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jeudi 27 février 2020

Durer 6 -- Melencolia I

Melencolia (Dürer)

Melencolia I
Dürer Melancholia I.jpg
ArtisteAlbrecht Dürer
Date1514
TypeGravure
TechniqueBurin sur cuivre
Dimensions (H × L)239 × 168 mm
Mouvement
Melencolia I ou La Melencolia est le nom donné à une gravure sur cuivre d'Albrecht Dürer datée de 1514. Le titre est pris de l'œuvre où il apparaît comme un élément de la composition. Melencolia I est souvent considéré comme faisant partie d'une série, Meisterstiche, comprenant également Le chevalier, la mort et le diable (1513) et Saint Jérôme dans sa cellule (1514).
Cette œuvre d'une richesse symbolique exceptionnelle a fait l'objet d'un grand nombre d'études1.

Une œuvre unique, de multiples énigmes[modifier | modifier le code]

Melencolia intègre, de manière synthétique, une multiplicité d'éléments symboliques. Ces objets symboliques se parent également d'éléments affectifs qui renforcent les contrastes destinés à susciter notre fascination : ainsi de la posture du grand ange, représenté de manière hiératique mais qui semble induire, par l'indifférence majestueuse ajoutée à la force de son regard, une tension secrète dirigée vers le dénouement de la mélancolie émanée de l'astre sombre et de la créature volante.
Celle-ci porte, sur la face interne de ses ailes, le nom de la gravure : Melencolia. Étymologiquement, mélancolie est exactement restitué par bile noire ou humeur noire, et le tempérament mélancolique, avec prédominance de l'atrabile (ou bile noire) était le quatrième et dernier tempérament considéré par la médecine hippocratique.
Dürer a inséré un signe entre le mot Melencolia et le I final. Les exégètes se sont interrogés sur sa signification, et c'est probablement de manière intentionnelle que Dürer l'a dessiné de façon telle qu'on peut, en raison de son caractère ornemental qui ne se rencontre pas dans les autres lettres, y voir une simple arabesque décorative. Du temps de Dürer ce signe était appelé typus, du grec typo : image, figure, statue (telle que la Margarita philosophica de Gregor Reisch). On peut donc lire en ce sens : Melencolia typus I, ce qui semble introduire un genre ou une suite. S'agit-il des différents types de mélancolie, comme l'a pu comprendre Panofsky, ou faut-il y reconnaître la première des humeurs, attribuée à Saturne, la plus haute des planètes, toujours citée la première dans l'échelle ancienne des sept planètes ? Le carré magique du tableau est jovien (voir ci-dessous), et Jupiter est censé équilibrer la dangereuse bipolarité de Saturne. Mais là aussi les interprétations divergent, puisque le nombre I peut se lire comme le I, neuvième lettre de l'alphabet.
Quoi qu'il en soit, la présence des divers éléments symboliques dans ce chef-d'œuvre, leurs relations mutuelles et les multiples échos qu'ils se renvoient, l'unité organique qui se dégage de leur arrangement, conduisent à interpréter la gravure de Dürer selon la description d'un monde divin et angélique en attente, prêt à restituer à un monde humain sous l'emprise des ténèbres la lumière divine oubliée[réf. souhaitée]. Et les moyens mis en œuvre pour réaliser cette opération nous plongent au cœur d'un univers de connaissances hermétiques dont l'artiste a voulu rappeler la puissance toujours effective. Erwin Panofsky, qui est l'un des spécialistes académiques les plus reconnus sur Dürer, voit dans la Melencolia un autoportrait spirituel du Maître, selon une interprétation qui n'est nullement exclusive d'autres points de vue, et qui pose la question de comprendre ce que « représentait » Dürer à son époque, et les influences qu'il a « condensées » dans ses œuvres.

Les éléments symboliques

L'inventaire des éléments présents dans la gravure inclut une vingtaine d'articles, tous identifiables :
  • un ange assis, tenant sur ses genoux un livre, avec un compas à la main ; une bourse et des clés pendent de sa ceinture ;
  • à côté de lui, un putto assis sur une roue de meunier ;
  • derrière eux, le coin d'une construction mal définie (maison, piédestal) avec, accrochés sur ses murs, un sablier, surmonté d'un cadran solaire, une cloche, une balance ; un carré magique est tracé et une échelle monte en arrière-plan ;
  • devant l'ange et le putto, sur le sol, divers outils, un creuset sur le feu, une sphère, un lévrier et un polyèdre ;
  • en arrière-plan, le paysage est formé par une surface d'eau et une partie du ciel où apparaissent un arc-en ciel, ou une trajectoire elliptique, un corps céleste dont la nature exacte reste à déterminer, et un animal volant, chauve souris ou gargouille, qui montre, sur la face interne de ses ailes une inscription comprenant un élément ornemental en forme de S et l'inscription « Melencolia I », ou plutôt, si on utilise le signe § toujours en usage : « Melencolia § I ».
La représentation est en vue perspective avec le côté droit encombré de détails tandis que le côté gauche apparaît plutôt vide.

L'ange

L'ange est apparemment la figure principale de la composition. Beaucoup d'auteurs l'envisagent au féminin, le voyant comme allégorie de la géométrie ou de la mélancolie.

Le putto

Le putto et l'ange sont deux figures allégoriques (par leurs ailes) qu'on met en parallèle. Tous deux sont assis, tournés dans la même direction et tiennent des objets semblables. Sur ce fond de similitudes leurs différences d'âge et d'attitude apparaissent renforcées. Étant perchée sur une roue de meunier, ou une meule à aiguiser, selon certains, la figure du putto rappelle manifestement l'imagerie de la Rota fortuna médiévale[réf. nécessaire]. Loin de se ressembler, les deux s'opposent. Le plus petit est occupé à griffonner tandis que le plus grand a abandonné toute velléité.

Les outils éparpillés sur le sol

Les outils sur le sol, près du grand ange, se rapportent les uns au travail de la pierre, peut-être sont ils destinés à évoquer la réduction en pierre cubique du grand polyèdre, les autres au travail du bois. Dans le contexte de l'époque de Dürer, ces outils ne peuvent manquer de rappeler les initiations correspondantes : celle des maçons et des tailleurs de pierre d'une part, celle des charpentiers d'autre part.

Le Lévrier

La balance

La Balance exprime classiquement une notion de jugement, qui serait ici en relation avec un jugement de nature apocalyptique, étant donné la présence des autres éléments de la gravure.

Le compas

Le compas est représenté sur la gravure avec une ouverture de 30 degrés, mais comme il n'est pas vu de front, on peut spéculer sur son angle « véritable ». Sa valeur semble proche de 51,4 degrés c'est-à-dire (). Le milieu géométrique de la gravure se trouve très proche de la tête du compas (en fait un peu au-dessus) et un certain arrangement de composition en cercle autour de ce centre est peut-être perceptible, bien que l'organisation gauche/droite et haut/bas soit tout aussi significative.

Le sablier

Le sablier est bien évidemment une figuration de l'écoulement du temps, et cet élément renforce la posture d'attente qui semble baigner le monde angélique du premier plan. Toutefois il est représenté au moment où les deux bulbes sont également remplis, suggérant plutôt un certain équilibre statique comme celui de la balance à sa gauche ou la cloche à droite. On notera au-dessus du sablier un cadran solaire dont le gnomon ne projette nulle ombre, tandis que celle du sablier est bien marquée sur le mur. Le luminaire devrait être quelque part sur le prolongement de la diagonale montant du coin gauche de la gravure. On peut aussi noter que le rapport entre la largeur du sablier et celle du carré magique est celui du nombre d'or.

L'échelle

L'échelle est souvent associée aux sept Arts libéraux, qui sont en relation avec l'hermétisme. Sur la nature hermétique de la gravure, on remarque la présence d'un creuset alchimique, juste à côté du polyèdre.
L'échelle pointant vers le ciel de telle sorte que l'on n'en voit pas le bout, on pourrait la rapprocher de l'Échelle de Jacob.

Le paysage

Selon Erwin Panofsky, la Melencolia serait « dans un lieu froid et solitaire, non loin de la mer »2 et les arbres entourés d'eau suggéreraient les inondations liées à Saturne3, opinion rejetée par Maurizio Calvesi4. Plus récemment, Dominique Radrizzani propose de reconnaître dans la construction fortifiée de l'arrière-plan une évocation du château de Chillon sur le lac Léman en Suisse5.

Le carré magique


Detail du carré magique
Sur le mur derrière l'ange, figure un carré magique, dont la valeur est 34. Les carrés magiques sont, notamment dans les ésotérismes juif et islamique, associés à des connaissances secrètes qui furent transmises, pendant et avant l'époque de Dürer par des confréries d'ésotérisme chrétien qui maintenaient des relations suivies avec les initiés à l'ésotérisme islamique.
En ordonnant les nombres de 1 à 16 (ou à 9, 25 ou tout autre nombre carré supérieur à 4), une grille carrée peut être remplie de façon telle que la somme sur chaque ligne horizontale, verticale ou diagonale ait la même valeur. Les carrés magiques utilisés dans l'hermétisme sont d'ordre n, c'est-à-dire qu'ils ont n lignes et n colonnes, correspondant aux entiers allant de 1 à . La somme de tous les nombres d'un tel carré magique de taille n a pour valeur :
tandis que la valeur de ce carré, c'est-à-dire le même nombre que l'on retrouve en sommant les lignes, les colonnes, ou les deux diagonales vaut, puisqu'il y a n lignes et n colonnes, la quantité précédente divisée par n c'est-à-dire :
Les différentes tailles n sont mises en correspondance avec les « cieux » dans les représentations traditionnelles. Le carré d'ordre 4, tel celui que l'on trouve dans la Melencolia, est associé au ciel de Jupiter. La somme de tous ses nombres vaut donc 136, et sa valeur est 34. Le carré d'ordre 3 correspond au ciel de Saturne. Le carré d'ordre 6 est traditionnellement associé au ciel du Soleil. La somme de tous ses nombres vaut donc , et sa valeur est 111. Ainsi, on retrouve le fait que 666 est avant tout considéré, notamment par la Kabbale, comme un nombre « solaire », et c'est uniquement l'un de ses aspects, négatif, qui doit être considéré comme « maléfique », et non le nombre en lui-même, qui garde avant tout cet aspect solaire.
Le carré figurant dans la Melencolia est un type particulier de carré magique: la somme dans l'un de ses quatre quadrants, ainsi que la somme des nombres du carré du milieu, valent également 34, la valeur du carré6. C'est un carré magique gnomon.
Vers la fin du xve siècle Luca Pacioli a été le premier à publier des exemples mais il est possible que Dürer ait eu connaissance du manuscrit De Philosophia Occulta que Cornelius Agrippa avait déjà rédigé vers 1510. L'arrangement particulier qu'il a choisi, comporte, au milieu de la dernière ligne, les nombres 15 et 14 qui correspondent à la date de la gravure71514. De plus, étant lié avec Jupiter, par son caractère « jovial » ce carré devrait être une influence bénéfique contre la mélancolie. Les propriétés numérologiques de cet élément de la gravure peuvent donner l'occasion à de nombreuses interprétations. La valeur numérique du carré magique présent dans la Mélencolia est 34. Ici, ce sont les nombres 3 et 4 qui sont significatifs : ils apparaissent de façon symétrique dans la Tetraktys phytagoricienne: 1 + 2 + 3 + 4 = 10 = 3 + 4 + 3. Ce carré magique est relié à une certaine interprétation cyclique du dénaire (cf. La monade hiéroglyphique de John Dee, composée à Londres et terminée en 1564, donc véhiculant probablement des connaissances contemporaines à la vie de Dürer), et donc, dans le cas de la gravure, à une interprétation de nature apocalyptique. Dans le carré magique, si on se réfère aux carrés intérieurs, en parcourant le sens des aiguilles d'une montre, on trouve la suite consécutive des nombres 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, avec un dédoublement pour la valeur 17.

Le polyèdre


Une vue en perspective du solide de Dürer reconstruit (à gauche) et la géométrie d'une face non triangulaire.

Le polyèdre en vue frontale, son quadrillage et le carré magique
La signification du polyèdre est une énigme qui est encore débattue. Ce polyèdre s'apparente aux solides d'Archimède mais c'est une construction originale qu'on a fini par appeler, faute de mieux, « polyèdre de Dürer » ou « solide de Dürer ».
Il s'agit d'un polyèdre à 8 faces. Dürer ne précisa pas, dans les documents qui nous sont restés, la façon dont ce polyèdre peut être construit. Cependant, en 1999, Schreiber8 remarqua que ce solide peut être obtenu à partir d'un cube, d'abord étiré pour produire 6 faces rhombiques ayant des angles de 72°, puis tronqué à son sommet et sa base pour donner les faces triangulaires dont les sommets sont sur la sphère inscrite sur les six sommets restants du cube. On note[Qui ?] que la mesure des angles en degrés en écriture décimale d'une face non triangulaire somme toujours à 9 (somme « arithmosophique »[Quoi ?]).
Le polyèdre figure non loin d'une sphère dans la gravure. Or le polyèdre de Dürer est sphérique, c'est-à-dire que ses sommets sont tous situés à égale distance par rapport à un centre.
Il est remarquable qu'une projection dans un plan perpendiculaire aux faces triangulaires inscrive la figure dans une grille carrée de dimension 4x4 dont les sommets sont tronqués9. Ainsi une correspondance s'établit entre le solide géométrique et le carré arithmétique.

