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jeudi 20 février 2020

Aliénor d'Aquitaine, une grande reine médiévale

Aliénor d'Aquitaine, une grande reine médiévale (1122/1124-1204)

Publié par Céline sur 29 Juillet 2015, 07:15am

Aliénor d’Aquitaine est certainement l’une des plus grandes figures féminines du Moyen-Âge. Et pour cause : héritière de l’immense et puissant duché d’Aquitaine, elle fut deux fois reine (de France puis d’Angleterre) et fit donc basculer par deux fois la géopolitique européenne en des temps politiquement très troublés. Femme de caractère et indépendante, mère de dix enfants (dont le très célèbre Richard Cœur de Lion), personnage d’une longévité incroyable pour l’époque (elle atteint probablement les quatre-vingts ans), dotée d’une santé et d’un tempérament de fer, Aliénor ne peut passer inaperçue tant sa personnalité est hors du commun. Qu’elle soit décriée par ses détracteurs ou magnifiée par les poèmes des troubadours, elle ne laisse indifférent ni ses contemporains, ni les historiens ou chroniqueurs des siècles suivants.
Les sources qui la mentionnent sont certes limitées, mais elles dépassent largement toutes celles traitant d’autres femmes de l’époque médiévale. Preuve qu’Aliénor est présente, aussi bien sur la scène politique que culturelle, et que son influence, loin d’être secondaire, est bien réelle. Malgré les zones d’ombres, inéluctables, qui l’entourent, il est possible de retracer sa vie et de cerner qui fut cette grande reine du Moyen-Âge.

Duchesse d’Aquitaine et reine de France (1137 - 1152)
On ne connaît pas la date exacte de la naissance d’Aliénor d’Aquitaine. Elle se situerait entre 1120 et 1124, probablement en 1122. Le lieu est tout aussi incertain : Belin dans les actuelles Landes ? Bordeaux ? Poitiers ? Les sources ne le précisent pas davantage… Quant à sa petite enfance, on n’en sait pour ainsi dire rien, car cette période de la vie n’intéresse pas les biographes du Moyen-Âge. On peut néanmoins appréhender quelle fut son éducation, notamment en matière linguistique. La langue maternelle d’Aliénor est très certainement l’occitan, mais elle parle aussi couramment la langue d’oïl, une forme ancienne de notre actuel français. On lui enseigne évidemment la lecture et l’écriture et on la sensibilise à la culture classique et plus particulièrement au latin, mais aussi à des pratiques physiques comme l’équitation et tir à l’arc. Ces deux derniers enseignements peuvent surprendre pour une femme, mais Aliénor étant l’héritière du duché, son père, Guillaume X, n’ayant pas d’enfant mâle survivant, désire préparer sa fille à son futur rôle de duchesse.
La jeune fille grandit dans une cour et une famille assez particulières et c’est aussi ce contexte qui fera d’elle une femme à part, dominant son siècle. En effet, elle est l’héritière d’une lignée de ducs à la forte personnalité. Son grand-père, tout d’abord, n’est autre que Guillaume IX, dit « Le Troubadour », le plus ancien poète de langue d’oc. Ecrivant et exécutant lui-même ses compositions, il est à l’origine de ce que l’on appelle l’amour courtois ou la fin’amor, faisant de Poitiers, capitale de son duché d’Aquitaine, le lieu de naissance de cet art lyrique et littéraire si célèbre. S’il chante et loue l’amour idéalisé et raffiné pour les dames, Guillaume IX est aussi un homme de son temps, bagarreur et violent, coureur de jupons, jouisseur, obscène et bon vivant. Ces traits de caractère agacent la bien-pensante Eglise. Les reproches de celle-ci s’accentuent lorsque le duc s’affiche ouvertement avec sa maîtresse, la vicomtesse de Châtellerault portant le prénom étrange de Dangerosa, et l’installe dans son palais de Poitiers. Loin d’être intimidé par les sommations de l’institution ecclésiale, le duc d’Aquitaine fait fi de ses détracteurs. Il menace même de mort l’évêque Pierre de Poitiers, lors de son excommunication !

Guillaume IX d'Aquitaine, grand-père paternel d'Aliénor (1071-1126)

On ne sait pas si Aliénor a rencontré son fougueux grand-père. Quand ce dernier meurt le 10 février 1126, elle est encore très jeune et a peut-être passé sa tendre enfance non à Poitiers, mais en Gascogne. Nul doute cependant que sa personnalité, même par influence interposée, ait marqué la future duchesse. Comment en effet occulter un personnage aussi paradoxal, capable à la fois des plus belles poésies et de fonder des maisons closes où les prostituées se déguisent en nonnes ?
En tous les cas, l’héritage courtois de Guillaume IX s’installe durablement au cœur du duché et dépassera largement ses frontières. Son fils, Guillaume X, père d’Aliénor, perpétue et encourage la présence des troubadours à sa cour. Faisant preuve de générosité à leur égard, il leur permet de créer et contribue à l’épanouissement de la littérature courtoise. Aliénor est sans conteste baignée de cette culture poétique et musicale et, cela fera l’objet d’un tout autre article tant le sujet est vaste, en sera l’une des plus ferventes mécènes.
La cour du duc d’Aquitaine est une cour itinérante, non pas par simple plaisir de promenade, mais par objectif politique. En effet, le duché, qui s’étend de la Loire aux Pyrénées et de l’Atlantique à l’Auvergne, est immense et, comme partout en Europe, soumis au système féodal. Guillaume est le suzerain d’innombrables vassaux, parmi lesquels on trouve des comtes, vicomtes, seigneurs et barons désirant ardemment s’octroyer terres et privilèges, voire totale autonomie de leurs fiefs. Les frontières sont par conséquent sans cesse changeantes, floues, soumises aux clauses des traités de paix, paix qui ne dure jamais bien longtemps… Le duché est donc composé d’une mosaïque de territoires qui, la plupart du temps, se déchirent entre eux ou se dressent contre leur suzerain. Dans le but de conserver un minimum d’autorité, les ducs d’Aquitaine se déplacent constamment pour réaffirmer leur pouvoir et organisent des festivités avec leurs feudataires pour renforcer les alliances.
Ainsi, Guillaume X est constamment, ou presque, en guerre, non seulement au cœur de ses propres territoires mais aussi à l’extérieur. En 1136, il ravage notamment la Normandie, conflit dont il sort extrêmement fatigué et atteint de dysenterie. Soudain pris de mauvaise conscience, il entreprend alors un pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle. Le départ, qui a lieu en 1137, sera sans retour : il meurt alors qu’il a presque atteint son objectif.
Le feu duc n’a que deux filles : Aliénor, l’aînée, et Pétronille. Son fils, Guillaume l’Aigret, est mort en 1130. Selon l’usage du XIIè siècle, et contrairement aux croyances d’un Moyen-Âge féodal noir, une femme peut alors hériter de son père. Seule nuance : elle passe sous la tutelle de son suzerain qui a pour devoir de la marier. Dans le cas d’Aliénor, qui succède donc à Guillaume X, le tuteur se révèle être le roi de France, Louis VI. Le duc d’Aquitaine a anticipé les conséquences de son éventuel trépas : il a laissé un testament dans lequel il émet le souhait de confier sa fille au monarque. D’ailleurs, avait-il vraiment le choix ? Toujours est-il que Louis VI ne peut se passer de cette formidable occasion de remettre un pied au sud de la Loire, dont la royauté est absente depuis bien longtemps. Il décide d’unir la toute jeune duchesse à son fils, le futur Louis VII. La situation est d’autant plus urgente pour Aliénor que le comte d’Angoulême, profitant de ce moment de faiblesse au sein du duché, se montre désireux de s’émanciper de sa dépendance vis-à-vis de sa suzeraine.
L’apport de la riche Aquitaine à la couronne de France est, nous l’avons dit, une chance immense pour Louis VI. En effet, son royaume en cette première moitié de XIIè siècle est très réduit : il ne s’étend que de Soissons à Bourges. Depuis la disparition de la dynastie carolingienne au Xè siècle, le pouvoir royal s’est effondré et les terres qui lui étaient associées se sont émiettées en une infinité de territoires plus au moins autonomes. Au début du XIIè siècle, l’actuelle France se compose d’une dizaine de grandes et puissantes principautés, elles-mêmes décomposées, nous l’avons vu, en fiefs s’opposant les uns aux autres. Certes, Louis VI a réussi à s’imposer en tant que suzerain auprès des grands féodaux tels que les ducs de Bourgogne, de Normandie et d’Aquitaine. Même si l’on est encore très loin d’une unité « nationale », l’idéal chevaleresque instauré à la fin du XIè siècle, idéal fondé sur les concepts de loyauté et de justice envers son seigneur maître et ce à tous les niveaux de la société, permet une certaine stabilité par son système pyramidal et hiérarchique. Mais cette stabilité étant de façon quasi-permanente remise en question et bouleversée, le roi de France, pour asseoir et étendre son pouvoir, a besoin de nouvelles richesses et acquisitions.
En juin 1137, des cavaliers aquitains arrivent donc au château de Béthisy, où se trouve le monarque, pour apporter la nouvelle du décès de Guillaume X. Le souverain, lui-même moribond, ne tarde pas à organiser les noces d’Aliénor et de Louis. Il monte un ost de cinq-cents chevaliers avec, à leur tête, son cousin germain Raoul de Vermandois, Thibaut, comte de Blois et de Champagne, et son fidèle et proche conseiller, l’abbé Suger. Le convoi met près d’un mois à atteindre Bordeaux. Pendant ce temps, installée au palais de l’Ombrière où elle a passé une grande partie de sa jeune vie, Aliénor attend patiemment sous la très rigide surveillance de Geoffroy de Loroux, l’archevêque de Bordeaux. Il n’est en effet pas rare, au Moyen-Âge, que de nobles jeunes filles soient enlevées par quelque seigneur ambitieux en vue d’un mariage forcé, l’union matrimoniale représentant alors une opportunité d’agrandir ses possessions et ses revenus. La jeune Aliénor est sans conteste un morceau de choix…
Arrivé à Bordeaux, l’ost doit camper face à la cité, de l’autre côté de la Garonne, en attendant la fin des tractations entre Suger et l’archevêque Loroux. Cette entrevue permet aux deux parties de régler les détails du contrat de mariage et de la cérémonie.
Il est important de se pencher sur cette question du contrat et de balayer les idées préconçues. Tout d’abord, l’union matrimoniale entre la jeune duchesse et le futur roi ne marque aucunement l’annexion de l’Aquitaine au royaume de France. Louis prend certes le titre de ‘‘duc des Aquitains’’, mais il ne l’est que par le consentement de son épouse de s’unir à lui. Par ailleurs, il est clairement stipulé que le duché garde son autonomie, notamment en matière de taxes et d’impôts, ainsi que sa propre législation. Enfin, si le mariage venait à être rompu, Aliénor récupèrerait la totalité de son pouvoir et de son titre sur ses terres.
Le 25 juillet 1137, l’archevêque Loroux procède donc à la cérémonie religieuse, en présence de nombreux seigneurs et de leurs dames s’étant spécialement déplacés pour l’occasion, au sein de la cathédrale Saint-André. Les rues sont colorées et décorées de guirlandes. Les époux défilent ensuite, sous une chaleur accablante, au milieu d’une foule joyeuse. S’ensuivent plusieurs jours de festivités au château de l’Ombrière, où de nombreux invités ont été conviés, qu’ils soient de la noblesse occitane ou de celle du Nord. Et en effet, l’événement est une véritable rencontre entre le Nord et le Sud : les langues d’oc et d’oïl s’entremêlent, les jongleurs succèdent aux troubadours, on consomme de nombreux mets sucrés (fruits, miel…).

