle de commerçants et d’individus cultivés paisibles, c’est une histoire de guerres, de conquêtes, de victoires et de défaites, une histoire d’habileté diplomatique soutenue par l’argent que payaient les Vénitiens pour pouvoir continuer de commercer quand un territoire leur échappait. Tout commence par un mythe fondateur, le vol à Alexandrie des reliques supposées de saint Marc en 828, un an après l’élection du premier doge. Ce transfert met Venise sous une sainte protection. Il lui confère aussi symboliquement le rôle de passeur entre l’Orient et l’Occident. Derrière la beauté des objets et des œuvres exposées à l’IMA, on devine un autre message, moins culturel et de notre temps : les échanges et l’ouverture économique seraient le meilleur moyen d’assurer l’harmonie entre les civilisations.On devine aussi les limites de ce message. L’exposition de l’IMA donne l’impression que la Venise des xive, xve et xvie siècles s’empare des signes de l’Orient pour les transformer en symboles de sa propre puissance, et pour les consommer dans un échange inégal. On n’y trouve pas grand-chose, sinon dans le magnifique catalogue qui l’accompagne, sur l’autre versant de cette influence, celui de Venise sur l’Orient, sur les conflits profonds que provoque la rencontre de deux cultures et, plus précisément, de deux systèmes de représentation, ou sur la manière dont l’histoire des relations Orient/Occident éclaire la situation d’aujourd’hui.Les conflits politiques, les tensions internationales et les guerres, les débats sur l’élargissement de l’Union européenne, notamment à la Turquie, et la crainte de l’uniformisation par la mondialisation, ont mis ces relations au cœur de nos préoccupations. Les trésors présentés à l’IMA en donnent une image rassurante, car les objets sont muets sur les tragédies humaines. Ils ont la sérénité des paysages sous lesquels sont enterrés des morts. Cet Orient, vu de Venise, n’est que luxe, calme et volupté. Il est filtré par ce qu’on en a pris. Pour en savoir plus, il faut interroger l’histoire et les récits que peuvent en faire ceux d’en face, c’est-à-dire ceux dont l’identité et la tradition sont menacées par le commerce entre les civilisations.Presque au moment où s’ouvrait l’exposition de l’IMA, le prix Nobel de littérature était attribué au romancier turc Orhan Pamuk, dont une partie de l’œuvre est consacrée aux relations entre l’Orient et l’Occident. On peut voir à l’IMA le portrait du sultan Mehmet II attribué à Gentile Bellini (1429-1507), l’un des plus grands peintres vénitiens, qui fit un long séjour à Istanbul quelques décennies après la prise de Constantinople. Ce portrait a profondément bouleversé la vision des peintres et des enlumineurs des pays musulmans. Il fut souvent imité. Il est au cœur d’un des plus impressionnants livres d’Orhan Pamuk, publié en Turquie et 1998 et en France en 2001, Mon nom est Rouge*.S’il fallait le définir à la manière occidentale, on pourrait dire que ce livre est un thriller qui se passe dans les ateliers de peinture d’Istanbul à la fin du xvie siècle. On y trouve : le cadavre d’un peintre habile et admiré jeté dans un puits ; des intrigues amoureuses ; des violences organisées par les sectes intégristes ; et un conflit sanglant autour du rôle de l’art et de l’influence de ce qu’on appelait là-bas la « manière vénitienne ». Faut-il peindre ce qu’on voit ? Faut-il que l’artiste exprime à la fois l’individualité de celui dont il fait le portrait et sa propre individualité ? Ou doit-il, comme l’exige la tradition islamique, s’absenter de la peinture pour laisser place à l’expression du regard divin, seule façon de contourner l’interdit de la représentation ?Mon nom est Rouge est un thriller lent, une succession de miniatures à la manière persane, mais vues par chacun des protagonistes ; miniatures qu’il faut se donner le temps de contempler (de lire) pour en saisir tous les détails. C’est un livre sur ce qui est à perdre, sur la douleur de la perte quand on cherche à intégrer dans sa propre vision ce qui vient d’ailleurs et la met en péril. Le Sultan demande à un maître d’atelier de réaliser en secret un livre d’enluminures en s’inspirant des peintres de Venise qui, au xvie siècle, ont été à l’origine du succès du portrait dans toute l’Europe. Il veut que la célébration de sa puissance et de la puissance ottomane soit démontrée par la capacité de ses artistes à faire mieux que ce que font ses plus proches ennemis. Le déchirement est au bout.Orhan Pamuk ne conclut pas. Il montre, dans son récit et dans son écriture, l’opposition entre le projet réaliste de la peinture européenne et la vision lointaine, irréaliste (le réel est laissé à Dieu), de la peinture persane ou arabe ; il pénètre au cœur du conflit, là où ce dernier détruit l’essentiel, le rapport au monde que révèle notre manière voir. Il montre la perte et la souffrance que cette dernière engendre, le raidissement des idées, et la violence sourde déchaînée par les échanges que se contente de célébrer l’IMA à travers la splendeur vénitienne.* * *https://www.revue-etudes.com/article/venise-fecondee-par-l-orient-21703