Le graphe de Dürer, associé au solide de Dürer.
Le dessin préparatoire de ce polyèdre où Dürer indique les arêtes non visibles se trouve dans un carnet autographe de l’artiste conservé à la SLUB (Bibliothèque d'État et universitaire de Saxe à Dresde (de)). Le polyèdre, tracé en perspective, y est représenté sur une estrade aux coins tronqués elle aussi en perspective, à l’instar de cet énigmatique solide. Or, si la construction de ce polyèdre a fait l’objet de plusieurs études, il n’existe par contre que peu de recherches relatives à sa position centrale dans la gravure. L’artiste plasticien Frank Morzuch a étudié ce polyèdre à Dresden après avoir constaté que le prolongement de ses arêtes permet d’établir une grille fondamentale d’ordre 3 apparentée au carré de Saturne que vient contrecarrer la grille d’ordre 4 du carré planétaire de Jupiter introduite à dessein, selon Erwin Panofsky, pour corriger la dangereuse bipolarité de Saturne. Ces deux grilles sont en relation avec les barreaux de l’échelle dont les degrés horizontaux jurent avec la remarquable mise en perspective du polyèdre comme l’a indiqué Eberhard Schröder. Cette découverte en relation avec les carrés planétaires ouvre la voie à une interprétation encore inédite confirmant la thèse qui fait de cette gravure une magistrale leçon de géométrie cryptée, celle-là même qu’Albrecht Dürer est allé chercher à Bologne lorsqu’il informe Willibald Pirckheimer, dans sa lettre de Venise du 13 octobre 1506 : Encore dix jours ici et j’en aurai fini. Ensuite, je voudrais me rendre à cheval à Bologne pour apprendre l’art de la perspective secrète que quelqu’un doit m’enseigner10.
Le squelette du polyèdre de Dürer est un graphe à 12 sommets (figure ci-contre).

Le visage sur le polyèdre

Sur le polyèdre, on peut apercevoir les traits indistincts d'un visage, un peu penché sur la droite. Peut-être est-ce un portrait de l'auteur ; on peut aussi voir un crâne humain, qui pourrait symboliser la finitude de la vie humaine dans la mélancolie. D'autres motifs semblent pouvoir être identifiés comme des traits d'animaux (singes).

Le satellite sombre ?

Gérard de Nerval, dans El Desdichado :
Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé,
Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Certains auteurs établissent une relation entre ce Soleil noir de la Mélancolie nervalien et l'astre rayonnant d'une lumière noire dans la gravure de Dürer. D'autres auteurs établissent une relation entre cet astre et la notion du « Satellite sombre », telle qu'on la trouve par exemple chez Burgoyne11.
Une telle interprétation irait dans le sens d'une forte prégnance « apocalyptique » à l'œuvre : le Satellite sombre, dont le rayonnement dans la gravure de Dürer semble apporter sa part de victoire à la créature volante, et dont les effluves se déversent sur l'ensemble du monde humain (symbolisé ici par l'arrière-plan), représenterait le triomphe passager de l'obscurcissement et des ténèbres, qui ne seront dissipées que lorsque les éléments divins du premier plan se « réveilleront » au moment opportun.

La date[modifier | modifier le code]

La date 1514 qui apparaît à côte du monogramme de Dürer, figure aussi dans le carré magique. La mère de Dürer mère est morte cette même année, ce qui expliquerait une partie de sa mélancolie12,13.

Interprétation

Le foisonnement de symboles a donné lieu à de très nombreuses interprétations14. De nos jours il ne semble pas possible qu'une seule puisse rendre compte15 d'une façon satisfaisante de tous les éléments de la gravure. Il n'est guère convaincant de se rabattre sur une intention de l'auteur à jamais inaccessible ; non seulement les symboles sont susceptibles de lectures plurielles mais leur présence simultanée engendre des combinaisons dont la multiplicité ne saurait être épuisée. Toutefois l'exploration de certains thèmes a produit des interprétations qui méritent certainement de l'attention.
  • Erwin Panofsky propose de voir La Melencolia comme un autoportrait spirituel de Durer ; cette interprétation a été développée dans les éditions successives du livre Saturne et la mélancolie qui reste la référence de base sur le sujet16.
  • Patrick Doorly a suggéré que Melencolia I serait l'illustration de l'échec à définir la beauté tel que Platon l'a décrite dans son dialogue Hippias Majeur17.
  • Louis Barmont a écrit une étude sur l'ésotérisme de la Melencolia intitulée : « L'ésotérisme d'Albert Dürer, la Mélencolia » (1947), dans laquelle il avance l'appartenance de Dürer à des sociétés d'ésotérisme chrétien de son temps18..
  • Pierre Piobb dans le formulaire de haute magie19 propose une interprétation du carré magique et des divers éléments présents dans le tableau.
  • Karel Vereycken, dans Albrecht Dürer contre la Mélancolie néo-platonicienne, estime que l'humanisme chrétien de Dürer, ami d'Érasme de Rotterdam, le porte à polémiquer contre un néo-platonisme de plus en plus païen20.

Dans la fiction

  • Melencolia est la gravure autour de laquelle est construite l'intrigue du roman de Henri LoevenbruckLe Testament des siècles, qui a également été adapté en BD.
  • La gravure est citée dans le roman de Dan BrownLe Symbole perdu.
  • À la fin du roman La Clef des mensonges de Jean-Bernard Pouy, le héros mourant trouve Melencolia dans un coffre censé contenir l'explication de la quête dans laquelle il s'est laissé emporter.
  • La Nausée de Jean-Paul Sartre devait à l'origine s'appeler Melencolia. La gravure de Dürer se trouve d'ailleurs sur la couverture de certaines éditions.
  • Le plasticien Frank Morzuch développe depuis 1999, un système fondé sur les carrés planétaires et la théorie des humeurs. Elle corrobore l’hypothèse d'une tétralogie pressentie par Peter-Klaus Schuster dans son ouvrage : Melencolia I, Durer Denkbild, Berlin Gebr. Mann Verlag, 1991, vol. I, p. 331 sqq21 est à paraître chez Flammarion pour le 500e anniversaire de Melencolia § I.
  • Le roman de Ronald Bonan Hamadryas22 est entièrement consacré à la question de l'interprétation de Melencolia : l'héroïne y décrypte le sens des symboles en livrant une lecture originale du carré magique.

Bibliographie

  • Garnier-Pelle, Nicole, Albrecht Dürer (1471-1528) et la gravure allemande au musée Condé à Chantilly, Paris, Somogy, n° 49, 2003-2004.
  • Klibansky, Raymond, Erwin Panofsky et Fritz Saxl. Saturne et la mélancolie, Paris, Gallimard, 1989 (traduit de l'anglais et d'autres langues par Fabienne Durand-Bogaert et Louis Évrard).
  • Renouard de Bussierre, Sophie, Albrecht Dürer, œuvre gravé, exposition Paris, Musée du Petit Palais, 1996, n° 196, p. 214-248.
  • Frank MorzuchL'affaire Dürer.
  • Albrecht Dürer (1471-1528), La Mélancolie [Melencolia I], 1514

    Albrecht Dürer (1471-1528)

    La Mélancolie [Melencolia I], 1514

    Gravure au burin

    2015-10-02 15.51.19
    Albrecht Dürer (1471-1528), La Mélancolie [Melencolia I], 1514
    Actuellement, le public est invité à découvrir l’exposition « Fantastique ! L’estampe visionnaire : de Goya à Redon » au Petit Palais.  L’œuvre choisie, dans cet article, la Mélancolie ou Melencolia I, est une gravure au burin sur cuivre d’Albrecht Dürer.  Cette œuvre est très célèbre en raison d’une richesse symbolique exceptionnelle et ses différentes interprétations possibles.  Elle rappelle l’histoire à la fin du Moyen-âge où la Renaissance était l’âge d’or de la mélancolie.  Le thème est allégorique.  C’est la mélancolie de la création de l’artiste, qui a aussi pu être considéré comme un autoportrait symbolique.
    Albrecht Dürer (1471-1528) est surtout connu en tant que graveur.  Il fut l’artiste allemand le plus important dans la période comprise entre le Gothique et la Renaissance.  En 1486, Dürer devint apprenti peintre et graveur sur bois.  À 13 ans, il commença son apprentissage de trois ans et apprend à se servir du burin et de la pointe.  Son père lui permit d’entrer dans l’atelier d’un peintre où il apprit à manier la plume et le pinceau, à copier et dessiner d’après nature, à réaliser des paysages à la gouache et à l’aquarelle et également à peindre à l’huile.  Il se familiarisa également avec la technique de gravure sur bois.  Dürer visita Venise in 1494-95 et à nouveau entre 1505 et 1507.  Ces visites influencèrent fortement son art.  Dürer était le peintre officiel à la cour de Maximilien I, le Saint empereur Romain, en 1512 et ensuite sous Charles V en 1520.  Il s’est intéressé à la géométrie pour des raisons intellectuelles et pratiques.  Une de ses méthodes utilisées pour résoudre les problèmes de projection était la géométrie descriptive.  Cette dernière, dont il établit les fondations, sera reprise  par Gaspard Monge.  Il inventa en 1525 une méthode approchée pour la trisection d’un angle par une construction euclidienne.  Cette œuvre Melencolia I est surtout connue pour contenir le premier carré magique en Europe.
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    Le carré magique
    La composition de cette œuvre est riche.  Au premier plan, un personnage (un ange) ailé au visage soucieux de femme, avec un coude replié appuyé sur la joue.  Pensif, le regard tourné vers le lointain, elle tient, sur ses genoux un livre, avec un compas à la main, une bourse et des clés pendent de sa ceinture.  Il y a des outils éparpillés sur le sol près de cet ange se rapportant les uns au travail de la pierre, les autres au travail du bois.  Dans le contexte de l’époque de Dürer, ces outils rappellent les initiations correspondantes des artisans : celle des maçons et des tailleurs de pierre d’une part, celle des charpentiers d’autre part.  D’ailleurs, on retrouve de nombreux éléments représentant la création.  Par exemple, la scie, le rabot, les clous, la pince et le marteau signifient la création manuelle, le  compas (ou le sextant) et la règle signifient la création scientifique, l’encrier signifie la création littéraire.  La sphère portant un sens de la recherche de la perfection fut une signification commune à cette époque-là.  Ce premier plan montre une représentation de la vie terrestre.  Au deuxième plan, les thèmes baroques sont évidents.   Il s’agit d’une représentation spirituelle du monde.  Il y a des divers instruments de mesure : une balance (représentant la justice), un sablier (renforçant la posture d’attente de l’ange du premier plan), une cloche (signifiant un rappel au temps terrestre ou bien un appel à une prière) et un carré magique.  Le carré est magique parce que l’addition des nombres de chaque ligne, chaque colonne et chaque diagonale donne le même résultat qui est 34.  La date d’œuvre 1514 fut aussi incorporée dans la ligne inférieure des numéros du carré magique.  Il y a un putto qui est tourné dans la même direction de l’ange et qui tient des objets semblables.  C’est une représentation de l’allégorie de la Mélancolie.  Ce putto semble en sommeil.  Le Lévrier couché au pied de l’ange est aussi endormi.  Tous les deux  représentent l’attente.  L’échelle à côté du putto est souvent associée aux sept Arts libéraux qui sont en relation avec l’hermétisme.  L’arrière-plan représente un paysage idéal : maritime ; l’isolement avec une île (signifiant l’écart par rapport à la civilisation).  La créature nocturne qui porte, sur la face interne de ses ailes, le nom de la gravure – Melencolia.  Dürer a inséré un signe, une simple « arabesque » décorative ou bien une allusion à un S orné, entre le mot Melencolia et le I final, dont la signification ouvre la voie à des interprétations complexes.  On pourrait considérer que « Melencolia-S.I » par la présence de ces deux dernières lettres, faisant fortement penser aux initiales latines du Saint-Empire, serait une interprétation de nature apocalyptique.
    Depuis la période classique, la mélancolie est considérée comme un stade dépressif de l’esprit qui enlève à l’artiste son enthousiasme pour le travail.  Si on comprend la Mélancolie selon une allusion allégorique à l’illusion, l’attitude d’attente et de « sommeil de la raison » symbolise un retour au Principe Divin.  La description d’un monde divin et angélique en attente et prêt à restituer à un monde humain rappelle une vanité.  Ce type de représentation eut la fonction, principalement à la Renaissance, de montrer le passage éphémère de l’homme sur la terre.  Elle se divise la plupart du temps en deux parties qui opposent vie terrestre et vision mystique.
    La technique utilisée est une gravure au burin qui était développée dans le milieu des orfèvres au XVe siècle.  Cette dernière est une technique directe  avec laquelle le graveur entaille directement la plaque de métal avec les outils sans aucun autre intermédiaire.  Cette gravure en taille-douce (gravure en creux) exige donc une très grande maîtrise et une longue expérience.  Le burin est un outil en acier trempé avec un manchon en bois.  La pointe du burin en forme de losange incise très finement la surface de la plaque de cuivre.  L’artisan, s’il veut obtenir des demi-tons, croise très minutieusement des séries de traits parallèles ou resserre les linéatures pour créer le modelé.  On peut graver sur différents métaux.  Pour l’impression, il est nécessaire d’humidifier le papier avant l’encrage de la plaque.  Le papier doit être suffisamment souple pour pénétrer dans les traits les plus fins.  La plaque est légèrement chauffée et l’encrage se fait au tampon.  On fait pénétrer l’encre dans chaque taille et puis on  fait l’essuyage.  C’est une partie délicate.  Les blancs doivent être impeccables et les contrastes nets.  Ensuite, la plaque est déposée sur la presse.  L’épreuve devra sécher une douzaine d’heures, protégée par un papier serpente ou papier de soie.  Parfois, le graveur n’emploie pas seulement le burin.  Il termine son travail en combinant les autres techniques comme l’eau-forte ou la pointe sèche.
Bibliographie:

Saturne et la mélancolie
Raymond Klibansky, Erwin Panofsky, Fritz Saxl 
Broché: 737 pages
Editeur : Gallimard (26 septembre 1989)
Collection : Bibliothèque illustrée des histoires
Langue : Français
Quatrième de couverture
De ce livre devenu presque légendaire, on ne sait ce qui, aujourd'hui, contribue davantage au prestige : l'intense et sombre rayonnement du sujet, qui plonge au plus profond de la civilisation occidentale et du cœur humain ; l'envergure chronologique et géographique de l'étude ; l'ampleur et la richesse d'analyse qui en font le monument le plus accompli de la méthode iconologique de E. Panofsky, laquelle consiste à déchiffrer la signification d'une œuvre d'art par l'exploration historique et culturelle de ses formes : la constellation des trois auteurs aux noms illustres dont le concours donne un sommet d'érudition dans des domaines aussi divers que la médecine, l'astrologie, la poésie, la métaphysique, sans même parler des arts visuels. Ou bien encore l'histoire du livre qui résume à elle seule celle du XXe siècle. Ses origines remontent en effet à 1923, l'année du putsch de Hitler à Munich, avec la publication par Panofsky et fr. Saxl de Durers "Melencolia 1".Le livre étant épuisé, les deux historiens d'art s'adjoignirent, dans le cadre de la bibliothèque de Warburg, la collaboration de R. Klibansky, spécialiste de le philosophie antique et médiévale. L'arrivée de Hitler au pouvoir, l'exil obligé des auteurs interrompirent le travail. Puis vint le bombardement de Hambourg qui détruisit l'original allemand de l'ouvrage prêt à sortir dans l'été 1939. La version anglaise, autrement dit le nouvel original, ne put paraître qu'en 1964. Elle comprend quatre parties. La première, "La notion de mélancolie et son évolution historique", traite de la mélancolie dans la littérature physiologique des Anciens et dans la médecine, la science et la philosophie du Moyen-Age. La deuxième, "Saturne, astre de la mélancolie", étudie l'idée et l'image de Saturne dans la tradition littéraire et picturale. La troisième partie est consacrée à la Melancholia generosa des florentins du Quattrocento. La quatrième enfin s'occupe de Durer, de sa mystérieuse gravure et de sa longue postérité. La traduction française, prévue depuis des années, a été elle-même retardée par la perte de l'illustration d'origine, qu'il a fallu reconstituer. Les ultimes compléments de R. Klibanskyn en font une édition définitive.

Mélancolie : Génie et folie en Occident
Jean Clair , Philippe Comar, Guillaume Faroult , Stéphane Guégan , Collectif )
Broché: 501 pages
Editeur : Editions Gallimard (30 octobre 2008)
Collection : LIVRE D'ART
Langue : Français
Présentation de l'éditeur
Aucune disposition de l'âme n'a occupé l'Occident aussi longtemps et continûment que la mélancolie. Le sujet reste au cœur des problèmes auxquels l'homme est aujourd'hui confronté et il touche de multiples domaines : la philosophie, la littérature et l'art, la médecine et la psychiatrie, la religion et la théologie... La mélancolie, par tradition cause de souffrance et de folie, est aussi, depuis Aristote, le tempérament des hommes marqués par la grandeur : les héros et les génies. Sa désignation même de " maladie sacrée ", implique cette dualité. Mystérieuse, la mélancolie l'est toujours, bien qu'elle soit surtout soumise de nos jours, sous le terme de " dépression ", à une analyse médico-scientifique. L'attitude mélancolique ne peut-elle pas aussi s'entendre comme une mise à distance de la conscience face au " désenchantement du monde " (Starobinski) ? Depuis certaines stèles antiques jusqu'à de nombreuses œuvres contemporaines, en passant par de grands artistes comme Dürer, La Tour, Watteau, Goya, Friedrich, Delacroix, Rodin ou Picasso, l'iconographie de la mélancolie, d'une richesse remarquable, offre une nouvelle approche de l'histoire du malaise saturnien et montre comment cette humeur sacrée a façonné le génie européen.

Anatomie de la mélancolie
Robert Burton
Broché: 463 pages
Editeur : Gallimard (septembre 2005)
Collection : Folio Classique
Langue : Français
Présentation de l'éditeur
Ce livre est la plus célèbre encyclopédie de la mélancolie : ce " mal anglais ", comme on l'appelle au XVIIe siècle, Robert Burton (1577-1640), savant d'Oxford, veut le soigner " à l'anglaise ", en évitant par-dessus tout l'oisiveté dont, en bon protestant, il fait la source de tous les maux. Des promenades dans la campagne, avec " l'épagneul de sa mélancolie " pour humer des pistes, et l'étude acharnée de tous les livres sur le sujet, travail d'une vie entière, dans la bibliothèque de Christ Church, " le plus florissant
collège d'Europe ", seront la meilleure cure apportée à sa propre maladie, donnant lieu de surcroît à l'écriture proliférante, baroque, en méandres multiples, de son grand ouvrage.

Problème XXX
Aristote, traduction: Andrea L. Carbone, Benjamin Fau 
Broché: 45 pages
Editeur : Allia (27 août 2004)
Langue : Français
Présentation de l'éditeur
Le Problème XXX, qui s'ouvre sur un célèbre parallèle entre génie et mélancolie, est un texte qui, malgré sa brièveté, a nourri depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours une riche tradition de commentaires au croisement de la médecine et de la philosophie. Nous proposons ici ce Problème dans son intégralité, ce qui permet de saisir comment le thème de la "bile noire" s'articule avec d'autres questions, qui toutes tournent autour du rapport entre le corps et l'intellect : "Pourquoi l'homme pense-t-il une chose et se retrouve-t-il à en faire une autre ?", "Pourquoi l'homme mérite-t-il plus la confiance que tout autre animal ?", Ou encore "Pourquoi des gens intelligents passent-ils leur temps à accumuler des biens au lieu de jouir de ceux qu'ils possèdent ?"

Soleil Noir. Dépression et mélancolie.
Julia Kristeva
Poche: 264 pages
Editeur : Gallimard (11 avril 2007)
Collection : Folio
Langue : Français

La Mélancolie au miroir
Jean Starobinski
Relié: 93 pages
Editeur : Julliard; Édition : Nouvelle édition (11 juillet 1997)
Langue : Français

Mélancolies : Livre d'images 
Maxime Préaud
Broché: 223 pages
Editeur : Klincksieck (30 septembre 2005)
Collection : Le génie de la mélancolie
Langue : Français
Présentation de l'éditeur
Lorsqu'il grave en 1514 l'ange de la Mélancolie soutenant sa tête de sa main, Albrecht Dürer donne du caractère mélancolique la plus belle définition graphique. Ainsi fixée par son chef-d'œuvre, l'attitude de l'ange apparaît de façon récurrente dans l'art, jusqu'à l'époque contemporaine. Maxime Préaud propose aux amateurs de curiosités un vagabondage d'image en nuage qui permet d'élargir et de préciser ce qu'est pour les artistes occidentaux, entre Dürer et Goya, l'idée de mélancolie.