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Mariage d'Aliénor et de Louis, le 25 juillet 1137

Mais à quoi peuvent donc bien ressembler les nouveaux mariés ? Au Moyen-Âge, les représentations (peintures, enluminures, sculptures de gisants…) reflètent très peu la réalité et répondent bien souvent à des stéréotypes artistiques, le but n’étant pas de rechercher la ressemblance physique. Par conséquent, les quelques portraits d’Aliénor qui nous sont parvenus ne peuvent nous renseigner sur son apparence véritable. Les textes des chroniqueurs qui lui sont contemporains, par contre, sont une source plus exploitable, même si l’on sait que leur objectivité n’est pas toujours avérée. D’après leur description, Aliénor (et tous s’accordent à le dire), qui est âgée d’environ quinze ans lors de ses noces, est une jeune fille très belle, douce et énergique à la fois. Par ailleurs, on la décrit souvent comme étant blonde, mais là encore il convient de relativiser cette donnée : la blondeur est un critère de beauté primordial, à l’époque médiévale, pour toute femme vertueuse, le brun n’étant que la manifestation de la laideur et du mal. On ne peut donc trancher avec certitude sur la couleur de ses cheveux.
Louis, quant à lui, est un jeune homme de seize ans un peu fade, très pieux. D’abord voué à une carrière cléricale, on l’a extrait six ans plus tôt de son école capitulaire de Notre-Dame de Paris car son frère aîné, Philippe, qui était destiné à régner, décède d’un accident de cheval. Très discipliné, voire soumis, il accepte d’épouser Aliénor sans l’avoir jamais rencontrée… Nous le verrons, les oppositions de caractère entre les deux jeunes gens seront en grande partie responsables de l’échec de leur mariage…
Contrairement à l’usage qui est de célébrer la noce plusieurs semaines durant, Suger prend la décision d’écourter les festivités. Il ne veut pas laisser Louis VI agoniser seul plus longtemps. L’ost reprend donc la route de Paris dès les derniers jours du mois de juillet, et c’est lors de l’étape au château de Geoffroy de Ranson, près de Saintes, que le mariage aurait été consommé.
Le 8 août 1137, alors qu’ils viennent à peine d’être couronnés à Poitiers, Louis et Aliénor apprennent le décès du roi. Les voilà propulsés dans leurs nouveaux rôles de roi et de reine… Ils se hâtent donc de regagner la capitale royale.
Au XIIè siècle, Paris se limite encore à l’Île de la Cité et ses alentours immédiats, mais c’est une ville en plein essor car, comme un peu partout en Europe, elle bénéficie d’un très important accroissement économique amorti aux alentours de l’an mille. De nouveaux quartiers voient le jour, notamment au cœur même de la cité ainsi que sur la rive droite de la Seine, et avec eux une effervescence d’activités artisanales et commerciales. La ville est aussi un centre intellectuel notable, où l’on enseigne les sept arts libéraux (dialectique, rhétorique, grammaire, arithmétique, musique, géométrie et astronomie), la théologie, la philosophie et le droit canon. Une vingtaine d’années avant l’arrivée d’Aliénor, elle fut le lieu où le célèbre Abélard, philosophe et théologien dont on connaît l’amour tragique pour son élève Héloïse, enseigna.
Autant dire que Paris bouillonne. Pourtant, le cliché d’une Aliénor ennuyée de la grisaille parisienne et nostalgique de la lumière du Midi a fait couler l’encre de nombres de ses biographes. Elle aurait, selon eux, difficilement supporté la rudesse des mœurs du Nord, habituée à la liberté et aux couleurs méridionales. Or, comme le souligne Philippe Delorme dans son ouvrage Aliénor d’Aquitaine, « ce tableau appelle quelques nuances. L’Occident médiéval – à travers le latin et la foi chrétienne – garde conscience de son unité profonde. Ses frontières internes, souvent mal définies, n’ont rien d’imperméables, ni pour les hommes, ni pour les biens, ni pour les idées. […] Malgré le morcellement territorial du XIIè siècle, les provinces françaises ne sont pas aussi dissemblables qu’on l’imagine. Le Midi serait-il moins frustre, sa civilisation plus raffinée ? La question mérite d’être discutée. » (p. 39)
Ce que l’on sait du quotidien de la toute jeune reine, c’est d’abord qu’elle réside au Palais de la Cité, dans le logis principal. Sa vie, ensuite, ne doit au premier abord pas beaucoup se différencier, dans les premières années du moins, de la plupart de ses contemporaines de l'aristocratie : travaux d’aiguille et organisation de spectacles et autres animations. On sait cependant qu’un vent nouveau a soufflé lors de l’arrivée d’Aliénor à la cour royale. Elle organise notamment des jeux tels que celui du « Pèlerin » ou le « Prêtre à confesse », se moquant gentiment des institutions ecclésiales ; en sa compagnie, on déguste gaufres, échaudés, fruits secs de la Garonne, roses et gingembre confits vénitiens… Bien évidemment, on trouve en sa société toutes sortes de jongleurs et musiciens mais aussi des troubadours, dont le célèbre Marcabru, qu’elle fait venir du Midi, participant ainsi activement à l’introduction de la culture courtoise au sein de la société du Nord de la France. On note aussi, en parallèle, une petite révolution dans la mode : décolletés plus plongeants ; tissus plus riches et aux couleurs chatoyantes ; apparition des pigaches, ces souliers médiévaux très pointus…
Il est toutefois fort peu probable qu’Aliénor ait eu, les tous premiers temps en tout cas, une quelconque influence politique. Ou si tel est le cas, les sources ne le mentionnent pas. La reine est encore très jeune, tout comme son époux qui, bien qu’inexpérimenté et un peu mou, se montre néanmoins soucieux de son rôle de roi. Dès les débuts de son règne, il affirme contre toute attente son autorité auprès de son entourage : il éloigne sa mère, Adélaïde de Savoie, grande ennemie de Suger, qu’il juge trop envahissante et contrôlante. L’abbé triomphe : il garde, pour le moment, sa place de conseiller royal.
Sa présence paraît d’autant plus essentielle que Louis VII doit déjà faire face à de multiples soucis politiques. La ville de Poitiers, notamment, désire s’établir en tant que commune et se soulève. Louis fait alors appel à l’un de ses plus puissants vassaux, le comte Thibaut de Champagne et de Blois, afin de lutter contre la cité. Thibaut, qui lui a pourtant prêté serment quelques temps auparavant et a conclu une alliance avec Suger, refuse de lui porter assistance. Malgré ce rejet, Louis arrive tout de même à bout des Poitevins mais s’éloigne de son conseiller, qu’il juge responsable de cet échec, en particulier en renommant sénéchal Raoul de Vermandois, qu’il avait chassé de sa cour.
Aliénor, quant à elle, reparaît indirectement sur la scène politique au printemps 1141. En effet, son royal époux, en tant que duc d’Aquitaine, révèle ses prétentions sur le comté de Toulouse. Il justifie cette ambition par la parenté de sa femme : la grand-mère d’Aliénor, Philippa, épouse de Guillaume IX, n’était autre que la fille du comte de Toulouse Guillaume IV. La jeune reine est-elle l’instigatrice de ce projet et a-t-elle influencé le roi dans ce sens ? Ou est-elle simplement le prétexte dont Louis VII se sert pour fonder son entreprise ? On ne le sait pas. Quoiqu’il en soit, cette tentative de prise de pouvoir est un échec.
Parallèlement, le conflit entre le roi et Thibaut de Champagne prend de l’ampleur. Raoul de Vermandois, tombé très amoureux de la sœur d’Aliénor, Pétronille, et désirant l’épouser, répudie sa femme. Or, cette dernière n’est autre… que la nièce du comte de Blois ! La papauté refuse de reconnaître l’union et, sous la pression de Thibaut, excommunie les jeunes mariés. La réaction de Louis VII, qui soutient son sénéchal, ne tarde pas : il déclare la guerre à son vassal et ravage littéralement ses terres. A Vitry-en-Perthois, notamment, il fait brûler vives 1300 personnes dans une église. Malgré l’invective de Saint-Bernard de Clairvaux à ce sujet, le roi, bien que fort affecté car très dévot, n’en met pas moins beaucoup de temps à déposer les armes. Encore une fois, a t-il été poussé par une Aliénor soucieuse du bonheur et des intérêts de sa sœur ? Là aussi, il n’existe aucune preuve que la reine ne soit intervenue…
Ce dont on est certain, cependant, c’est qu’Aliénor met du temps à donner ce que l’on attend d’elle en tout premier lieu : un héritier mâle à la couronne de France. Après six années de mariage, en effet, l’union royale reste stérile. C’est Bernard de Clairvaux qui, selon la légende, aurait contribué à débloquer la situation. Le dimanche 11 juin 1144, lors de l’inauguration et la consécration du nouveau chevet de l’abbatiale gothique de Saint-Denis par Suger, le saint aurait promis à Aliénor que Dieu lui accorderait le bonheur d’être mère si les tensions s’apaisaient entre Thibaut de Champagne et le roi. D’abord réticente, car cela serait revenu à accepter l’excommunication de sa propre sœur, Aliénor aurait fini par accepter. Anecdote réelle ou non, que l’on y croit ou pas, la reine tombe par la suite vite enceinte et donne naissance à un enfant en 1145. Ce n’est pas encore le fils ardemment souhaité, mais une petite fille, Marie.