La Melencolia     

Melencolia
Dürer, 1514
Gravure sur cuivre, 23,9 x 16,8 cm
Paris, Musée du Louvre
La Melencolia intègre, de manière synthétique, une multiplicité d'éléments symboliques. Ces éléments, représentés séparément, s'appellent les uns avec les autres pour composer un ensemble symbolique complexe et dont les résonances semblent susceptibles d'interprétations inépuisables et indéfinies. Toutefois l'exploration de certains thèmes a produit des interprétations cohérente dont l'étude de Louis Barmont, L'ésotérisme d'Albert Dürer, la Melencolia (1947), dans laquelle on trouve des éléments sur l'appartenance de Dürer à des sociétés d'ésotérisme chrétien de son temps. Néanmoins Erwin Panofsky a balayé cette interprétation apocalyptique et propose de voir La Melencolia comme un autoportrait spirituel de Durer ; cette interprétation a été développée dans les éditions successives du livre Saturne et la mélancolie (1964) qui reste la référence sur le sujet.
1- L'interprétation apocalyptique de Louis Barmont
Selon Louis Barmont, l'astre sombre duquel s'envole la Mélancolie est la comète qui traversa effectivement le ciel occidental au cours des années 1513 et 1514. Ainsi en lisant la gravure de cet arrière-plan au premier, on peut y lire le règne annoncé de la mélancolie qui se déploie sur l'humanité et l'ensemble de la création jusqu'à ce que le monde divin et angélique, dans une posture d'attente, ne se réveille au moment opportun. Sans doute lorsque la clochette au-dessus du carré magique retentisse ou que le sablier soit totalement épuisé, ce qui ne se produira qu'à la fin des temps, c'est-à-dire au moment limite et intemporel représenté par la quadrature du cercle.
Les principaux symboles
La créature émanée de l'astre porte sur ses ailes, le nom de la gravure : Melencolia. Étymologiquement, mélancolie signifie bile noire ou humeur noire. Le tempérament mélancolique, avec prédominance de l'atrabile (ou bile noire) était le quatrième et dernier tempérament considéré par la médecine hippocratique.
Dürer a inséré un signe entre le mot Melencolia et le I final. Les exégètes se sont interrogés sur sa signification, et c'est probablement de manière intentionnelle que Dürer l'a dessiné de façon "ornementale".
Du temps de Dürer ce signe était appelé typus, du grec typo : image, figure, statue. On peut donc lire en ce sens : Melencolia typus I. S'agit-il des différents types de mélancolie, comme l'a pu comprendre Panofsky, qui appellerait alors une suite ou, plus probablement, y reconnaître la première des humeurs, attribuée à Saturne, la plus haute des planètes, toujours citée la première dans l'échelle ancienne des sept planètes ? Le carré magique du tableau est jovien (voir ci-dessous), et Jupiter est censé équilibrer la dangereuse bipolarité de Saturne.
La date 1514 qui apparaît au dessus du monogramme de Dürer, en bas à droite, figure aussi dans le carré magique. Elle n'est probablement pas anodine et fournit peut-être l'une des clefs de l'œuvre. Louis Barmont a en effet avancé que Dürer aurait été membre d'une de ces nombreuses confréries d'hermétisme chrétien, ramifiées en un nombre indéterminé de sociétés secrètes, reliées aux Fidèles d'Amour dont Dante aurait fait partie, à la suite de la destruction de l'Ordre du Temple ; destruction qui se produisit, précisément en 1314, c'est-à-dire exactement 200 ans avant la date de réalisation de la gravure. De plus sa mère est morte cette même année, ce qui expliquerait une partie de sa mélancolie. Si cette clef s'avérait exacte, ce qui est encore débattu aujourd'hui, la signification apocalyptique de la Melencolia s'en trouverait renforcée. Une telle signification semble en tout cas fortement prégnante dans l'œuvre qui nous représente un monde divin et angélique dans une posture d'attente, jusqu'à ce que la clochette au-dessus du carré magique ne retentisse... ou que le sablier ne soit totalement épuisé, ce qui ne se produira qu'à la fin des temps, c'est-à-dire au moment limite et intemporel représenté par la quadrature du cercle.
Sur le mur derrière l'ange, figure un carré magique, dont la valeur est 34. Les carrés magiques sont, notamment dans les ésotérismes juif et islamique, associés à des connaissances secrètes qui furent transmises, pendant et avant l'époque de Dürer par des confréries d'ésotérisme chrétien qui maintenaient des relations suivies avec les initiés à l'ésotérisme islamique.
En ordonnant les nombres de 1 à 16 (ou à 9, 25 ou tout autre nombre carré supérieur à 4), une grille carrée peut être remplie de façon telle que la somme sur chaque ligne horizontale, verticale ou diagonale ait la même valeur. Les carrés magiques utilisés dans l'hermétisme sont d'ordre n, c'est-à-dire qu'ils ont n lignes et n colonnes, correspondant aux entiers allant de 1 à n2. Les différentes tailles n sont mises en correspondance avec les « cieux » dans les représentations traditionnelles. Le carré d'ordre 4, tel celui que l'on trouve dans la Melencholia, est associé au ciel de Jupiter. La somme de tous ses nombres vaut donc 136, et sa valeur est 34. Le carré d'ordre 3 correspond au ciel de Saturne. Le carré d'ordre 6 est traditionnellement associé au ciel du Soleil. La somme de tous ses nombres vaut donc 1 + 2 + ... + 36 = 666, et sa valeur est 111.
Le carré figurant dans la Melencholia est un type particulier de carré magique : la somme dans chacun de ses quatre quadrants, ainsi que dans le carré du milieu, vaut également 34, la valeur du carré. C'est un carré magique gnomon.
Vers la fin du XVe siècle Luca Pacioli a été le premier à publier des exemples mais il est possible que Dürer ait eu connaissance du manuscrit De Philosophia Occulta que Cornelius Agrippa avait déjà rédigé vers 1510. L'arrangement particulier qu'il a choisi, comporte, au milieu de la dernière ligne, les nombres 15 et 14 qui correspondent à la date de la gravure, 1514. De plus, étant lié avec Jupiter, par son caractère « jovial » ce carré devrait être une influence bénéfique contre la mélancolie.
Le polyèdre s'apparente aux solides d'Archimède mais c'est une construction originale qu'on a fini par appeler, faute de mieux, « polyèdre de Dürer » ou « solide de Dürer ». Il s'agit d'un polyèdre à 8 faces. Il peut être obtenu à partir d'un cube, d'abord étiré pour produire 6 faces rhombiques ayant des angles de 72°, puis tronqué à son sommet et sa base pour donner les faces triangulaires dont les sommets sont sur la sphère inscrite sur les six sommets restants du cube. Le polyèdre figure non loin d'une sphère dans la gravure. Or le polyèdre de Dürer est sphérique, c'est-à-dire que ses sommets sont tous situés à égale distance par rapport à un centre. La présence simultanée de ce polyèdre sphérique et de la sphère a conduit Louis Barmont, à envisager une corrélation possible avec le problème de la quadrature du cercle, selon une perspective apocalyptique en relation avec l'instant limite de la fin des temps.
La projection dans un plan perpendiculaire aux faces triangulaires inscrive la figure dans une grille carrée de dimension 4x4 dont les sommets sont tronqués. Ainsi une correspondance s'établit entre le solide géométrique et le carré arithmétique.
Les outils sur le sol, près du grand ange, se rapportent les uns au travail de la pierre, peut-être sont ils destinés à évoquer la réduction en pierre cubique du grand polyèdre, les autres au travail du bois. Dans le contexte de l'époque de Dürer, ces outils ne peuvent manquer de rappeler les initiations correspondantes: celle des maçons et des tailleurs de pierre d'une part, celle des charpentiers d'autre part.
L'animal couché au pied du grand ange est un lévrier, veltro en italien. Louis Barmont rappelle que cet animal figure dans la Divine Comédie de Dante, et on l'associe à certains éléments apocalyptiques, dont la connaissance s'est très probablement transmise dans les multiples organisations reliées aux Fidèles d'Amour. Le Veltro est introduit par ces vers : Les mâles sont nombreux auxquels elle [la Louve] s'accouple. Et seront plus encore, jusqu'à ce que le Veltro. Vienne, qui la fera mourir à grand douleur. Il ne se repaîtra ni d'argent ni de terres, Mais de vertus de sagesse et d'amour, Et sa patrie sera de Feltre à Feltre. (Inferno, I, 34-37) et : Je vois, si clairement que je puis le prédire, Des astres qui, déjà libres de tout obstacle, Et de tout frein, sont prêts à nous donner un temps. Durant lequel un Cinq-cent-dix et cinq. Envoyé de Dieu, occira la Rapace. Et le géant qui fornique avec elle. (Purgatorio, XXXIII, 14-15).
De 1514 à la fin des temps
Peu d'éléments occupent la partie supérieure gauche de la gravure où la mélancolie domine le paysage calme d'un village au bord d'un lac. En revanche il faut tout un arsenal symbolique pour éventuellement repousser le règne de la mélancolie sur l'humanité qui ne sera sans doute acquis qu'à la fin des temps. C'est ce que pourrait dire l'étagement de la gravure qui va de la mélancolie au petit village entre les barreaux de l'échelle de Jacob, au petit ange, assis sur une roue de la fortune et à l'ange adulte qui mesure avec son compas.
2- La Melencolia, un autoportrait spirituel de Dürer
Erwin Panofsky a balayé l'interprétation apocalyptique où l'ange attend le jugement dernier pour mettre fin au règne de la mélancolie incarnée par la chauve-sourie. Pour Panofosky, la Mélancolie c'est l'ange ailé, c'est un portrait spirituel de l'artiste et donc de lui même
la Mélancolie ailée est assise, presque accroupie sur une dalle de pierre, près d’un édifice inachevé. Elle se trouve dans un lieu froid et solitaire, non loin de la mer, par une nuit qu’éclairent faiblement la lueur de la lune — ce qu’on peut déduire de l’ombre portée sur le mur par le sablier — et l’éclat inquiétant d’une comète encerclée d’un arc-en-ciel lunaire. Elle n’a pour compagnie qu’un angelot morose perché sur une meule hors d’usage, qui griffonne quelque chose sur une ardoise, et par un chien famélique et frissonnant. Elle est plongée dans un état d’inaction découragée. Indifférente à sa mise, les cheveux épars, elle appuie sa tête sur sa main, tandis que de l’autre main — l’avant-bras reposant sur un livre ferme — elle manie machinalement un compas. Ses yeux grands ouverts fixent sombrement le vide. L’état d’esprit de ce génie tourmenté s’exprime aussi par l’étonnant désordre des objets hétéroclites qui l’entourent. Accrochés au mur de l’édifice en construction sont une balance, un sablier et une cloche, au-dessous de laquelle est enchâssé un carré « magique » de chiffres ; une échelle appuyée contre la maçonnerie souligne l’inachèvement des travaux ; le sol est jonché d’instruments et d’outils, utilisés principalement en architecture et en charpenterie. Outre la meule déjà mentionnée, on voit : un rabot, une scie, une règle, une pince, quelques clous tordus, un gabarit à moulures, un marteau, un petit creuset (peut-être pour fondre du plomb) avec des pincettes pour tenir les charbons ardents, un encrier et un plumier et dépassant des plis de la jupe de la Mélancolie, un instrument qu’on peut identifier (en se fondant sur une xylographie de Hans Doring) comme l’embout d’un soufflet. Deux objets semblent être moins des instruments que des symboles ou des emblèmes du principe scientifique qui est a la base de l’architecture et de la charpenterie : une sphère en bois tourné et un polyèdre en pierre. Comme le sablier, la balance, le carré magique et le compas, ces emblèmes attestent que l’artisan terrestre, à l’image de l’« Architecte de l’univers », applique a son oeuvre les lois mathématiques, c’est-à-dire, dans le langage de Platon et du Livre de la Sagesse, les lois de la « mesure, du nombre et du poids ».
Dans ses acceptions modernes, la mélancolie désigne « une dépression morbide morale et physique... une humeur noire, une morne tristesse... une tendance à l’inertie et aux sombres rêveries », souvent suggérées par la désolation d’un lieu. Toutefois, à l’époque où Dürer compose sa gravure, ce mot n’a pas encore le sens d’un type de comportement passager et encore moins celui du caractère déprimant d’un environnement.
Pour comprendre le titre Melencolia I, inscrit sur les ailes d’une chauve-souris qui pousse un cri, il nous faut plutôt en revenir à la théorie des « quatre humeurs », dont nous avons déjà parie au sujet des interprétations données par Dürer du thème de la Chute de l’homme. Cette théorie, qui avait pris sa forme définitive des la fin de l’Antiquité classique, se fondait sur la croyance que le corps et l’esprit de l’homme étaient conditionnés par quatre humeurs essentielles, lesquels, à leur tour, se trouvaient associées aux quatre éléments, aux quatre vents (ou points cardinaux), aux quatre saisons, aux quatre phases de la journée et aux quatre âges de l’homme. La bile jaune (choler), correspondant au feu, était censée participer de sa chaleur et de sa sécheresse ; on l’associait donc a Euros, vent chaud et sec, à la période de midi, a la maturité virile. La lymphe, humide et froide comme l’eau, s’assimilait au vent Auster, a l’hiver, à la nuit et à la vieillesse. Le sang, humide et chaud, s’apparentait à l’air, a l’agréable Zéphir, au printemps, au matin et à la jeunesse. Enfin, l’humeur mélancolique (du grec mélas, anos, noir, et kholè, bile), liée a l’élément terre, était supposée sèche et froide, et on l’associait au rude Borée, à l’automne, au soir et à l’âge de la soixantaine. Dürer lui-même a illustré cette théorie cosmologique dans une des gravures sur bois exécutées pour Conrad Celtes, laquelle diffère de la tradition par le fait qu’il identifie l’humeur mélancolique (dite encore atrabilaire) à l’hiver et non à l’automne, alors qu’il associe l’humeur lymphatique à l’automne, au lieu de l’hiver — ce qu’on peut admettre, étant donne les différences de climat entre l’Allemagne et la Grèce ancienne.
Dans l’être humain idéal, ou parfaitement sain, ces quatre humeurs devaient s’équilibrer si parfaitement qu’aucune d’elles ne prédominait sur les autres. Mais un tel humain ne pouvait être qu’immortel et exempt de péché, et ces deux privilèges, nous le savons, nous avaient été irrémédiablement retirés en châtiment du péché originel. En réalité, donc, dans tout individu, l’une des quatre humeurs prévaut sur les autres et détermine sa personnalité. Compte tenu que chacune de ces humeurs s’affirme, d’une façon très générale, selon les saisons de l’année, les phases de la journée et les âges de l’homme — on continue à évoquer le « sang vif de la jeunesse » ou la «mélancolie de l’automne » — chacun, homme, femme ou enfant, est, de par sa constitution, soit sanguin, soit cholérique, soit mélancolique, soit lymphatique.
Ces quatre types diffèrent les uns des autres de tous les points de vue possibles. Chacun d’eux se distingue par une constitution physique particulière — élancée ou trapue, sensible ou rude, robuste ou délicate ; par sa couleur de cheveux, d’yeux et de peau (le mot.« complexion » dérive d’un mot latin qui signifie « mélange humoral », ou « tempérament » ; en anglais, il désigne également le « teint ») ; par sa vulnérabilité à certaines maladies spécifiques ; et, surtout, par ses caractéristiques morales et intellectuelles. Le lymphatique est enclin à d’autres vices — et, à l’inverse, susceptible d’autres vertus — que le cholérique ; il se comporte différemment avec ses semblables ; il est doué pour une catégorie différente de professions ; il a, enfin, une philosophie de la vie différente. Tant que la prédominance d’une quelconque de ces humeurs reste dans des limites raisonnables, l’esprit et le corps de l’individu sont seulement caractérisés d’une certaine façon.