                                                       Aliénor et Louis VII en prière

La venue au monde de son enfant ne marque pas le seul tournant dans la vie d’Aliénor. En effet, un événement majeur se profile bientôt dans son existence : la croisade en Terre Sainte. A la Noël 1145, Louis VII, qui se trouve à Bourges entouré de toute sa cour et soutenu par Saint-Bernard, déclare son souhait de porter assistance aux chrétiens de Syrie qui, un an plus tôt, ont subi la perte d’Edesse, prise par les Turcs. Il est décidé que non seulement les grands barons du royaume suivront leur souverain, mais que leurs épouses seront aussi présentes. Aux côtés d’Aliénor, qui sera bien entendu de la partie, on trouvera donc, entre autres, les comtesses de Blois et de Flandre ainsi que Florine de Bourgogne.
Quelles sont les motivations de la reine ? Malheureusement, on n’en trouve guère de traces… Est-ce sur ordre de son époux, connu pour sa jalousie ? Ou la libre volonté d’Aliénor, dont le fort tempérament l’incite fermement à participer à cette aventure ? Ce que l’on sait déjà, c’est qu’il n’est pas exceptionnel que des femmes souhaitent prendre part à une telle équipée. Déjà, lors de la première croisade, de nobles dames avaient suivi leur époux. Retrouver une reine de France aux côtés de son mari est donc, pour ainsi dire, loin d’être anormal ou hors du commun. Peut-être même est-ce calculé et volontaire. En effet, Louis VII n’a pas encore de descendant mâle. Or, une croisade pouvant durer plusieurs années et n’étant pas sans danger, peut-il réellement se permettre de rester aussi longtemps éloigné d’Aliénor ?
Le 16 février 1147, le roi est à Etampes et, avec ses compagnons de voyage, détermine l’itinéraire à emprunter pour rejoindre la Terre Sainte. Il est décidé que l’on traversera l’Europe centrale et que l’on fera une étape à Constantinople. Et c’est au début du mois de juin 1147 qu’un incroyable convoi prend le départ, à Metz. Il faut imaginer non seulement une longue procession de chevaliers mais aussi d’innombrables chariots contenant, en plus des dames, des coffres remplis de vêtements, de tapis, de bijoux, de vaisselle… Autant dire que l’expédition promet d’être longue et épuisante…

                                         
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Louis VII partant en croisade


En effet, la monotonie ne tarde pas à s’emparer des voyageurs. Aliénor, semble t-il, s’occupe tant bien que mal en compagnie de ses dames et de ses musiciens, qui n’ont pas manqué de suivre le convoi. Elle passe aussi du temps à cheval, au milieu de ses vassaux gascons et poitevins, fort nombreux.
Le 3 octobre 1147, les croisés sont sur le point d’atteindre Constantinople. Ils sont cependant gardés à distance afin d’éviter les heurts et violences envers la population locale. Seuls Louis et Aliénor, ainsi que quelques prélats et hauts barons, sont autorisés à gagner la ville et le palais du basileus Manuel Comnène.
La reine paraît fascinée par la plus grande cité médiévale d’Europe. Forte de quatre-cent mille habitants, elle est un haut lieu culturel, économique et religieux. Tout y est aussi luxueux : tapis, mosaïques, or recouvrant les meubles…Les époux royaux résident au Philopation, un palais situé à l’extérieur des murs de la ville, célèbre pour ses magnifiques jardins et son parc, immense, où Louis VII ne manque pas de chasser ardemment. Pendant près de trois semaines se succèdent donc parties de chasse, banquets et fêtes. Le roi tient aussi, en compagnie de son épouse, à visiter les lieux saints. Mais les milliers de pèlerins qui attendent leurs souverains commencent à poser problème. De plus en plus d’exactions et de pillages sont constatés. Par ailleurs, Louis VII semble ressentir une certaine lassitude. Peut-être la culture byzantine se montre t-elle trop ostentatoire pour un homme aussi pieux ? Par ailleurs, le roi ne s’avère pas dupe du double jeu de Manuel Comnène qui, manifestement, soutient en parallèle les Turcs seldjoukides. Ces derniers viennent d’ailleurs de décimer l’armée de Conrad III, l’empereur allemand, qui doit un peu plus tard rallier le convoi du roi de France.
Le départ est donc donné. Les pèlerins ne se doutent pas de ce qui les attend. En effet, ils s’apprêtent à traverser une région infestée de Turcs. Alors qu’ils viennent d’être justement rejoints par ce qu’il reste des croisés de Conrad III, et malgré les mises en garde des Byzantins jouant toujours sur deux tableaux, Louis VII, Aliénor et leur immense colonne de compagnons s’engouffrent, le 7 janvier 1148, dans les gorges de Pisidie, près du Mont Cadmos. La panique ne tarde pas à gagner la foule, surtout les femmes : pris en embuscade, une pluie de flèches s’abat sur les croisés, incapables de se défendre, et fait de nombreuses victimes parmi les chevaliers.
Contrairement à la légende, Aliénor n’est pas responsable de ce désastre. Ses détracteurs, prenant pour prétexte que l’un de ses vassaux, Geoffroy de Rancon, qui commandait l’avant-garde du convoi alors à l’abri, n’est pas venu à la rescousse de ses compagnons. De là à octroyer à la reine le rôle principal, il n’y a qu’un pas : Aliénor, vêtue en Amazone et enfourchant son cheval, aurait mené ses cavalières et ses hommes à l’assaut, entraînant les conséquences tragiques que l’on connaît. D’après Agnès Strickland, qui écrit Vies des reines d’Angleterre paru en 1854 à Londres, « les fantaisies de la reine Aliénor et de ses guerriers femelles furent la cause de toutes les infortunes qui survinrent au roi Louis et à son armée […]. » Or, il est fort probable qu’à ce moment précis, Aliénor devait se terrer à l’abri d’un chariot pour se protéger…
Affaiblis, manquant de vivres, les pèlerins continuent néanmoins péniblement d’avancer pendant douze jours. Le 2 février 1148, ils arrivent enfin à Satalie, certainement soulagés. Ils doivent encore franchir la mer pour atteindre la Terre Sainte, mais les conditions météorologiques ne leur sont pas favorables. Le départ par bateaux, fournis par les Grecs, n’a lieu que quelques semaines plus tard, au début du mois de mars. Le voyage coûtant cher, seuls les croisés les plus fortunés ont la chance de faire partie de l’équipée maritime. Pour les autres, l’expédition se fera à pied, par la Cilicie. Beaucoup mourront de maladie, de fatigue ou tués par les Turcs…
Le 19 mars, après trois semaines de difficile traversée au cours de laquelle les pèlerins ont essuyé une violente tempête, les embarcations jettent l’ancre à Saint-Siméon, tout près d’Antioche. La cité est alors sous le commandement de Raymond d’Aquitaine, l’oncle paternel d’Aliénor. Le prince a en effet succédé à Bohémond de Tarente, dont il a épousé la fille. D’après les chroniqueurs, Raymond, alors âgé d’une trentaine d’années, est un très bel homme représentant en tous points l’idéal chevaleresque.
Il est nécessaire de s’attarder ici sur l’une des nombreuses légendes qui concernent Aliénor. Les romanciers et calomniateurs de la reine ont longtemps attribué une liaison entre l’oncle et la nièce lors de leurs toutes jeunes années, alors qu’Aliénor était à peine adolescente. Or, si l’on se penche sur la chronologie, on se rend compte clairement que Raymond se trouvait à l’époque à la cour d’Angleterre. Il est même peu probable que, lors de l’arrivée de la jeune femme à Antioche, ils se soient déjà rencontrés.
Toujours est-il que le prince accueille le roi et la reine de France avec grande générosité. Cependant, les nombreux cadeaux qu’il leur offre ne sont pas totalement désintéressés. Raymond espère en effet que Louis VII l’aide à reconquérir Edesse et lutter contre le danger turc. Or, le roi refuse. Son seul objectif dans cette croisade se révèle en fait être de se rendre à Jérusalem. Rien d’étonnant pour ce roi extrêmement pieux. Cependant, l’avis d’Aliénor à ce propos est à l’encontre de celui de son mari et elle le fait ouvertement savoir. Une semaine durant, elle passe de longues heures avec Raymond à discuter et à tenter de convaincre son époux de se tenir aux côtés de son oncle. Contre son refus obstiné, elle le menace de lever une armée indépendante de l’armée royale, composée de ses chevaliers aquitains, pour soutenir le prince d’Antioche !
Même si ce dessein ambitieux et courageux ne voit pas le jour, c’est la première fois qu’Aliénor s’affirme ainsi, ou du moins que les sources la mentionnent autant dans ce sens. Ce que les historiens nomment « l’incident d’Antioche » marque d’ailleurs un tournant majeur dans le mariage royal. Les chroniqueurs décrivent une véritable dispute entre les époux, au cours de laquelle les reproches fusent. Plusieurs hypothèses sont envisagées : Louis, trop jaloux, verrait-il la complicité entre Raymond et Aliénor d’un mauvais œil ? Thierry Galeran, un de ses conseillers, n’influence t-il pas le roi à ce sujet parce qu’il déteste la reine ? Aliénor, lasse de se trouver auprès d’un époux trop fade à son goût, n’aurait-elle pas fait germer chez ce dernier, si dévot, la culpabilité en lui rappelant leur degré de parenté, degré prohibé dans le cadre du mariage par la loi canon ? Ce qui est certain, c’est que le point de non-retour est atteint. Et une chose est sûre : les caractères des deux souverains sont diamétralement opposés. À une Aliénor mature, indépendante et pleine de vie se confronte un Louis VII austère, influençable et pieux. `
Pour ajouter à ce cataclysme matrimonial, la deuxième croisade se révèle aussi être un véritable échec. Après avoir refusé son assistance à Raymond d’Antioche, Louis multiplie les erreurs politiques et diplomatiques. Arrivé à Jérusalem, il attaque Damas, pourtant la seule ville acceptant la présence chrétienne. Le 28 juillet 1148, son armée de croisés doit se replier de toute urgence. Ce n’est cependant qu’à Pâques 1149 que le roi décide enfin de rentrer en France, sous la pression de Suger.
Peut-être faut-il y voir un signe avant-coureur de leur future séparation, Louis et Aliénor embarquent à Saint-Jean d’Acre à bord de deux vaisseaux distincts. La traversée se révèle semée d’embûches pour la reine, qui est capturée par des pirates grecs en route pour Constantinople. Sauvée par les Siciliens, elle rejoint son mari à Potenza mi-août. Là, elle apprend le décès de son oncle, tué le 29 juin lors d’une bataille contre les « Infidèles ».
Le convoi royal se remet doucement en route, mais Aliénor tombe très vite malade. C’est au Mont Cassin qu’elle reprend des forces, avant d’être accueillie, avec Louis VII, par le pape Eugène III dans sa demeure de Tusculum, dans les environs de Rome. Le souverain pontife, conscient de la mésentente conjugale, tente de réconcilier ses hôtes royaux. Il rassure tout d’abord Louis en le convaincant de ne pas s’inquiéter du lien de parenté existant entre son épouse et lui puis, après avoir confirmé leur union, il parvient à leur faire partager la même couche. Cette démarche papale sera-t-elle suffisante pour sauver le couple ?
Toujours est-il que peu de temps après leur retour à Paris, Aliénor met au monde une seconde fille, Alice. Aurait-elle été conçue en Italie ? C’est probable. Cette naissance, cependant, ne résout pas les conflits conjugaux, bien au contraire. Louis est frustré de ne pas avoir eu de fils, Aliénor exaspérée d’être l’épouse d’un « moine », selon ses propres termes.
Les choses se précipitent. Le 13 janvier, le sage Suger meurt. L’été de la même année, Aliénor rencontre Geoffroy Plantagenêt, comte d’Anjou, et son fils Henri, duc de Normandie, des vassaux récalcitrants de Louis VII venus à la Cour de France pour rétablir la paix avec leur suzerain. Il faut ici s’attarder sur ces deux personnages absolument fondamentaux dans la vie d’Aliénor.
Geoffroy d’Anjou est marié à Mathilde, la fille du roi d’Angleterre, Henri Ier Beauclerc, mort en 1135. Depuis cette date, il est en lutte constante contre Etienne de Blois, petit-fils de Guillaume le Conquérant, qui s’est assis sur le trône. Geoffroy se considérant victime d’une usurpation de pouvoir, les deux hommes font régner un état permanent de guerre civile de l’autre côté de la Manche.
Aliénor, quant à elle, tombe visiblement sous le charme de Henri, le fils. D’au moins onze ans son cadet, il est plutôt bel homme et possède un physique viril, en tous points opposé à Louis VII, de nature molle. Ce serait toutefois sous-estimer l’intelligence de la reine que de penser qu’elle jette son dévolu sur Henri uniquement sur des critères d’apparence. Rappelons qu’en cas de divorce avec le roi de France, elle récupèrerait en totalité son duché d’Aquitaine. Sans doute voit-elle dans une alliance matrimoniale avec le duc de Normandie et héritier du comté d’Anjou une opportunité politique sans précédent. L’association des trois territoires couvrirait en effet la quasi-totalité de l’ouest de la France actuelle, la Bretagne exclue. Un concurrent de taille face à un Louis VII dont le royaume se limite à l’Île-de-France…

                                        Henri II Plantagenêt (1133-1189)

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Le plan se précise encore plus dans l’esprit d’Aliénor lorsqu’elle apprend la mort de Geoffroy Plantagenêt, survenue le 7 septembre 1151. Le comte d’Anjou est subitement décédé d’une fièvre suite à une baignade dans le Loir trop froid. Comme convenu, Henri hérite de toutes ses terres. De son côté, Louis VII est d’accord pour annuler le mariage. Plus que cela, il encourage la séparation. Il est bien conscient de perdre l’Aquitaine et qu’Aliénor (enfin, plutôt son duché…) sera très courtisée par la suite. Cependant, après quinze années de vie commune, il n’a toujours pas d’héritier, et cela l’inquiète plus que tout le reste. Par ailleurs, il est fort plausible que lui aussi se trouve las de sa relation conflictuelle avec sa femme.
Au cours de l’automne et de l’hiver 1151-1152, les époux, côte à côte pour la dernière fois, entreprennent une chevauchée en Aquitaine afin de préparer la transition politique : les prévôts et soldats français seront progressivement remplacés par des Aquitains. Le 18 mars 1152, ils sont au château de Beaugency, non loin d’Orléans, pour procéder à l’annulation de leur union. L’archevêque de Bordeaux Loroux prononce l’invalidité du mariage pour cause de consanguinité au milieu d’une assemblée de grands seigneurs et de barons, dont certains témoignent dans ce sens. Ni un éventuel adultère ni l’incapacité du couple à avoir un enfant ne sont évoqués. Pour de nombreux historiens, cette séparation marque les prémices de la Guerre de Cent Ans, qui aura lieu moins de deux cents ans plus tard…
Certainement enivrée par sa liberté nouvelle, Aliénor repart aussitôt sur ses terres aquitaines, accompagnée par quelques chevaliers. En chemin, elle commet l’erreur de faire une étape chez le nouveau comte de Blois, Thibaut V. Celui-ci, conscient de la chance qui se présente à lui, retient la jeune femme de force dans le but… de l’épouser ! Mais Aliénor n’est pas le genre de personne à s’apitoyer sur son sort ni à se laisser intimider. Elle parvient à prendre la fuite de nuit et chevauche ventre à terre vers Tours. Ironie du sort, Thibaut épousera quelques années plus tard Alice, l’une des deux filles qu’Aliénor a eues avec Louis VII.
L’ancienne reine de France parvient à gagner Poitiers. Très lucide sur le fonctionnement de la société de son temps pour laquelle une femme ne peut vivre indépendante, c’est-à-dire sans une tutelle masculine, Aliénor se met en quête de son futur époux. Nous savons déjà qu’elle a choisi Henri Plantagenêt. Faisant preuve d’une exceptionnelle audace au cœur d’une époque médiévale où la gent féminine est très rarement maîtresse de son destin, c’est elle qui aurait envoyé un messager auprès du duc de Normandie, qui se trouve alors à Lisieux, pour lui proposer une union matrimoniale. Henri est-il déjà au courant de son projet ? On ne le sait pas. Ce qui est certain, c’est que, tout comme Louis VI quelques années auparavant, il ne peut refuser une telle opportunité de croître ses terres, ses revenus et son influence… De plus, Aliénor, qui a environ trente ans, est encore très certainement séduisante. Le mariage, qui a lieu le 18 mai 1152, se fait dans la plus grande discrétion, à la cathédrale Saint-Pierre de Poitiers. Aliénor prend les titres de duchesse de Normandie et comtesse d’Anjou. Une nouvelle vie, pleine de rebondissements et d’aventure, l’attend.

Reine d’Angleterre (1152 - 1204)