Mais si cette humeur prend sur lui une emprise incontrôlable — soit par suite d’une augmentation quantitative, due à nombre de raisons, soit par une dégradation qualitative, entraînée par inflammation, refroidissement ou « corrosion » — il cesse d’être un lymphatique ou un mélancolique «normal» ; il tombe malade et peut en mourir.
Bien entendu, on ne considérait pas les quatre humeurs, ou tempéraments, comme également souhaitables. Le tempérament sanguin, associé à l’air, au printemps, au matin et à la jeunesse, passait — et, dans une certaine mesure, passe encore — pour le plus favorisé. Solidement bâti et le teint coloré, le sanguin semble surpasser tous les autres types par sa gaieté naturelle ; il est, plus que les autres, sociable, généreux et doué de toutes sortes de talents ; même ses défauts, un certain faible pour le bon vin, la bonne chère et pour l’amour, sont plutôt sympathiques et pardonnables. Le sang, après tout, est plus noble et plus sain que la lymphe ou que les deux sortes de bile. Quelques théoriciens, on s’en souvient, soutenaient que le tempérament sanguin était la condition originelle, parfaitement équilibrée, de l’homme ; et même après la destruction de cet équilibre idéal par la faute d’Adam, la prédominance du sang sur les autres humeurs paraissait toujours préférable. Autant la complexion sanguine avait bonne réputation, autant la complexion mélancolique semblait la pire, la plus haïssable et la plus redoutée. Si elle se trouvait en excès, ou enflammée, ou affectée de quelconque façon, elle provoquait la démence ; cette maladie, dont tous peuvent être atteints, les mélancoliques y étaient spécialement prédisposés. Même en l’absence d’un trouble pathologique déclaré, les gens d’un naturel mélancolique — généralement considérés comme pessime complexionati (du pire des tempéraments) — passaient pour malchanceux et déplaisants. Maigre et noiraud, le mélancolique est, disait-on, « maladroit, avare, rancunier, avide, méchant, lâche, infidèle à sa parole, irrévérencieux et endormi ». D’autres le jugeaient « désagréable, triste, oublieux, paresseux et apathique » ; il fuit ses semblables et méprise le sexe opposé ; le seul trait qui le rachète — encore est-il fréquemment passé sous silence dans les textes — est une certaine inclination à l’étude solitaire.
La Mélancolie une figure féminine chagrine
Comme, dans la littérature populaire médiévale, les caractéristiques principales de la mélancolie sont la morosité et la somnolence, ce sont les allégories de la Paresse, ou Acedia, qui servirent de modèle pour ce tempérament ; Dürer, on s’en y avait lui-même recouru dans le Songe du docteur. Cette représentation se fonde sur l’idée que le sommeil est un péché: elle montre un paysan endormi près de sa charrue, un bourgeois endormi près d’un crucifix alors qu’il devrait prier , une femme endormie près de sa quenouille . Cette dernière image est même si populaire que Sebastian Brant l’adopte pour personnifier sa Fulheit (Paresse), en y ajoutant un détail sadique : la fileuse négligente se brûle la jambe pendant son sommeil. En conséquence, les interprétations scéniques de la Mélancolie se composent d’une femme endormie avec sa quenouille, auprès d’un homme endormi à une table ou même au lit ; parfois, l’homme s’est endormi sur un livre, et, dans d’autres exemples, au couple fainéant est adjoint un ermite, humble personnification de l’étude et de la solitude. Si blasphématoire que cela puisse paraître, il faut compter ces images simplistes au nombre des sources de la célèbre gravure de Dürer. Pour rudimentaires qu’elles soient, elles ont fourni l’idée de base de la composition et l’idée générale d’inertie chagrine. Il s’agit toujours d’une femme placée en évidence au premier plan, avec, en position diagonale, un représentant du sexe opposé, de moindre importance, et, dans tous les cas, la caractéristique majeure de la figure principale est son inaction.
Mais les similitudes, cela va sans dire, sont peu de chose en regard des différences. Dans les miniatures et les gravures sur bois du XVè siècle, la figure secondaire est aussi endormie et paresseuse que la principale, alors que Dürer établit un contraste délibéré entre l’attitude prostrée de la Mélancolie et l’application concentrée de l’angelot qui griffonne. Et, ce qui est plus important, c’est pour des raisons totalement opposées que la Mélancolie est oisive et que les femmes des images populaires ont abandonné leur quenouille. Ces humbles créatures se sont endormies par pure paresse, alors que la Mélancolie, au contraire, se trouve dans un état, pour ainsi dire, de super-éveil, et son regard fixe est celui de la quête intellectuelle, intense bien que stérile. Elle a suspendu son travail non par indolence, mais parce que ce travail est devenu, à ses yeux, privé de sens. Ce n’est pas le sommeil qui paralyse son énergie, c’est la pensée.
Dürer transfère ainsi le concept de mélancolie sur un tout autre plan que celui de ses prédécesseurs. Nous sommes en présence non d’une ménagère négligente, mais d’un être supérieur — supérieur, non seulement parce qu’il est ailé, mais surtout en vertu de son intelligence et de son imagination — entouré des instruments et des symboles de l’effort créateur et de la recherche scientifique. Et, ici, nous percevons un second et plus subtil courant de tradition, qui s’intègre au contenu de la composition de Dürer . A partir du milieu du XIIè siècle — le portail Royal de Chartres en constituant le premier exemple connu — on voit se multiplier les personnifications des Arts. Limité à l’origine aux Sept Arts libéraux aristocratiques énumérés par Martianus Capella, leur cercle s’élargit bientôt à un nombre moins défini d’« Arts mécaniques », de manière à illustrer la définition que les aristotéliciens donnent de l’art : «tout effort productif fondé sur un principe rationnel ». Ces images obéissent à une formule constante : une figure féminine incarnant l’un des arts — ou, à l’occasion, l’art en général — parfois accompagnée d’assistants ou de personnifications subordonnées, est entourée des attributs de son activité et tient elle-même à la main le plus représentatif. Une miniature du XIVè siècle — l’un des rares exemples de l’« Art en général » — montre une femme littéralement cernée par des outils et instruments scientifiques et techniques de toutes sortes. Et, lorsque ces objets en viendront à être dispersés dans un espace à trois dimensions au lieu d’être superposés sur une surface plane, l’effet général commencera à se rapprocher de celui de Melencolia I. De cette dernière œuvre, il existe d’ailleurs un antécédent iconographique assez précis. Dans les éditions de 1504 et 1508 de la Margarita Philosophica de Gregor Reisch — l’un des traités encyclopédiques les plus lus de l’époque — on trouve une gravure sur bois intitulée « Typus Geometriae » qui rassemble déjà presque tous les objets figurant dans Melencolia I de Dürer . Dans la personnification de la Géométrie se réalise la synthèse des symboles des Arts libéraux et de ceux des Arts mécaniques, ou techniques, car elle tend à montrer que presque tous les métiers de création et de nombreuses branches de la « philosophie naturelle » (ou sciences de la nature) reposent sur des opérations géométriques. La Géométrie, sous les traits d’une dame richement vêtue, est occupée à mesurer une sphère avec un compas. Elle est assise à une table sur laquelle sont des instruments de traçage, un encrier et des modèles de corps stéréométriques. En petite échelle, un contremaître vérifie les travaux d’un édifice inachevé, et l’on voit une pierre de taille encore dans la pince d’une grue. Deux autres aides travaillent sur une aire de dessin et font un relevé topographique. Sur le sol gisent un marteau, une règle, deux gabarits à moulures ; dans le ciel, des nuages, la lune et les étoiles (annonçant le phénomène céleste de la gravure de Dürer) sont observés au moyen d’un quadrant et d’un astrolabe. Non seulement la météorologie et l’astronomie — allusion supplémentaire à celle-ci : la plume de paon qui orne le chapeau de la Géométrie, le plumage ocellé du paon étant un antique symbole du firmament étoile — mais aussi tous les arts techniques sont ainsi interprétés comme des applications de la géométrie : conception que Dürer fait sienne. Son Underweysung der Messung («Instructions pour mesurer »), il le dédie « non seulement aux peintres, mais aussi aux orfèvres, sculpteurs, maçons, charpentiers et à tous ceux qui font usage de la géométrie » ; et, dans un projet, probablement rédigé vers 1513-1515, il mentionne ensemble « le rabot et le tour » — dont le fonctionnement se fonde sur un principe géométrique — de même que le rabot et la sphère en bois tourné sont juxtaposés dans Melencolia I. En fait, tout le matériel réuni dans la gravure pourrait se placer sous la rubrique « Typus Geometriae » : le livre, l’encrier et le compas se référant à la géométrie pure ; le carré magique, le sablier, la cloche et la balance, à la mesure de l’espace et du temps (« Geo ponderat», la géométrie pèse, pour citer un vieux verset mnémonique) ; les divers outils et instruments techniques, à la géométrie appliquée ; et le polyèdre en pierre, à la géométrie descriptive, en particulier à la stéréographie et à la perspective. Ainsi, la gravure de Dürer réalise la synthèse de deux formules jusqu’alors distinctes : celle des « Melancholici» des calendriers, almanachs et Complexbuchlein populaires, et celle du « Typus Geometriae » ornant les traités de philosophie et les encyclopédies. Il s’ensuit, d’une part, une intellectualisation de la mélancolie, et, d’autre pan, une humanisation de la géométrie. Le mélancolique traditionnel avait été un malheureux, avare et apathique, honni pour son humeur misanthrope et pour son incompétence généralisée. La Géométrie traditionnelle, personnification d’une science noble, avait été une figure abstraite, inaccessible à l’émotion et à la souffrance. Dürer, lui, imagine un être réunissant la puissance intellectuelle et les dons techniques d’un « Art », et pourtant en proie au désespoir sous l’effet de l’« humeur noire». Il représente une Géométrie devenue mélancolique, ou, en d’autres termes, une Mélancolie dotée de tout ce qu’implique le mot géométrie — en bref, une Melancholia artificialis, une mélancolie de l’artiste. Ainsi, presque tous les motifs utilisés dans la gravure de Dürer peuvent se justifier par des traditions textuelles ou iconographiques bien établies, relatives à la « mélancolie », d’une part, et à la « géométrie », de l’autre. Mais l’artiste, bien que pleinement conscient de leur valeur emblématique, les a en outre chargés d’une signification expressive, ou psychologique. Nous avons déjà observé que l’arrangement, ou plutôt le dérangement des instruments et symboles des professions « géométriques » créait une impression de malaise et de stagnation mentale. La comète et l’arc-en-ciel, qui jettent sur le décor des phosphorescences inquiétantes, ne servent pas seulement à désigner l’astronomie, il s’en dégage une émanation maléfique. La chauve-souris et le chien étaient, par tradition, associés à la mélancolie : la première (vespertilio, en latin), parce qu’elle son le soir et vit dans des lieux sombres, solitaires et pourrissants ; le second, parce que, plus que les autres animaux, il est sujet à des accès de dépression, voire de folie, et que plus il est intelligent, plus son expression est désolée («Les chiens les plus sagaces sont ceux qui promènent avec eux la face la plus mélancolique », dit un auteur du début du XVIè siècle, en songeant probablement à quelque épagneul). Mais, dans la gravure de Dürer, la chauve-souris et le chien, plus que des emblèmes, sont des créatures vivantes, dont l’une pousse un cri de mauvais augure, et l’autre se couche en rond misérablement. Ce qui est vrai des objets et figures accessoires ne l’est pas moins de la personnification principale. Le livre et le compas font partie des attributs de la Géométrie, mais, signe de son accablement profond, elle ne se sert ni de l’un ni de l’autre. Elle appuie sa tête sur sa main, conformément à une tradition qui remonte à l’art de l’Egypte ancienne. Cette attitude, manifestation de rêverie morose, de lassitude, de chagrin, celle de centaines et de milliers de figures, était devenue inévitable dans les représentations de la mélancolie et de la paresse (fig. 193, 194, 197, 198, 203). Même le fait que Melencolia appuie sa tête sur son poing fermé n’est pas aussi inhabituel qu’on pourrait le croire. Le pugillum clausum est un symbole typique de l’avarice, et Dante dit que les avares ressusciteront « col pugno chiuso » (le poing fermé) ; on assurait même que, si ce vice mélancolique était poussé jusqu’à la démence, les malades ne desserraient plus jamais leur poing, parce qu’ils s’imaginaient tenir un trésor, voire le monde entier, dans leur main. Mais ce motif a, chez Dürer, une tout autre signification. Dans les miniatures médiévales, le Mélancolique exhibe son poing fermé (fig. 193) à titre d’attribut, comme saint Bartholomé montre son couteau, ou Marie-Madeleine, son vase d’onguent. En faisant reposer sur son poing la tête — centre de la pensée et de l’imagi nation — de Melencolia, Dürer transforme une caractéristique de tempérament, voire un symptôme médical en un geste expressif. Sa Melencolia n’est ni une avare ni une folle, mais un être pensant plongé dans l’incertitude. Elle ne s’accroche pas à un objet inexistant, mais à un problème insoluble. L’un des traits traditionnels du Mélancolique est son teint olivâtre, « terreux », qui peut s’assombrir parfois jusqu’à la noirceur. Cette faciès nigra hante encore Milton, lorsqu’il décrit sa « très divine Mélancolie », Whose saintly visage is too bright To hit the sense of human sight, And therefore to our weaker view O’erlaid with black, staid wisdom’s hue. (« ... dont la face sacrée est trop éclatante pour que l’œil humain puisse en soutenir la vue ; c’est donc toute noircie qu’à nos faibles sens apparaît la sagesse. ») Presque aussi subtil que Milton, Dürer remplace la coloration physique du teint par un effet de lumière. Le visage de Melencolia, comme celui du Pensieroso de Michel-Ange, est envahi d’ombre ; il est assombri plutôt que sombre, et rendu d’autant plus saisissant par le contraste du blanc des yeux. La couronne qu’elle porte est avant tout un palliatif contre les dangers de l’humor melancholicus. Pour lutter contre les effets nocifs de la «sécheresse », il était recommandé de s’appliquer sur la tête les « feuilles de plantes d’une nature aquatique », et c’est précisément de ces plantes qu’est composée la couronne de Melencolia : on y reconnaît la renoncule d’eau — qui se rencontre également dans la section « Aqua » de la xylographie cosmologique exécutée par Dürer pour Celtes (fig. 192) — et le cresson de fontaine. Mais la notion même de couronne — d’habitude, symbole de joie ou de supériorité, comme dans de nombreux portraits d’humanistes ou comme dans les représentations, par Dürer , de l’empereur Sigismond (fig. 202), d’une Vierge sage, d’Hercule (fig. 98) et du poète Térence (fig. 34) — se trouve ici démentie par l’atmosphère générale de tristesse. On voit donc de nouveau un emblème servir de support à une expression psychologique. Peut-être