Les débuts de l’union entre Aliénor et Henri semblent fougueux. Le mariage, d’ailleurs, est immédiatement consommé. Le duc de Normandie, contrairement à Louis VII, est loin d’être le « moine » dont Aliénor se plaignait, et cela plaît évidemment à son caractère bien trempé. Les affaires politiques, cependant, reprennent vite le dessus. Henri prépare un débarquement un Angleterre afin de prendre le pouvoir, il repart donc rapidement à Barfleur pour appareiller.
Louis VII, de son côté, apprend la nouvelle du remariage d’Aliénor avec fureur. Certes, il se doutait qu’elle ne resterait pas longtemps sans contracter une nouvelle alliance matrimoniale, mais c’est surtout le choix de l’époux qui le surprend et le met en rage. Lucide sur le danger que pourrait représenter la puissance d’un tel voisin, il conteste délibérément la validité de l’union en faisant valoir son droit de suzeraineté. En effet, un vassal se doit de demander l’autorisation à son suzerain s’il désire se marier, ce que Henri n’a évidemment pas fait. Louis VII réagit aussitôt et monte une armée qu’il envoie sur divers fronts, en Normandie et en Anjou, afin de priver Henri Plantagenêt de ses fiefs. Ce dernier réagit à peine. Accaparé par son projet outre-Manche, les menaces de Louis VII ne l’intimident pas. Les choses tournent même, contre toute attente, en sa faveur. En décembre 1153, Etienne de Blois, qui vient de perdre son fils et peut-être las du conflit, décide de faire de Henri son héritier légitime. Par ailleurs, le 17 août précédent, Aliénor a mis au monde un fils, Guillaume. L’année 1153 est donc, pour le duc de Normandie, celle de tous les succès. De son côté, Louis VII dépose les armes pendant l’été 1154 et restitue les places fortes normandes qu’il avait prises.
Le 25 octobre 1154, Etienne de Blois meurt. Henri Plantagenêt devient Henri II, et Aliénor reine d’Angleterre. Le soir du 6 décembre, les époux appareillent à Barfleur pour gagner leur nouveau royaume. Ils essuient une violente tempête durant la traversée, d’autant plus éprouvante pour Aliénor qui est enceinte de sept mois. Notons au passage que l’union avec Henri est très fertile. En à peine plus de deux ans, la jeune reine a déjà donné deux enfants à son époux…
Le couple et sa cour, une fois arrivés, prennent la direction de Winchester afin de recevoir les barons venus reconnaître leur nouveau souverain. Le 19 décembre, les époux sont couronnés à Westminster par Thibaut du Bec, l’archevêque de Cantorbéry, puis ils s’installent au prieuré de Bermondsey, sur la rive droite de la Tamise.
Le 28 février 1155, Aliénor met au monde un second fils, Henri. Parallèlement, son mari, dont les absences sont fréquentes, lui accorde assez de crédit pour lui confier la gouvernance du royaume. On trouve le nom et la signature d’Aliénor sur des chartes où elle rend la justice lors de conflits entre vassaux et suzerains ou pour des perceptions d’impôts. Il est toutefois nécessaire de nuancer son rôle politique. La réalité du pouvoir est en fait entre les mains de l’énergique et intelligent Thomas Becket, l’archidiacre de Cantorbéry que Henri II a nommé chancelier et qui devient son plus proche conseiller.
De son côté, les déplacements incessants de Henri sont justifiés : après les conflits que l’Angleterre a connus sous Etienne de Blois, il doit stabiliser et pacifier le royaume. Le travail à accomplir est conséquent, d’autant plus que les contestations de son pouvoir sont nombreuses : levée d’impôts, création d’une monnaie, récupération des biens des ennemis de la couronne… Pour assurer sa place sur le trône et asseoir sa dynastie, il fait jurer à ses barons fidélité à ses deux fils, Guillaume et Henri, le 10 avril 1155.
Ce qui est certain, c’est que trois ans après son avènement, Henri a assis sa légitimité non seulement en Angleterre, mais aussi sur ses terres françaises. Et Aliénor ? Parfois, elle suit son époux lors de ses pérégrinations, mais elle est surtout accaparée par les grossesses qui se succèdent : en 1156, elle donne naissance à une fille, Mathilde, et en 1157 à un troisième fils, Richard, le futur « Cœur de Lion ». Elle perd néanmoins Guillaume, l’aîné, à peine âgé de trois ans.
Le royaume d’Angleterre devient attractif. Au printemps 1158, Thomas Becket, qui se trouve à la cour de France, parvient à convaincre Louis VII de marier sa fille Marguerite, un bébé qu’il a eu avec sa nouvelle épouse Constance de Castille, avec Henri, le deuxième fils de Henri II et Aliénor. Le destin semble sourire à la reine : le royaume de France, dont elle n’était il n’y a pas encore si longtemps la souveraine, peut un jour, par cette alliance, être entre les mains de son fils, futur roi d’Angleterre. Par ailleurs, elle assure la dynastie Plantagenêt en mettant au monde un nouvel enfant, Geoffroy, le 23 septembre 1158.
Il existe de très nombreux moments de la vie d’Aliénor dont on ne sait rien, les sources étant restreintes. Durant l’année qui suit la naissance de Geoffroy, nulle trace d’elle, de ses activités ou de ses déplacements. Elle reparaît début 1160, en Angleterre, où manifestement Henri II, qui doit encore s’absenter, lui cède temporairement l’autorité royale. En septembre 1160, elle revient dans son duché d’Aquitaine, accompagnée de son fils Henri et sa fille Mathilde. Henri II saisit l’opportunité de leur présence sur le continent pour que son fils prête hommage au roi de France et que les noces avec Marguerite aient lieu. Les jeunes enfants n’ont pas encore huit ans à eux deux ! Mais le temps presse : Louis VII, dont l’épouse Constance vient de trépasser, s’est remarié avec Adèle de Champagne. Cette dernière peut donc encore lui donner de nombreux héritiers mâles… Louis VII est toutefois prudent et ne fait, pour le moment, que ratifier seulement la promesse de mariage.
Visiblement, la reine d’Angleterre reste sur ses domaines jusqu’en 1162. En septembre 1161, elle a une nouvelle fois accouché d’une fille, qui porte son propre prénom, Aliénor. Henri II semble être souvent à ses côtés, et les époux œuvrent entre autres à la rénovation et à la fondation de lieux religieux : reconstruction de la cathédrale Saint-Pierre de Poitiers, édification d’établissements hospitaliers, comme la léproserie de Caen…
L’année 1164, alors que les souverains ont regagné l’Angleterre depuis quelques temps déjà, marque une rupture politique importante. Thomas Becket s’oppose en effet fermement à son roi pour des questions de suzeraineté et de législation fiscale et juridique. Henri II exige du haut clergé, les évêques et archevêques en l’occurrence, qu’il lui prête hommage, qu’il paye des impôts et que ses prélats, comme tout autre sujet, soient soumis à la justice royale. L’offuscation de Becket est telle qu’il part se réfugier auprès du roi de France, qui refuse de le livrer. Aliénor semble prendre le parti de son époux.
Parallèlement, les grossesses de la reine d’Angleterre se poursuivent, inlassablement. En octobre 1165 naît une fille, Jeanne. Le 24 décembre 1166, c’est un fils, Jean. Cet enfant sera le dernier, Aliénor a alors environ quarante-cinq ans. Notons ici son incroyable résistance physique. En des temps où le taux de décès des parturientes est extrêmement élevé et où les grossesses usent la santé des femmes, elle a mis au monde dix enfants. Question force, ces derniers ne sont d’ailleurs pas en reste, la mortalité infantile étant pourtant très importante, elle aussi, au Moyen-Âge : tous, à part le petit Guillaume qui meurt à l’âge de trois ans, atteindront l’âge adulte.
Aliénor est une femme manifestement impliquée dans la vie de ses enfants ; en tous les cas, même si son préféré reste indubitablement Richard, elle assume ses responsabilités de mère. C’est le cas notamment en 1167 lorsqu’elle prépare le trousseau de sa fille Mathilde et accompagne cette dernière jusqu’à Douvres. La fillette (elle n’est âgée que de dix ans…) doit en effet rejoindre son futur époux, Henri le Lion, duc de Saxe et de Bavière, de vingt-sept ans son aîné... Remarquons au passage l’une des « lois » médiévales à l’encontre des femmes : il était fréquent pour elles d’épouser des hommes beaucoup plus âgés, pour des raisons politiques, économiques ou diplomatiques, et ce même si elles n’étaient pas encore nubiles...
A Noël 1167, Aliénor rejoint Henri II à Argentan, puis elle gagne ses terres aquitaines où son époux la charge de calmer les ardeurs des comtes de la Marche et d’Angoulême, les frères Lusignan et de Silly. Ces derniers remettent en cause la suppression de certaines libertés par Henri II, qui désire de plus en plus centraliser son pouvoir sur ses terres continentales. Sans doute espère t-il que sa femme aura plus d’influence que lui-même. Aliénor s’installe donc à Poitiers. A ce moment-là, elle ne sait pas encore qu’elle ne reverra l’Angleterre que sept ans plus tard… prisonnière de son propre époux.
Le roi de France, qui par ailleurs protège toujours Becket, encourage la rébellion. Mais lorsque Henri II menace de chercher du soutien auprès de l’empereur Fréderic Barberousse, Louis VII s’assagit et organise la paix au début de l’année 1169. Le roi d’Angleterre, de son côté, accepte mais, subitement très malade, préfère prévoir son éventuel trépas et place progressivement ses pions sur l’échiquier : il désigne Henri, l’aîné, héritier du duché de Normandie et comte du Maine et de l’Anjou ; Richard (qui n’a que douze ans) sera duc d’Aquitaine, Geoffroy duc de Bretagne (duché que son père vient de soumettre). Tous prêtent hommage à Louis VII, leur suzerain. Cette volonté politique, qui a pour but de s’affirmer face au roi de France tout en endormant sa méfiance, révèle aussi ses revers : les fils de Henri II pourraient un jour s’opposer entre eux pour le pouvoir. Anticipant toute velléité allant dans ce sens, le roi d’Angleterre décide de sacrer Henri le Jeune de son vivant afin de le désigner comme son successeur incontestable. La cérémonie se déroule le 14 juin 1170, à Westminster. Parallèlement, Thomas Becket se réconcilie avec le roi et rentre en Angleterre.
Dans le même temps, Aliénor et Henri II, qui s’est remis de sa maladie, semblent s’éloigner. Il est difficile de connaître les causes exactes de cette prise de distance conjugale. On a longtemps évoqué la jalousie d’Aliénor vis-à-vis d’un époux volage et, entre autres, très amoureux de la belle Rosamonde Clifford. On l’a même accusée d’être l’instigatrice de l’assassinat de la jeune femme. Rien de tout cela n’est fondé, et il semble plus probable qu’Aliénor soit lasse d’un mari de plus en plus violent et incontrôlable et qu’elle désire surtout renforcer le pouvoir de Richard en restant en son duché d’Aquitaine. La rupture définitive ne tarde d’ailleurs pas : le 30 juin 1172, sans solliciter l’avis de son époux, elle désigne officiellement son fils duc d’Aquitaine lors d’une cérémonie fastueuse à Limoges. Notons l’audace d’Aliénor : en défiant son propre mari, puissant roi d’Angleterre, elle affirme ainsi l’autonomie de ses Etats.
Henri II, quant à lui, est entre temps devenu très impopulaire. En effet, la réconciliation avec Thomas Becket n’a été que de courte durée. Ce dernier multiplie les bravades contre le roi et celui-ci, exaspéré, aurait alors prononcé : « Personne ne me vengera donc de ce clerc ? ». Prenant ces mots au pied de la lettre, quatre de ses chevaliers se rendent, le 29 décembre 1170, en la cathédrale de Cantorbéry et y assassinent l’archevêque. Henri II, qui ne voulait certainement pas en arriver à une telle extrême, ne sait quoi faire pour se faire pardonner. Ce n’est que le 21 mai 1172 qu’il obtient l’absolution de l’Eglise.