ne sommes-nous pas en droit de présumer que presque tous les détails de Melencolia I ont une signification particulière. Mais le choix de deux plantes insignifiantes, qui n’ont de commun que leur « nature aquatique » — Copernic croyait encore que les graines de cresson provoquaient une « humidité malsaine», parce que la plante croît dans les lieux humides — ne peut être l’effet du hasard. En outre, le propre témoignage de Dürer nous apprend que, dans le contexte de cette gravure, les accessoires les plus conventionnels et les plus ordinaires du costume d’une Hausfrau (maîtresse de maison) sont chargés d’un sens emblématique. Attachés à sa ceinture, Melencolia porte une bourse et un trousseau de clefs ; comparés à l’aspect net et ordonné de ces objets dans une gravure comme la Vierge au mur, eux aussi traduisent le désarroi de leur propriétaire, car les clefs pendent dans tous les sens, et la bourse traîne par terre, avec ses cordons de cuir emmêlés et en partie dénoués. Mais plus encore que de révéler une négligence découragée, qui est encore la marque du Mélancolique à cette époque, ces objets symbolisent deux concepts précis. Sur l’un des croquis préparatoires de Melencolia I se trouve la note suivante : « Schlüssel betewt gewalt, pewtell betewt reichtum. » (La clef représente le pouvoir, la bourse représente la richesse). La bourse est restée un symbole courant de richesse, surtout de ses aspects les moins plaisants que sont la parcimonie et l’avarice ; quant au «pouvoir des clefs », il est détenu par le pape, et la femme mariée allemande se voyait confier la Schlusselgewalt, dont nous avons déjà parlé à propos de la Glorification de la Vierge. La bourse est donc un attribut fréquent du Mélancolique avaricieux (fig. 194 et 203), mais les clefs, elles aussi, ont un rapport avec la mélancolie. Comme nous allons le voir, on associait l’humeur mélancolique à la planète Saturne, qui, au titre de plus vieille et de plus haute des divinités planétaires, était censée détenir, aussi bien que conférer, le « pouvoir ». D’ailleurs, on la représentait parfois avec une clef ou un trousseau de clefs. Toutefois, comme la Melencolia de Dürer n’est pas une Mélancolie ordinaire, mais, selon notre expression, une Melancholia artificialis, une Mélancolie de l’artiste, on peut se demander s’il n’existe pas un rapport particulier entre les attributs du pouvoir et de la richesse et l’activité artistique professionnelle. Cela semble bien être le cas. Dans ses écrits théoriques, Dürer affirme que la richesse doit, ou devrait être, la récompense méritée de l’artiste (son premier projet, composé vers 1512, se termine sur cette phrase : « Si tu es pauvre, tu peux atteindre une grande prospérité par le moyen d’un tel art »). Il utilise aussi le mot allemand Gewalt, pouvoir, dans le sens spécifique d’une maîtrise consommée, but ultime de l’artiste, qui ne s’obtient que par un travail passionné et par la grâce de Dieu : « Et les véritables artistes reconnaissent au premier coup d’œil si une œuvre est puissante [gewaltsam] ou non, et un grand amour naîtra dans le cœur de ceux qui comprennent » ; ou encore : «Dieu donne un grand pouvoir (viel Gewalt) aux hommes de talent. » Cette maîtrise consommée résulte, selon Dürer — et selon tous les autres penseurs de la Renaissance — de la parfaite coordination de deux grands acquis : le savoir théorique, et, en particulier, une connaissance approfondie de la géométrie (Kunst, au sens original de « savoir »), d’une part, et l’habileté dans la pratique (Brauch), d’autre part. « Les deux doivent aller de pair, dit Dürer , car l’un ne vaut rien sans l’autre. » Cela explique non seulement l’état de désordre et de négligence des clefs et de la bourse de Melencolia — ce qui indique moins une présence de richesse et de pouvoir que leur absence temporaire — mais aussi le contraste significatif que forme sa torpeur oisive avec l’activité fébrile de l’angelot. Mûrie et savante, Melencolia personnifie la Connaissance théorique, qui pense, mais ne peut agir. Le petit enfant ignorant, penché sur son ardoise, absorbé dans des griffonnages dénués de sens et qui donne presque l’impression d’être aveugle, personnifie l’Habileté pratique, qui agit, mais ne pense pas. (Notons en passant que le mot Kunst, choisi par Dürer pour désigner le savoir théorique est du genre féminin, alors que le mot Brauch, la pratique, est masculin.) Ici, (théorie et pratique ne vont pas « de pair », comme le demande Dürer ; elles sont totalement désunies, et il n’en résulte qu’impuissance et pessimisme.
Trois questions restent à élucider. D’abord, de quel droit Dürer substitue-t-il un -drame spirituel à la représentation coutumière d’un tempérament inférieur, d’humeur : obtuse et paresseuse ? Deuxièmement, sur quoi s’appuie-t-il pour associer, et même identifier, l’idée de mélancolie à celle de géométrie ? Enfin, troisièmement, quelle est la signification du « I », qui suit le mot « Melencolia » sur le cartouche que déploient les ailes de la chauve-souris ?
La réponse à la première question réside dans le fait que Marsile Ficin, la personnalité dominante de l’académie néo-platonicienne de Florence, avait révisé, ou plutôt inversé, tout le concept de la « mélancolie ». Développée dans ses « Lettres », puis formulée de façon concluante dans son traité De Vita triplici, la doctrine de Ficin avait connu un grand succès en Allemagne comme en Italie. Koberger avait édité les « Lettres », et les deux premiers livres des trois Libri de Vita avaient même été traduits en allemand. De tout cela, Dürer est certainement informé, car il cite les «idées platoniciennes » dès 1512. Étant lui-même de constitution délicate et de disposition mélancolique, Marsile Ficin essayait de soulager les malaises réels ou imaginaires attribués à son « humeur » par des procédés que sanctionnait la tradition — quelque exercice physique, une vie réglée, un régime alimentaire prudent — et aussi par la musique. (A ce propos, Dürer , lui aussi, préconise les « joyeux accents du luth », dans le cas où « un jeune peintre se trouverait surmené, ce qui peut entraîner une augmentation excessive de son humeur mélancolique ».) Mais Ficin avait découvert une consolation plus efficace dans un discours d’Aristote, qui, bien que cité à l’occasion par les philosophes scolastiques, n’avait jusqu’alors en rien modifié l’antipathie et la crainte qu’inspirait généralement la mélancolie. Selon cette brillante analyse de ce qu’on peut appeler la psycho-physiologie de la grandeur humaine (Problemata, XXX, 1), le « mélancolique de nature » — à bien distinguer du véritable fou — se caractérise par une sensibilité particulière, qui tantôt exacerbe et tantôt paralyse ses pensées et ses émotions, et peut, si elle n’est maîtrisée, déboucher soit sur le délire, soit sur la totale faiblesse d’esprit; il marche, en quelque sorte, sur une crête étroite, entre deux abîmes. Mais, pour cette raison même, il marche à un niveau bien supérieur à celui des autres mortels. S’il réussit à se maintenir dans une juste mesure, « le comportement de son anomalie devient admirable d’équilibre et de beauté » (comme le dit élégamment Aristote) ; il reste sujet à la dépression ou à la surexcitation, mais il surpasse tous les autres hommes : «Tous les êtres véritablement hors du commun, que ce soit dans le domaine de la philosophie, de la conduite de l’État, de la poésie ou des arts, sont des mélancoliques — certains même au point qu’ils souffrent de troubles provoqués par la bile noire. » Les néo-platoniciens de Florence eurent tôt fait de discerner dans cette doctrine aristotélicienne le fondement scientifique de la théorie platonicienne de la « fureur divine ». L’effet de l’humeur mélancolique, comparé par Aristote à celui d’un vin capiteux, semblait expliquer, ou du moins accompagner, ces extases mystérieuses qui « pétrifient le corps et le laissent presque sans vie, alors qu’elles transportent l’âme ». L’expression furor melancholicus en vint à devenir synonyme de furor divinus. Ce qui avait été une calamité ou, sous sa forme atténuée, une tare, se transforma en un privilège, dangereux certes, mais d’autant plus révéré : le privilège du génie. Cette idée était totalement étrangère au Moyen Age, où les hommes pouvaient devenir des saints, mais non des philosophes ou des poètes « divins ». Une fois qu’elle eut repris du lustre sous les auspices conjoints d’Aristote et de Platon, la mélancolie, jusque-là tenue dans le mépris, s’auréola de sublime. Actions d’éclat ou chefs-d’œuvre impliquaient immanquablement l’intervention de la mélancolie : on a même dit de Raphaël qu’il était «malinconico come tutti gli huomini di questa eccelenza ». Bientôt, le principe aristotélicien selon lequel tous les grands hommes étaient des mélancoliques s’exagéra en l’affirmation que tous les mélancoliques étaient des grands hommes : «Malencolia significa ingenio » (la mélancolie dénote le génie), selon l’expression d’un traité, qui s’efforce de démontrer l’excellence de la peinture par le fait que les meilleurs des peintres sont tout aussi mélancoliques que les poètes et les philosophes. Comment s’étonner, dès lors, que les gens désireux de faire figure dans le monde se soient appliqués à « apprendre à être mélancoliques » — comme le dit un personnage de Ben Jonson — avec autant d’ardeur qu’ils en mettent de nos jours à apprendre à jouer au tennis ou au bridge. Le comble du raffinement est atteint par le Jacques de Shakespeare, qui, par snobisme, arbore le masque d’un mélancolique pour dissimuler qu’il est lui-même, en réalité, un authentique mélancolique. La célébration humaniste de la mélancolie s’accompagna, presque nécessairement, d’un autre phénomène : l’ennoblissement humaniste de la planète Saturne. En tant que corps physiques, les sept planètes passaient pour être déterminées par les mêmes quatre combinaisons de caractéristiques que les éléments terrestres ; mais, en tant qu’entités sidérales, elles conservaient les traits spécifiques et les pouvoirs des divinités classiques dont elles portaient le nom. Elles pouvaient donc être mises en corrélation avec les quatre tempéraments, et l’on trouve déjà, dans des documents arabes du IXè siècle, un système complet de correspondances. Le tempérament sanguin était associé à l’aimable Vénus (considérée moite et tiède comme l’air) ou, plus souvent encore, au non moins équanime et bienveillant Jupiter ; le tempérament cholérique, à l’ardent dieu Mars ; le tempérament lymphatique, à la Lune, que Shakespeare appelle encore « thé watery star » (l’étoile des eaux) ; et le tempérament mélancolique — comme on l’a déjà mentionné — à Saturne, l’antique dieu de la terre. L’adjectif « saturnien » est parfois synonyme de mélancolique, et, dans la gravure sur bois allemande citée plus haut comme exemple des illustrations « descriptives » des Quatre Tempéraments (fig. 194), l’appréciation peu flâneuse du Mélancolique se termine par ces mots : « Satumus und herbst habent die schulde » (la faute en est à Saturne et à l’automne). Une fois établie, cette « consonance » entre la mélancolie et Saturne ne fut plus jamais mise en question. Tout être humain ou animal, tout végétal ou minéral estimé de nature mélancolique — par exemple, le chien et la chauve-souris — se trouvait ipso facto sous la dépendance de Saturne. L’attitude de la tristesse, la tête appuyée sur la main, est mélancolique aussi bien que saturnienne, et, de même qu’on jugeait la bile noire la plus vile des quatre humeurs, de même, parmi les influences astrales, celle de Saturnus impius était tenue pour la plus néfaste. Saturne, maître de la plus haute des planètes, doyen des dieux de l’Olympe et ancien souverain de l’âge d’or, pouvait distribuer pouvoir et richesses. Mais Saturne, planète sèche et glacée, dieu-père cruel et détrôné, castré et incarcéré dans les entrailles de la terre, se trouvait aussi associé à la vieillesse, aux infirmités, au chagrin, à toutes sortes de malheurs, et enfin à la mort. Même dans des circonstances favorables, les natifs de Saturne ne pouvaient être riches et puissants qu’aux dépens de la générosité et de la bonté d’âme, et ils ne pouvaient être sages qu’aux dépens de leur bonheur. Normalement, leur lot était de besogner durement comme paysans ou comme ouvriers travaillant la pierre ou le bois — Saturne ayant été un dieu de la terre — de nettoyer les latrines, de creuser les tombes, d’être infirmes, mendiants ou criminels (fig. 203). Les néo-platoniciens de Florence, toutefois, découvrirent que Plotin et ses disciples avaient eu, de Saturne, une aussi bonne opinion qu’Aristote, de la mélancolie. Comme ce qui est plus haut est plus « élevé » que ce qui est plus bas, et comme celui qui engendre est plus près de la source de toutes choses que celui qui est engendré, Saturne fut décrété supérieur à Jupiter, sans parler du reste des planètes. Il symbolisa l’« Esprit » du monde, alors que Jupiter n’en était que l’« Ame » ; il était l’« inventeur » de ce que Jupiter n’avait qu’appris à gouverner ; en bref, il représentait la pensée, la plus haute contemplation, en ce qu’elle s’oppose à la simple action pratique. Ainsi interprétée, la domination de Saturne fut reconnue bien volontiers par ceux « dont l’esprit est enclin à la contemplation et à la recherche des choses les plus élevées et les plus secrètes » ; ils le saluèrent comme leur protecteur céleste, de même qu’ils se réconcilièrent avec leur humeur mélancolique terrestre. Les membres les plus illustres de l’académie de Florence — parmi lesquels Marsile Ficin, Pic de la Mirandole et Laurent le Magnifique — se traitaient entre eux, à demi par jeu, de « saturniens », et, à leur immense satisfaction, ils découvrirent que Platon, lui aussi, était né sous le signe de Saturne. Cette réhabilitation philosophique n’arrivait tout de même pas à ébranler la croyance populaire, qui tenait toujours Saturne pour la plus néfaste des planètes ; et Ficin lui-même, dont l’horoscope montrait « Sacumum in Aquario ascendentem », vivait dans une anxiété perpétuelle. Il prenait toutes les précautions possibles et recommandait à ses érudits collègues d’en faire autant. Il utilisait lui-même et conseillait des talismans astrologiques capables de contrecarrer l’influence de Saturne en invoquant le pouvoir de Jupiter, et cela, soit dit en passant, explique le carré magique qui figure dans Melencolia I de Dürer . On y reconnaît la mensula jovis à seize cases, laquelle, gravée sur une plaque d’étain, doit « changer le mal en bien » et « chasser les soucis et les craintes ». Malgré tout, Ficin se soumit courageusement à sa destinée saturnienne : « Non seulement ceux qui cherchent refuge auprès de Jupiter, mais aussi ceux qui, d’un cœur ardent et sincère, se consacrent à cette contemplation divine dont Saturne est le signe, échapperont aux influences pernicieuses de ce dernier et ne profiteront que de ses bienfaits... Pour les esprits qui demeurent dans les sphères du sublime, Saturne lui-même est un père bienveillant [juvans pater, c’est-à-dire, Jupiter], » C’est cette conception nouvelle et suprêmement humaniste de la mélancolie et du génie «saturnien » qu’exprime la gravure de Dürer. Mais, pour en venir à la deuxième de nos questions, quelle relation spécifique existe entre la mélancolie et Saturne, d’une part, et, de l’autre, la géométrie et les arts géométriques ? Nous avons déjà signalé qu’à Saturne, dieu de la terre, on associait le travail de la pierre et du bois ; l’une des plus anciennes représentations de ce qu’on peut appeler les professions saturniennes, les fresques du « Salone » de Padoue, montrent déjà le maçon et le charpentier, encore considérés comme d’humbles ouvriers manuels. Mais, au titre de dieu de l’agriculture, il revient aussi à Saturne de superviser « les mesures et les quantités des choses », et, en particulier, la répartition des terres. C’est là précisément le sens premier du mot (dérivé du grec) « géométrie », mesure de la terre, et c’est pourquoi, dans plusieurs manuscrits du XVè siècle, les attributs rustiques de Saturne se complètent d’un compas (fig. 204). Jacob de Gheyn, dans une de ses plus remarquables gravures, devait donner une dimension monumentale à ce concept de Saturne-Géomètre (fig. 205). Un ou deux de ces manuscrits du XVè siècle ajoutent l’explication suivante : « La planète Saturne nous envoie les esprits qui nous enseignent la géométrie. » Et, dans un calendrier publié à Nuremberg juste un an après Melencolia I, on peut lire : « Saturnus...bezaichet aus den Künsten die Geometrei. » (Parmi les arts, Saturne indique la Géométrie.) Outre cette relation astrologique entre la géométrie et Saturne, il existait, entre la géométrie et la mélancolie, une relation psychologique beaucoup plus subtile, qu’avait brillamment exposée le grand philosophe scolastique du XIIIè siècle, Henri de Gand (dit Goethals). Reconnaissant en lui un « esprit frère », Pic de la Mirandole, dans son Apologia de Descensu Christi ad Inféras, avait abondamment cité et approuvé l’analyse de la mélancolie due au célèbre théologien. Pour résumer son argumentation, disons qu’il existe deux sortes de penseurs. D’une part, il y a les esprits philosophiques, qui n’ont aucune difficulté à appréhender des notions purement métaphysiques, telle l’idée d’un ange ou l’idée du néant extérieur à l’univers. D’autre part, il y a ceux chez qui « la faculté imaginative prédomine sur la faculté cognitive » ; ils « n’acceptent une démonstration que dans la mesure où leur imagination peut la suivre... Leur intellect est incapable de transcender les limites de leur imagination... et ne peut concevoir que la grandeur dans l’espace [magnitudo] et ce qui a une place et une position par rapport à cette grandeur... Quoi qu’ils pensent, ils le pensent comme une quantité ou comme se situant dans une quantité, ainsi qu’il en est du point. Ces hommes sont donc mélancoliques, et deviennent d’excellents mathématiciens, mais de très mauvais métaphysiciens, car la portée de leur pensée ne va pas au-delà de ce qui est position et grandeur spatiale, lesquelles sont les fondements des mathématiques. » Les mélancoliques sont donc doués pour la géométrie — la définition donnée par Henri de Gand limitant le champ des mathématiques à une science de situs et magnitudo — parce qu’ils pensent en termes d’images mentales concrètes et non de concepts philosophiques abstraits ; à l’inverse, les esprits doués pour la géométrie sont nécessairement mélancoliques, car la conscience qu’ils ont de l’existence d’une sphère qui leur est inaccessible les fait souffrir d’un sentiment d’enfermement spirituel et d’insuffisance. C’est précisément ce que semble éprouver la Melencolia de Dürer . Ailée, mais tapie sur le sol ; couronnée, mais environnée d’ombre ; munie des instruments de l’art et de la science, mais plongée dans une rêverie désœuvrée, elle donne l’impression d’un être créateur réduit au désespoir par la conscience des barrières insurmontables qui le séparent de régions plus hautes de la pensée. Serait-ce pour souligner qu’il s’agit là du premier ou du plus bas degré des aspirations et réalisations humaines que Dürer a ajouté le chiffre « I » à l’inscription ? Il est improbable que ce chiffre se rapporte au « premier » des quatre tempéraments, car on imagine mal que l’artiste ait projeté trois autres gravures du même genre, et il est non moins difficile de trouver une suite des Quatre Humeurs qui commencerait par la Mélancolie. Le chiffre « I » se réfère donc peut-être à une échelle idéale de valeurs plutôt qu’à une séquence d’estampes — conjecture que corrobore, sans la démontrer, la source littéraire la plus importante de la composition de Dürer : le De occulta philosophia de Cornélius Agrippa de Nettesheim. Tel qu’il a été publié en 1531, ce livre célèbre semble sorti du cabinet du Docteur Faust : de plan confus, il est rempli de formules cabalistiques, de tables astrologiques et géomantiques et d’artifices de magie. Toutefois, sa version originale de 1509-1510 — dédiée à un ami de Pirckheimer, l’abbé Trithemius de Wurzbourg — qui circulait sous forme manuscrite parmi les humanistes allemands, était beaucoup plus courte et beaucoup plus « sensée ». Elle ne représente à peu près que le tiers de la version imprimée, et l’importance déjà sensible que l’auteur accorde à la magie ne l’empêche pas d’exposer un système clair et, d’une certaine façon, cohérent de philosophie naturelle. S’inspirant largement de Marsile Ficin, Agrippa reprend la doctrine néo-platonicienne des forces cosmiques, dont le flux et le reflux unifient et vivifient l’univers, et il s’efforce de montrer comment l’action de ces forces permet à l’homme non seulement de pratiquer une magie légitime — qui n’a rien de commun avec la nécromancie ni avec le commerce avec le Démon — mais aussi de réaliser ses plus hautes conquêtes spirituelles et intellectuelles. L’homme atteint à ces sommets grâce à l’« inspiration » d’en haut (notons au passage que Dürer , lui aussi, parle des « öbere Eingiessungen »), et cette inspiration peut lui parvenir de trois manières : par des rêves prophétiques, par la contemplation intense, et par le furor melancholicus dû à l’influence de Saturne. Dans la version originale du De occulta philosophia d’Agrippa, cette théorie du génie mélancolique — plus tard arbitrairement insérée dans le Premier Livre de l’édition imprimée — se trouve exposée vers la fin du dernier livre, marquant ainsi la culmination de tout l’ouvrage. Celui-ci, à l’évidence, dérive des Libri de Vita triplici de Marsile Ficin : des phrases entières y sont reprises presque mot pour mot. Mais Agrippa diffère de Ficin sur un point important, et c’est en cela qu’il se révèle comme l’intermédiaire entre Ficin et Dürer . Ficin s’intéresse peu à la politique et nullement à l’art. Le génie ne se manifeste essentiellement pour lui que chez les studiosi et les literati (les érudits et les lettrés), et la mélancolie créatrice saturnienne est une prérogative des théologiens, des poètes et des philosophes. Seule la faculté purement métaphysique, et donc la plus haute de toutes, l’«esprit » intuitif (mens), est sensible à l’influence inspiratrice de Saturne. La « raison » discursive (ratio), qui règne sur le domaine de l’action politique et morale, est dans la dépendance de Jupiter ; et l’« imagination » (imaginatio), qui guide la main des artistes et des artisans, est dans celle de Mars ou du Soleil. Mais, selon Agrippa de Nettesheim, c’est sur chacune de ces trois facultés que l’inspiration saturnienne (furor melancholicus) peut s’exercer, en les stimulant et en les portant à un degré d’activité extraordinaire, voire « surhumain ». Agrippa distingue ainsi trois sortes de génies, qui tous agissent sous l’influx de Saturne. Ceux chez qui l’« imagination » l’emporte sur l’« esprit » ou sur la « raison » deviennent de merveilleux artistes et artisans, tels les peintres et les architectes ; et, s’ils sont favorisés du don de prophétie, leurs prédictions ne porteront que sur les phénomènes naturels (« elementonirn turbationes temporumque vicissitudines »), tels que « tempêtes, tremblements de terre et inondations, épidémies, famines et autres catastrophes du même ordre ». Ceux chez qui prédomine la « raison » discursive deviennent des hommes de science, des physiciens ou des hommes d’État pleins de ressources, et leurs prédictions ont trait aux événements politiques. Ceux enfin chez qui l’« esprit » intuitif surpasse toutes les autres facultés pénètrent les secrets du divin et excellent dans tout ce qu’implique le mot théologie ; ils prophétisent les crises religieuses telles que l’apparition d’un nouveau prophète ou d’une foi nouvelle. À la lumière de ce système, la Mélancolie de Dürer, la « mélancolie de l’artiste», peut en effet se classer comme Melencolia I. Comme elle habite la sphère de l’« imagination » — par définition, la sphère des quantités spatiales — elle incarne la première ou la moins élevée des formes du génie humain. Capable d’inventer et de construire, elle ne peut penser, comme le dit Henri de Gand, que « dans la mesure où son imagination marche de pair avec sa pensée », et le monde métaphysique lui reste inaccessible. Même si elle s’aventure à prophétiser, elle s’en tiendra aux perturbations du monde physique ; les inquiétants phénomènes célestes qui, dans la gravure, rendent le ciel et la mer phosphorescents, pourraient donc non seulement indiquer l’astronomie, mais aussi évoquer précisément les « elementorum turbationes » dont parle Agrippa, et les arbres entourés d’eau du paysage pourraient suggérer ces « inondations » figurant expressément au nombre des calamités naturelles prédites par le mélancolique «imaginatif » — lesquelles, d’ailleurs, étaient censées être déclenchées par Saturne ou par les comètes saturniennes. Ainsi, la Melencolia de Dürer se range parmi « ceux dont la portée de la pensée ne dépasse pas les limites de l’espace ». Son inertie est celle d’un être qui renonce à ce qu’il peut atteindre, parce qu’il ne peut atteindre ce à quoi il aspire. L’influence de Melencolia 1 de Dürer — la première représentation qui élevait le concept de mélancolie, du niveau du folklore scientifique et pseudo-scientifique, jusqu’au plan de l’art — s’étendit à l’Europe tout entière et dura plus de trois siècles. La composition en fût parfois simplifiée, parfois encore plus compliquée, et le contenu en fût soit réintégré dans la lignée des traditions antérieures — comme ce fut le cas de la plupart des variations dues aux artistes septentrionaux du XVIè siècle — soit transposé et accommodé selon le goût et la tournure d’esprit des pays et des époques. Vasari traita cette gravure de façon mythologique, et Cesare Ripa lui fit subir une transformation emblématique ; Melencolia s’anima d’une émotion déclamatoire dans les œuvres d’artistes baroques comme le Guerchin, Domenico Feti, Benedetto Castiglione ou Nicolas Chaperon, qui souvent la fusionnèrent avec des allégories alors en vogue de la Précarité, tout en essayant de flatter l’engouement populaire pour les ruines ; elle devint sentimentale dans l’art anglais du XVIIIè siècle ; elle s’alanguit, romantique, dans l’esprit de J. E. Steinle et de Caspar David Friedrich ; et elle inspira des paraphrases poétiques et littéraires — telle celle, célèbre, de James Thompson dans Thé City of Dreadful Night — aussi bien que des tableaux, des dessins et des estampes. Le succès universel de cette gravure de Dürer n’empêche pas qu’on la reconnaisse comme une œuvre éminemment marquée par la personnalité de l’artiste. Son atmosphère de tristesse pourrait être attribuée, a-t-on dit, au chagrin que venait d’éprouver Dürer à la mort de sa mère, le 17 mai 1514 ; on a même supposé que les éléments numériques de cette date — 1, 7, 5, 15, 14 — se retrouvaient intentionnellement dans le carré magique composé de seize cases et dont la somme des chiffres de chaque ligne, même en diagonale, est toujours égale à 34. Pourtant, même si le traitement numérologique de cette date était moins arbitraire ; même si la Mensula Jovis, comme tous les autres « sceaux des planètes », ne remontait pas à des sources arabes des IXè et Xè siècles, et même si sa présence dans la gravure ne se justifiait pas par d’excellentes raisons internes — même ainsi, cette hypothèse serait difficile à admettre. Dürer respectait sa « pauvre et pieuse mère » ; en fils affectueux, il la plaignait d’avoir mené une existence si dure et l’admirait d’avoir supporté avec résignation « maintes graves maladies, une grande pauvreté, la dérision, le mépris, les paroles de raillerie, les angoisses et une succession d’autres épreuves ». Mais il est non moins certain qu’il était plus attaché encore à son père, et que ce n’est pas un deuil personnel qui l’a incité à composer une gravure si ésotérique et si lourdement chargée de concepts philosophiques. Au lieu de penser que la mort de sa mère détermina Dürer à créer Melencolia I, on aurait plutôt lieu de croire que seul un artiste qui portait en lui le projet de Melencolia était capable d’interpréter le visage d’une vieille femme comme Dürer sut le faire, lorsqu’il exécuta le portrait de sa mère, deux mois avant sa mort (fig. 206). En réalité, Melencolia I est l’émanation de la personnalité entière de Dürer plutôt que le reflet d’une émotion, si bouleversante fût-elle. Dans un dessin aquarelle de 1512-1513, fait apparemment en vue de consulter un médecin, l’artiste s’est représenté lui-même, nu, désignant une marque sur le côté gauche de son abdomen, avec cette inscription : « A l’endroit de la tache jaune, que je montre du doigt, c’est là que j’ai mal.» Le point douloureux est manifestement la rate, supposée être la source de la bile noire, cause de la maladie mélancolique. Par ailleurs, Melanchthon fait l’éloge de la «melancholia generosissima Düreri » (« la très excellente mélancolie de Dürer »), et le classe ainsi comme mélancolique, selon la nouvelle doctrine du génie. Dürer était donc, ou du moins se croyait, un mélancolique, dans tous les sens du terme. Il avait fait l’expérience des « inspirations d’en haut » et celle également de l’« impuissance » et du découragement. Mais il était aussi et surtout un artiste-géomètre souffrant des limitations de la discipline qu’il aimait par-dessus tout. Plus jeune, lorsqu’il préparait la gravure d’Adam et Eve, il avait espéré capter la beauté absolue au moyen de la règle et du compas. Mais, peu de temps avant de composer Melencolia I, il avait été forcé d’admettre ; « Mais ce qu’est la beauté absolue, je l’ignore. Nul ne le sait, si ce n’est Dieu. » Quelques années plus tard, il écrivait : « Quant à la géométrie, elle peut démontrer la vérité de certaines choses; mais, pour d’autres choses, on doit se résilier à l’opinion et au jugement des hommes. » Et encore : « Le mensonge gît dans notre entendement, et l’obscurité est si fermement retranchée dans notre esprit que même nos tâtonnements échouent. » Cette phrase, on pourrait la mettre en épigraphe à Melencolia I. Ainsi, la gravure la plus énigmatique de Dürer est-elle à la fois l’exposé objectif d’un système philosophique et la confession subjective d’un individu. En elle se confondent et se transmuent deux grandes traditions, iconographique et littéraire : celle de la Mélancolie, personnification d’une des quatre humeurs, et celle de la Géométrie, personnification d’un des sept arts libéraux. En elle s’incarne l’esprit de l’artiste de la Renaissance, respectueux de l’habileté technique, mais qui n’en aspire que plus ardemment à la théorie mathématique — qui se sent « inspiré » par les influences célestes et les idées éternelles, mais qui souffre d’autant plus de sa fragilité humaine et des limitations de son intellect. En elle enfin se résume la doctrine néo-platonicienne du génie saturnien, repensée par Agrippa de Nettesheim. Mais, en plus de tout cela, Melencolia I, en un certain sens, est un autoportrait spirituel de Dürer.