                           Le meutre de Thomas Becket, le 29 décembre 1170

Après deux années de séparation, Aliénor et Henri II se retrouvent à Chinon pour la Noël 1172. Ils tiennent là leur dernière cour ensemble. La reine, en effet, a pris goût à l’indépendance : elle possède son propre sceau et gouverne elle-même son duché en y associant systématiquement son fils Richard, qui a alors quinze ans. Dans le même temps, le roi d’Angleterre doit faire face à la jalousie et la rancœur de son fils Henri. Ce dernier, qui était proche de Thomas Becket, reproche la mort de ce dernier à son père. Surtout, il n’accepte pas la générosité dont Henri II fait preuve vis-à-vis de Jean, le benjamin de la fratrie, qui n’a pourtant bénéficié jusqu’à présent d’aucun avantage foncier ou politique. En effet, le roi a de grandes prétentions pour lui : conquête de l’Irlande ; ambitions italiennes par un mariage avec Alice, la fille du comte de Maurienne ; et don des places fortes de Loudun, Chinon et Mirebeau.
Aliénor n’est pas étrangère à ce conflit entre père et fils. Sans dire qu’elle en est l’instigatrice (c’est plutôt Louis VII qui par la suite mènera la danse de ce point de vue), elle influence cependant fortement le jeune Henri dans sa contestation politique. Henri II, conscient de ces manigances, décide de rentrer en Angleterre avec son aîné. Il commet néanmoins l’erreur de laisser Richard et Geoffroy avec leur mère… De son côté, Henri le Jeune réussit à se réfugier auprès du roi de France, qui voit là la chance de nuire à son grand ennemi et n’hésite pas à considérer son protégé comme le véritable roi d’Angleterre, qu’il appelle même déjà « Henri III ».
Aliénor, saisissant dans ces dissensions une opportunité de mener son projet d’un duché d’Aquitaine totalement indépendant pour Richard, encourage ce dernier, ainsi que Geoffroy, à se rallier à leur frère et à le retrouver à la cour de France. A cette coalition viennent s’ajouter d’autres grands seigneurs du Poitou et de la Touraine, à qui l’on promet des fiefs. La guerre est donc officiellement déclarée entre Henri II et son fils aîné.
Le 29 juin 1173, Henri le Jeune arrive en Normandie et prend les forteresses d’Aumale et de Neufmarché. De son côté, en soutien, Louis VII fait le siège de Verneuil. Ces victoires ne durent cependant pas, Henri II profitant d’une faiblesse passagère de l’armée ennemie pour lancer sa contre-offensive. Avec son contingent de mercenaires brabançons, il reprend plusieurs châteaux, prend l’avantage sur le roi de France en Bretagne. Louis VII engage alors des négociations. Le 24 septembre 1173, les deux souverains, ainsi que les trois fils de Henri II, se rencontrent près de Gisors. Le roi d’Angleterre fait plusieurs propositions avantageuses à ses enfants : à Henri, il propose le partage de ses revenus outre-Manche et le don de châteaux anglais, ou bien ceux des comtés normand et angevin ; à Geoffroy, il promet à nouveau le duché de Bretagne. Ses fils refusent, persuadés qu’ils peuvent encore renverser la tendance. En dehors de l’influence incontestable de Louis VII, c’est aussi l’appui inébranlable et persévérant d’Aliénor qui les pousse dans ce sens. La reine a en effet, sans intervenir militairement, un rôle fédérateur de premier ordre au point d’inquiéter grandement Henri II, qui réclame purement et simplement son excommunication !
Aliénor n’a cure de ces menaces, ce qui met son mari dans un état de colère sans précédent. Il envahit alors ses terres en signe de représailles, et l’assiège à Faye-la-Vineuse. Il emporte la victoire, mais Aliénor, travestie en homme, réussit à prendre la fuite, direction la cour de France pour trouver refuge auprès de son… premier époux ! Elle est cependant interceptée en cours de route par les hommes de Henri II. Cette capture, qui a lieu à l’automne 1173, marque le commencement d’une très longue détention.
De toute évidence, Aliénor, qui a environ alors cinquante ans, passe ses premiers mois de captivité à Chinon avant d’embarquer, le 8 juillet 1174, à Barfleur, direction l’Angleterre, qu’elle n’a pas revue depuis sept ans. Henri II l’enferme dans la tour de Salisbury, avant de repartir guerroyer contre le roi de France et ses fils. Est-ce à cause de la prise d’Aliénor que la ligue continentale s’essouffle ? Rien ne le prouve, mais toujours est-il que Henri II remporte victoires sur victoires. Louis VII conclut la paix en restituant les places fortes qu’il avait conquises, et les trois fils du roi anglais se rendent à leur père. Ce dernier se montre très indulgent envers ces derniers. Au lieu de les emprisonner et les priver de leurs possessions, il les restitue dans leurs droits. Il libère même de grands seigneurs ennemis, comme le comte de Leicester et le roi d’Ecosse, Guillaume Ier.
C’est visiblement Aliénor qui pâtit le plus de la rancœur royale. Henri ne lui pardonne pas son affront qui a mis en péril son pouvoir. Par ailleurs, cela fait très longtemps qu’il n’aime plus son épouse. D’ailleurs, en a-t-il jamais été amoureux ? Pendant quinze ans, la reine d’Angleterre reste donc prisonnière, mais une prisonnière itinérante, car elle change visiblement plusieurs fois de résidence : on la trouve à Winchester, Salisbury et même en France.
Il existe très peu de sources sur ses conditions d’incarcération. Il ne faut néanmoins en aucun cas imaginer une Aliénor enfermée seule dans une vilaine tour grise et privée de tout. Son environnement, malgré la contrainte de l’enfermement, doit certainement rester équivalent à son rang de reine, avec un minimum de confort. On trouve autour d’elle plusieurs dames, dont peut-être la très célèbre Marie de France, première femme écrivain et poétesse de langue française. Ce qui est par contre certain, c’est son absence de tout rôle et influence politiques.
De son côté, Henri II tente de se défaire de son épouse en demandant au pape l’annulation de leur mariage pour… consanguinité ! Mais Alexandre III ne se laisse pas corrompre. Le roi d’Angleterre n’insiste pas, trop occupé alors de politique. Son désir de centraliser et étendre son pouvoir prend de plus en plus d’ampleur. Pour parvenir à ses fins, il organise notamment les fiançailles de sa dernière fille, Jeanne, âgée de onze ans, avec Guillaume Ier, roi de Sicile. Devant ce danger expansionniste, Louis VII juge urgent de faire de Henri II son allié. Il le relance donc sur un sujet pour lequel les deux souverains se sont déjà mis en accord : le mariage entre sa fille Alice et le fils de son puissant opposant, Richard. Henri II offre une nouvelle fois son approbation.
Cette volonté du roi de France d’apaiser les tensions est d’autant plus importante que, fatigué par quarante années de règne et victime d’une attaque d’hémiplégie dont il a du mal à se remettre, il décide, de son vivant, de céder la couronne à son fils, Philippe Auguste. La cérémonie a lieu le 1er novembre 1179. Le nouveau souverain décide de poursuivre la politique de conciliation de son père : le 28 juin 1180, le traité de Gisors renouvelle la paix avec Henri II.
Le roi d’Angleterre, quant à lui, est loin d’en avoir terminé avec les conflits familiaux au sein de sa fratrie. Son aîné, Henri, jalouse notamment Richard. Ce dernier, en effet, détient une autorité réelle sur ses terres en Aquitaine alors que l’héritier de la couronne ne reste, pour le moment, que le second de son père. Pour éviter que la rancune ne s’accumule, Henri II demande à Richard et Geoffroy de prêter hommage à leur frère, futur roi, dont ils sont, à ses yeux, les vassaux pour leurs duchés aquitain et breton. Si Geoffroy s’exécute, Richard refuse sous prétexte qu’il considère l’Aquitaine comme indépendante de la couronne. Henri II insiste, Richard finit par céder, mais Henri le Jeune, décidément bien susceptible, refuse à son tour cet hommage qu’il considère comme forcé. Le conflit éclate, une fois encore. Henri et Geoffroy, qui se rallie à lui, ravagent les terres de leur frère, soutenus non seulement par le duc de Bourgogne et le comte de Toulouse, mais aussi par Philippe Auguste qui n’hésite pas à leur fournir des mercenaires.
Néanmoins bientôt à bout de ressources, Henri le Jeune pille et multiplie les exactions pour trouver l’argent nécessaire à sa guerre. En juin 1183, il saccage et vole tout ce qu’il peut au sanctuaire de Rocamadour. Mais, de retour non loin de là, à Martel, il tombe subitement très malade : il meurt le 11 juin, à l’âge de vingt-huit ans. Il aurait eu, dans ses dernières paroles, une requête surprenante : il aurait en effet demandé à Henri II de faire preuve de plus de clémence vis-à-vis d’Aliénor, sa mère qui, pourtant, privilégie Richard. Un sursaut d’amour filial ?
La mort de Henri le Jeune marque la fin du conflit en Aquitaine, mais bouleverse aussi la géopolitique. En effet, Richard devient l’héritier du trône. Henri II, en toute logique, lui demande donc de céder son duché aquitain à Jean. Le fils préféré d’Aliénor refuse. Pour lui, pas question de subir les mêmes frustrations que son frère défunt, il repart donc prestement dans ses terres. Contre toute attente, Henri II ne riposte pas. En tous les cas, il ne le fait pas par les armes…
En effet, il pense soumettre son fils par un autre moyen. En juin 1184, il repart en Angleterre et fait libérer son épouse. Il organise de grandes retrouvailles : le 30 novembre 1184, toute la famille royale se réunit à Westminster, puis elle passe Noël à Windsor. Surtout, Henri II rétablit son épouse dans ses droits sur l’Aquitaine. Il faut bien évidemment ne rien voir d’altruiste dans ces largesses. Tout d’abord, Aliénor n’est pas autorisée à repartir sur le continent : elle reste à Winchester, en résidence surveillée. Puis, en se montrant aussi bienveillant à l’égard de sa femme, Henri II espère qu’elle parvienne à convaincre Richard de renoncer à l’Aquitaine, ou que celui-ci se dresse contre sa mère, restaurée dans son pouvoir de duchesse à ses dépens. Mais, contre toute attente, Richard ne tombe pas dans le piège et prête serment à Aliénor.
Henri II se retrouve donc pris à son propre jeu. Encore loin d’atteindre son but, il est d’autant plus ennuyé que Philippe II Auguste tente d’abattre son empire en utilisant les inimitiés existantes au sein de sa famille. En effet, le roi de France commence tout d’abord par s’assurer l’appui de Geoffroy, mais ce dernier meurt le 19 août 1186, suite à un tournoi. Il ne lui reste alors que Richard, qui accepte de combattre à ses côtés. Ce soutien sera, lui aussi, de courte durée : en novembre 1187, le plus célèbre fils d’Aliénor et Henri décide de prendre la croix suite à la victoire écrasante de Saladin face au roi de Jérusalem, Guy de Lusignan. Parallèlement, Philippe Auguste exige de Henri II, pour qui les préférences tendent maintenant vers Jean, qu’il désigne Richard comme successeur de l’Angleterre et qu’il soit couronné, ce que Henri refuse dans un premier temps. Car, bientôt fatigué de ces rivalités sans fin, il se rend le 4 juillet 1189. Il reconnaît officiellement Richard (et par là-même fléchit officieusement devant Philippe Auguste), avant d’expirer le 6 juillet à Chinon. Henri II meurt donc humilié, sans avoir réalisé son désir d’unification et de centralisation de son pouvoir. Il est inhumé à Fontevrault.
Le premier acte de Richard en tant que roi est symbolique : dès le lendemain de la mort de son père, il fait libérer sa mère. Aliénor, enfin totalement libre de ses mouvements, a entre soixante-cinq et soixante-sept ans. Quel peut être son état d’esprit après tant d’années d’isolement ? Visiblement, elle n’en sort pas aigrie, au contraire. Toujours énergique et pleine de vie, c’est à elle que Richard, sur le point de partir sur le continent, confie la régence en Angleterre. Nous retrouvons donc, après de longues années de silence le plus complet, Aliénor sur le devant de la scène.
Elle s’acquitte de sa tâche avec sérieux, vivacité et intelligence. Malgré un âge avancé à une époque où l’espérance de vie est de trente ans, elle n’hésite pas à se déplacer pour faire appliquer les instructions et les ordres de son fils, placer des hommes de confiance aux postes-clés et lutter contre le despotisme des shérifs. En effet, la politique de Richard et d’Aliénor est d’alléger leurs sujets de la pression et la sévérité mises en place par Henri II. Ce dernier n’hésitait effectivement pas, entre autres, à faire emprisonner des individus pour des futilités… Mais attention à l’image trop véhiculée que l’on a d’un Richard Cœur de Lion à la bonté débordante… Loin des dessins animés et des films vantant sa bienfaisance et son altruisme, il est certes un être capable de générosité et de largesses, mais aussi de violence, voire de cruauté. En cela, il n’est pas bien différent de la plupart des hommes de son époque…
Pendant qu’Aliénor assure la régence outre-Manche, Richard travaille à sa légitimité sur ses terres continentales. Il est reconnu duc d’Aquitaine et de Normandie ainsi que comte d’Anjou et du Maine. Il s’assure de la paix avec Philippe Auguste par le renouvellement de la promesse d’un mariage avec sa sœur Alice et, enfin, il se réconcilie avec son frère Jean. Richard peut alors partir découvrir son nouveau royaume : il y est accueilli avec ferveur par ses sujets, lassés de la dureté de Henri II. Pourtant, ils ne connaissent pas leur nouveau souverain. Ce dernier, en effet, a très peu vécu en Angleterre, territoire dont il ne parle d’ailleurs pas la langue…
Dès son arrivée, Richard a une préoccupation : garder son frère à la fois proche de lui et loin du trône. Pour cela, il lui octroie terres, châteaux et titres divers, dont la seigneurie d’Irlande. Le 3 septembre 1189, il est sacré. A ses côtés se tient Aliénor, triomphante, vêtue des plus beaux atours. Ce sacre, ne serait-ce pas aussi un peu le sien ?
Très vite, Richard émet, comme convenu, le souhait de partir pour la croisade. Une fois encore, en toute confiance, il laisse la régence à sa mère, aidée dans sa tâche par les évêques de Durham et d’Ely, nommés justiciers. Il éloigne aussi Jean d’Angleterre, conscient que son frère peut représenter un danger pour sa couronne. Le 2 juillet 1190, il rejoint Philippe Auguste à Vézelay pour le départ. Notons que Richard n’a toujours pas épousé Alice…
Aliénor, quant à elle, décide de passer quelques temps sur le continent avant de retourner gouverner en Angleterre. Méfiante, tout comme Richard, envers son fils Jean, elle entreprend de le surveiller. Surtout, le roi d’Angleterre lui a confié une mission de la plus haute importance : aller chercher sa future épouse, Bérangère, la fille du roi de Navarre Sanche VI, en Espagne. Car pour Richard, il est en réalité hors de question de prendre pour femme Alice, décision qu’il a bien évidemment cachée au roi de France pour ne pas attiser le conflit. Aliénor a pour devoir d’escorter la fiancée jusqu’en Sicile, où Richard l’attendra et mettra Philippe Auguste devant le fait accompli.
Aliénor, pourtant septuagénaire, n’est pas réticente à un tel voyage, bien au contraire. Nous la retrouvons donc, encore une fois, prête à affronter les dangers d’un si long périple, car la route vers Pampelune est semée d’embûches. Les Basques, que Richard a combattus quelques temps plus tôt, veulent prendre leur revanche. Loin d’être intimidée, Aliénor parvient à destination pour repartir aussitôt avec la promise. Les deux femmes se hâtent alors d’arriver à Naples, où Richard leur a envoyé des bateaux, et elles atteignent enfin Messine. Aliénor, qui ne veut pas rester absente trop longtemps, ne fait qu’une pause de quatre jours. Elle repart le 2 avril 1191 et, le 24 juin, elle est à Rouen. Un travail colossal l’attend : en Angleterre, Guillaume Longchamp, l’évêque d’Ely, abuse clairement de son pouvoir et Jean, indigné des largesses dont Richard fait preuve envers son neveu Arthur, le fils de son frère Geoffroy, dont le roi a fait son héritier en cas de décès, a rompu son serment et repris la route de Londres.
Aliénor met vite un terme aux excès de Guillaume Longchamp en le remplaçant par Gautier de Coutances, un homme dont elle apprécie la fermeté et l’intelligence. Pour ce qui est de Jean, par contre, la tâche est plus ardue. En effet, suite à la trahison de Richard concernant son mariage avec Alice, Philippe Auguste, très remonté, a renoncé à la croisade et a décidé de rentrer. En réalité, ce refus d’épouser la sœur du roi de France sert de prétexte à ce dernier pour envahir les terres de son ennemi et les acquérir. Le 20 janvier 1192, Philippe II est donc devant Gisors et demande à ce que la ville lui soit remise. Aliénor refuse, Philippe Auguste se soumet, mais ne s’arrête pas là. Il parvient, sans difficulté, à obtenir le soutien de Jean, qui lève une armée de mercenaires et une armada de bateaux à Southampton. Alertée, Aliénor se rend en Angleterre dès le 11 février en menaçant son fils de le priver de ses fiefs. Celui-ci s’incline… pour le moment.
La régente sait que cette accalmie sera de courte durée. Elle se presse donc d’écrire à Richard pour lui faire part de l’urgence de la situation et l’inciter à rentrer au plus vite. Le roi semble suivre ces conseils avisés. En septembre 1192, il signe la paix avec Saladin et, quelques semaines plus tard, prend la direction du retour. Mais, au début de l’année 1193, il n’est toujours pas revenu. Au soulagement d’un retour prochain succède l’angoisse. Celle-ci se justifie quelques temps plus tard, lorsqu’Aliénor apprend la capture de son fils par Léopold, le duc d’Autriche. Pour la vieille femme, c’est un choc. Mais sa combativité n’est jamais loin, et elle se presse d’envoyer deux ambassadeurs auprès du duc, pour demander la libération de Richard.
Dans le même temps, Jean, trop heureux de la nouvelle de la captivité de son frère, complote sans relâche pour obtenir le trône. Il s’assure du soutien de Philippe Auguste, avec lequel il passe un traité secret, puis tente d’organiser l’offensive. C’est sans compter, une fois de plus, sur la ténacité d’Aliénor qui renforce la surveillance des côtes et obtient la fidélité des Gallois et des Ecossais. Jean parvient néanmoins à prendre Nottingham ; Aliénor, en représailles, assiège la ville de Windsor. La cité se rend.
Richard, quant à lui, a changé de persécuteur. Léopold l’a remis aux mains de l’empereur Henri VI, qui se montre intransigeant quant à une éventuelle remise en liberté. Il annonce qu’il ne se soumettra que contre une rançon de 7000 marcs d’argent. Richard écrit donc à sa mère et lui demande de réunir la somme nécessaire. Le montant est exorbitant et va même augmenter considérablement, au gré des envies de Henri VI, pour atteindre l’équivalent de trois années de revenus de la couronne anglaise, soit 100 000 marcs. L’empereur rajoute par ailleurs une nouvelle condition : Aliénor de Bretagne, la nièce de Richard, devra épouser le fils du duc d’Autriche.
Aliénor-mère retrousse une nouvelle fois ses manches : en juillet 1193, elle réunit ses barons à Saint-Albans pour demander une levée exceptionnelle de taxes et d’impôts supplémentaires. Le clergé est, lui aussi, mis à contribution. Puis elle demande au pape Célestin III d’intervenir en sa faveur. Ce dernier excommunie Léopold d’Autriche, mais refuse de faire de même pour Henri VI, avec lequel il est en conflit. Aliénor, qui commence à perdre patience, lui fait parvenir une lettre dans laquelle, très directement, elle le traite ni plus ni moins de lâche et le menace de schisme religieux !
C’est finalement l’argent, réuni au milieu du mois de décembre 1193, qui libère Richard Cœur de Lion. Aliénor, infatigable, part pour l’Allemagne, les nefs des bateaux chargés des sacs de la rançon. Le 4 février 1194, son fils est enfin délivré. Cette libération a bien failli ne pas avoir lieu : Philippe Auguste et Jean ont en effet proposé à Henri VI 150 000 marcs si ce dernier leur livrait Richard. Celui-ci, néanmoins, est parvenu à se créer un réseau de soutien parmi les seigneurs rhénans durant sa captivité, créant ainsi une pression sur l’empereur en sa faveur.
Le 12 mars 1194, Richard et Aliénor sont de retour en Angleterre, accueillis par une liesse générale. De leur côté, les soutiens de Jean se rendent peu à peu et, le 25 mars, Richard reprend la ville de Nottingham. En un mois seulement, l’Angleterre est à nouveau totalement sous son contrôle.
Lors d’une comparution qui a lieu le 10 mai à la cour, comparution où Jean, resté dans son château d’Evreux, brille par son absence, le roi confisque ses terres et titres à son frère. Puis il se rend sur le continent, dès le 12 mai, sa mère à ses côtés. Il ne peut laisser le roi de France impuni. Contre toute attente, c’est le moment que choisit Jean, qui prend conscience qu’il a beaucoup à perdre, pour venir implorer la clémence de son frère. Aliénor n’est pas étrangère à ces réconciliations. Pour elle, il est essentiel que ses fils restent soudés.
Le devoir accompli, la vieille femme émet le souhait de penser à peu à elle, et surtout au sort de son âme. Pour cela, elle désire faire sa retraite et terminer ses jours en l’abbaye de Fontevrault, pour laquelle elle éprouve un grand attachement. A l’été 1194, elle prend donc la direction de la Touraine pour rejoindre la communauté religieuse. L’ordre de Fontevrault, récemment fondé, est révolutionnaire pour l’époque. Créé en 1101 par Robert d’Arbrissel, il a pour particularité de posséder des abbayes composées des deux sexes. On y trouve donc des moines et des moniales, néanmoins séparés par une fosse qu’il est incapable de franchir. A chaque genre sont attribués des tâches particulières : aux hommes sont confiés les travaux des champs ; aux femmes, le cloître et les prières.
L’ordre de Fontevrault a joué un rôle prépondérant dans la volonté de centralisation et d’homogénéité du pouvoir de Henri II. Avec son épouse, il a en effet multiplié les fondations de prieurés et les privilèges dans l’objectif de créer l’unité religieuse pour tous ses sujets, qu’ils soient anglais ou continentaux. Après la mort de son mari, la reine continue d’ailleurs d’œuvrer dans ce sens.
A Fontevrault, Aliénor, qui n’a pas pris l’habit de moniale, reste en contact avec le monde extérieur. Elle demeure d’ailleurs entourée de ses dames, de ses chapelains et même de son cuisinier. Son douaire lui permet de vivre confortablement. Manifestement, elle apprécie le calme et la douceur d’une existence enfin sans heurts. Mais la vie d’Aliénor est pleine de rebondissements…
En effet, le conflit entre Richard et Philippe Auguste reprend de plus belle. Le roi de France voit notamment dans la construction de Château-Gaillard, une forteresse normande imprenable, un véritable affront et une déclaration de guerre de la part de son voisin anglais. De son côté, Richard doit en découdre avec ses vassaux aquitains. Le 26 mars 1199, il se trouve devant Châlus, sur le point de donner l’assaut. C’est alors qu’il est blessé à l’épaule gauche par un tir d’arbalète. La plaie, profonde, très mal soignée, s’infecte. Le roi prend rapidement conscience que sa fin est proche. Il écrit une lettre à sa mère, qui dès sa réception, part aussitôt le rejoindre. Il meurt le 6 avril 1199.

Richard Coeur de Lion prisonnier (à gauche) et mortellement blessé à Châlus (à droite)

Il est difficile de savoir qui Richard a désigné officiellement comme son successeur. Son union avec Bérengère, dont il est resté plutôt distant, n’a engendré aucun enfant. Sa préférence penche parfois pour son neveu Arthur de Bretagne, d’autres fois pour son frère Jean. Il est fort probable qu’au moment de son décès, il n’ait pas encore tranché la question.
Aliénor, quant à elle, a au contraire un avis bien précis. Nul doute que celui qui doit hériter du trône est Jean. A près de quatre-vingts ans, la voilà donc repartie sur les routes pour faire légitimer son dernier fils, le seul encore vivant. Elle se rend notamment en Anjou combattre les seigneurs ayant prêté allégeance à Arthur. Jean, qui est couronné en mai 1199, a encore de nombreux opposants. Arthur, contestant inévitablement la succession, prête hommage à Philippe Auguste pour son duché de Bretagne. Devant le danger d’une telle alliance géostratégique, Aliénor préfère s’assurer du soutien de ses seigneurs en Aquitaine. Elle en profite aussi pour multiplier les chartes municipales dans lesquelles elle accorde de nombreuses libertés aux villes et tente d’apaiser les litiges existants un peu partout sur ses terres.
Mais c’est envers Philippe Auguste que toute son intelligence va se révéler. Du 15 au 20 juillet 1199, elle le rencontre à Tours et lui rend hommage pour son comté du Poitou. Par cette reconnaissance officielle, elle prive le roi de France de ses velléités sur le duché d’Aquitaine, duché qu’il désirait conquérir au profit d’Arthur, ce dernier, rancunier, lorgnant évidemment sur ces terres. Le coup de maître d’Aliénor ne s’arrête pas là. Une fois Philippe Auguste pieds et poings liés, elle décide d’abdiquer et de léguer toutes ses possessions à son fils. Celui que l’on surnomme souvent «Jean Sans Terre » se retrouve donc désormais à la tête non seulement du royaume d’Angleterre et du duché de Normandie, mais aussi du Poitou et de l’Aquitaine.

                      Jean Sans Terre, roi d'Angleterre de 1199 à 1216

La vieille reine rentre d’abord à Fontevrault où elle se retrouve avec sa fille Jeanne, comtesse de Toulouse. Cette dernière, enceinte, littéralement abandonnée par un époux ingrat, a en effet trouvé refuge auprès de sa mère. Elle meurt dans ses bras le 11 juillet 1199 à Rouen, où les deux femmes viennent à peine d’arriver. Les médecins parviennent tout juste à extraire son bébé par césarienne, mais le nouveau-né meurt malheureusement peu après. Aliénor, inlassable, prend alors la route de la Gascogne pour rencontrer son gendre Raymond VI. Sa mission : lui faire entériner les dispositions testamentaires de Jeanne, en faveur de Fontevrault. Elle est de retour à l’abbaye à la fin de l’été 1199. Définitivement cette fois ?
Que nenni ! Jean rentre à nouveau en conflit avec Philippe Auguste. Ce dernier reproche à son vassal de ne pas lui avoir prêté hommage et revendique par conséquent, pour Arthur de Bretagne, l’Anjou, le Poitou et la Normandie ! La paix entre les deux souverains se conclue, une fois n’est pas coutume, par un projet de mariage : celui entre Louis, fils et héritier du roi de France, et une des deux princesses castillanes, petites-filles de notre si célèbre duchesse d’Aquitaine, issues de l’union entre sa fille Aliénor et Alphonse VIII. Sachant pourtant sa mère exceptionnellement âgée, Jean n’hésite pas à lui demander de se rendre en Espagne pour aller y choisir la fiancée. Aliénor prend donc la direction des Pyrénées, qu’elle franchit… en plein hiver ! La vieille reine met près de deux mois à prendre sa décision. Son dévolu se porte sur Blanca, la future Blanche de Castille…
Sur le chemin du retour, Aliénor, pourtant escortée par de nombreux chevaliers, tombe dans une embuscade tendue par Hugues de Lusignan. Fatiguée, elle lui promet le comté de la Marche s’il la laisse partir. Arrivée à Bordeaux et au terme des fêtes de Pâques, elle confie Blanche aux soins d’Elie de Malemort, l’archevêque de la ville, qui aura pour mission de mener la jeune fille en Normandie auprès de son oncle Jean.
Les choses se calment jusqu’en 1202, date de la reprise des discordes entre Jean et Philippe Auguste. Ce dernier ordonne à son vassal de se rendre à sa cour pour qu’il soit jugé. Jean refuse et se voit donc privé de toutes les terres pour lesquelles il dépend du roi de France. Philippe Auguste pousse le vice jusqu’à investir Arthur de Bretagne de l’Aquitaine et de l’Anjou. Aliénor, se sentant en danger, se réfugie à Poitiers, dans le donjon Mirebeau. Son petit-fils, Arthur, l’assiège mais sa grand-mère organise la résistance en consolidant la défense de la forteresse et en appelant Jean à l’aide. Ce dernier arrive le 31 juillet 1202, libère sa mère et capture son neveu, qu’il fait assassiner au printemps 1203.
La victoire de Jean est de courte durée : le 6 mars 1204, Château-Gaillard tombe aux mains de Philippe Auguste, lui ouvrant les portes de la Normandie. Il prend ensuite la direction du duché d’Aquitaine et, le 10 août 1204, il entre dans Poitiers.
Aliénor ne sera pas témoin de ce désastre. Elle meurt très certainement à la fin du mois de mars ou au début du mois d’avril 1204, à l’âge extraordinaire de quatre-vingt, voire même très certainement quatre-vingt-deux ans… Elle est inhumée à Fontevrault, auprès de son époux Henri II.

Une vie hors du commun que celle d’Aliénor d’Aquitaine. Comme le souligne Philippe Delorme, « Si Aliénor apparaît comme une exception, c’est d’abord à cause de sa remarquable robustesse. Ayant survécu à ses deux maris, et à la plupart de ses fils, elle se retrouve investie d’une expérience politique et d’une légitimité qui lui permettent enfin de donner la pleine force de son caractère et de son intelligence. » (p. 274). Ajoutons sans conteste que « la deux fois reine » a eu aussi la chance, à une époque où les femmes de très haute noblesse étaient rarement à la tête de fiefs aussi puissants, de se retrouver héritière d’un immense duché, outil qu’elle a su utiliser à bon escient pour servir ses intérêts et ceux de ses fils.
Je n’ai pas abordé de façon très développée, et ce volontairement, une autre facette indissociable d’Aliénor : son rôle dans l’épanouissement de la littérature courtoise. Le sujet, vaste et complexe, nécessite en effet un article à part entière. Cet oubli délibéré ne manquera pas d’être prochainement comblé.

Sources : 
Jean FLORI - Aliénor d'Aquitaine, la reine insoumise - Payot, 2004.
Philippe DELORME - Aliénor d'Aquitaine, épouse de Louis VII - Pygmalion, 2013.
Régine PERNOUD - Aliénor d'Aquitaine - Le Livre de Poche, 1983.
Martin AURELL - L'Empire des Plantagenêts - Tempus, 2004.

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