# Descriptions d’une image / 1. La « Mélancolie » de Dürer

Du 23 janvier au 25 février 2013, le musée Unterlinden de Colmar expose La Mélancolie (1514) d’Albrecht Dürer. À travers cette gravure, véritable  allégorie de la mélancolie, réalisée alors que s’annonce la Réforme, Dürer s’intéresse à ce tempérament décrit dès l’antiquité.  L’homme cultivé, conscient de sa propre impuissance face à l’univers, ne peut que sombrer dans la mélancolie mais celle-ci est propice à la création.

Dürer Melancholia I
J’accompagne la reproduction de ce petit chef d’œuvre – petit par la taille 23,5 x18 cm – que je viens de revoir en original, de trois descriptions dans un ordre chronologique et interprétatif croissant. Et d’abord, grâce au travail de Frank Morzuch qui expose en parallèle à Colmar  ses travaux inspirés de Dürer, un texte à peu près contemporain ci-dessous traduit du latin :
«Elementa rhetoricae sive Capita exercitiorum studii puerilis et stili, at comparandam utriusque linguae facultatem collecta a jachimo camerario, et proposita in schola Tubingensi» Basilea 1541, S. 138 f. :
« En voici la traduction, un bon latiniste remarquera bien vite que ce latin du XVIième, aux tournures de phrases souvent alambiquées n’est pas aisé à traduire. Il faut également garder à l’esprit que ce texte provient d’un traité de rhétorique, discipline dans laquelle les arts de la mémoires étaient encore à l’honneur. C’est sous cet angle qu’il convient de l’approcher. »
“Albert Dürer, peintre des plus habile, dont la main divine nous a donné un grand nombre d’oeuvres immortelles, a donc exprimé ainsi les élans d’un esprit profond et pensif qu’on dit mélancolique on pense en effet que ce sont ceux chez qui abonde l’atrabile, comme l’appelle les médecins :
Une femme est assise, la tête penchée, qu’elle soutient de sa main appuyée sur le coude, coude qui s’appuie lui-même sur le genou, de son visage sévère, pour ainsi dire abimé dans ses pensées, elle ne regarde rien, les paupières baissées elle a les yeux tournés vers le sol, tout ce qui l’entoure est sombre. Elle-même porte des clefs pendues à son côté. Ses cheveux sont négligés et désordonnées.
Près d’elle on voit les instruments des arts : livre, règles, compas équerres; il y a même une lame en métal et des objets en bois. Pour montrer comment fréquemment tout est abscons pour de telles natures, et afin de signifier combien elles sont souvent portées à l’absurde, le peintre a dressé devant elles une échelle qui grimpe vers les nues et dont l’escalade des barreaux est défendue par une pierre équarrie. A ses pieds, près d’elle, est couché un chien mi-replié mi-étendu, languissant et assoupi, dans la position commune à cet animal lorsqu’il s’ennuie.
On peut voir encore, du peintre, une toile d’araignée à une sorte de fenêtre et leur chasse qu’expriment, entres autres indices, des lignes extrêmement ténues “
Source Frank Morzuch L’affaire Dürer
Il y a deux étrangetés dans ce texte dû à Joachim Camerarius
La première concerne l’existence d’une toile d’araignée à cette « sorte de fenêtre » que constitue le carré magique ce qui a fait dire que la description concernait une autre image.
Frank Morzuch a eu l’idée de relier dans l’ordre croissant les chiffres du carré magique. On obtient alors grâce à ce fil d’Ariane un diagramme. Peut-on le considérer comme une « une sorte de toile d’araignée » ?
Je laisse à chacun le soin de découvrir cette interprétation et de s’en faire une idée.
Car ce qui m’intéresse est une autre bizarrerie dans la description.
« abimé dans ses pensées, elle ne regarde rien, les paupières baissées elle a les yeux tournés vers le sol »
Il est curieux qu’on la décrive les paupières baissées alors que ce n’est manifestement pas le cas. Est-ce une confusion d’image ou un effet de mémoire dû à l’association yeux fermés et réflexion ? (CF Kafka « Le paysage me gêne dans mes pensées») Elle m’a pourtant l’air d’avoir les yeux bien ouverts. Le regard n’est pas dirigé dans la perspective du paysage de la mer et du ciel à l’horizon où flotte une sorte de dragon de baudruche. Le « paysage » est mis à l’écart.  Le regard se porte sur  un lointain qui est en dehors du tableau. Et de fait il a néanmoins l’air de signifier un état de réflexivité.
Gottfried Benn ne s’y est pas trompé en parlant de « génie sans sommeil »
« Génie sans sommeil,  assis à même la pierre, auréolé de patience, qui n’attend rien, les coudes sur le genou, la joue appuyée sur le poing, silencieusement en train d’accomplir ses œuvres publiques et secrètes jusqu’à ce que la douleur se soit fait entendre, que la mesure soit pleine et que les images s’éloignent de lui dans la pâleur de l’achèvement. »
Là encore il est productif comme le souligne Harmut Böhme qui cite ce passage dans un essai intitulé Critique  de la mélancolie et  mélancolie de la critique. Il y rappelle que la mélancolie a une histoire, qu’elle était condamnée par la théologie, l’absolutisme et la philosophie des Lumières : «  le mélancolique est l’autre, stigmatisé, de la raison ».
La dernière description sera donc extraite de ce dernier texte :
« Les analyses de La mélancolie montrent que cet ange austère au regard tourné vers le vide infini est entouré d’objets qui sont tous en relation avec des pratiques techniques et des savoirs mathématiques : ce sont par exemple compas et livre, marteau et scie, le rabot et boule de tournage sur bois, balance, règle, tenaille et clous, un sablier, une figure mathématique astrologique, le carré magique, une maison en construction, un corps construit géométriquement. La signification de ces objets éparpillés vides de sens se révèle – selon Panofsky/ Saxl / Klibansk[1] – quand on réalise que Saturne est également le patron des métiers saturniens qui se servent de la géométrie et des mathématiques : tailleur de pierre, menuisier, tourneur sur bois, charpentier. Symboliquement, Dürer a réuni tout cela dans son image. Mais que signifie cela ? Dürer dessine un ange qui se détourne avec résignation de l’esprit des mathématiques et de la géométrie ainsi que des possibilités techniques qui en découlent et se fige dans la contemplation face au vide infini. Nous savons aujourd’hui que Dürer exprimait aussi sa propre résignation devant l’impossibilité de pouvoir trouver le secret de la beauté avec les moyens de la rationalité, des mathématiques et des mesures. C’est cela qui fait toute la modernité de La mélancolie. L’art se sépare des sciences et de la technique qui de leur côté créent de la dynamique et dominent.
En se dissociant à partir de l’expérience  d’une division fondamentale, l’art se met sous le signe de Saturne : il forme ses œuvres dans les zones de la douleur et du silence, dans le royaume d’ombre de la contemplation qui a abdiqué devant les pouvoirs de l’histoire ».
Prenons acte de toutes ces descriptions.
Mon petit grain de sel à moi consiste en trois phrases de Dürer lui-même :
« Une épée bonne et bien aiguisée peut servir à la justice comme au meurtre. L’épée est-elle pour autant meilleure ou pire ? Il en va de même des arts »
Albrecht Dürer Vom Nutzen des Wissens in Schriften und Briefe Reclam Verlag DDR
On peut alors se demander si Albrecht Dürer en détachant ainsi les instruments de leur signification ne nous invite pas à repenser à partir d’une telle conception pharmacologique et en laissant de côté l’horizon théologique ce que l’on appellerait aujourd’hui les technologies.
[1] « Saturne et la Mélancolie » de Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl

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Hélène Prigent, Mélancolie, Les métamorphoses de la dépression, Découvertes Gallimard, Réunion des musées nationaux. Cet ouvrage a été édité à l'occasion de l'exposition Mélancolie, Génie et folie en Occident (Paris, Grand Palais, 13 octobre 2004 - 16 janvier 2005)

La mélancolie hante toute l'Histoire culturelle de l'Occident. Hippocrate en fait l'une des humeurs du corps humain, Aristote s'interroge sur le rapport entre mélancolie et génie, la psychanalyse aujourd'hui en propose d'autres interprétations. Entre l'Antiquité et l'aube du XXIème siècle, de la "bile noire" qu'à l'origine elle désigne, la mélancolie s'est perpétuée sous d'autres noms : acedia, spleen, neurasthénie, dépression. D'illustres personnages ont souffert de cette "maladie sacrée".

La persistance du thème est illustré par l'abondante iconographie liée à la mélancolie, au coeur de laquelle se trouve la célèbre gravure de Dürer, Melancolia I."

Quel est le sens de cette persistance ? Que désigne-t-elle ? En quoi la mélancolie est-elle si intimement liée à la création et, en deçà, à l'imagination ?

La dépression, terme qui recouvre aujourd'hui celui de mélancolie, n'est que la patine d'un monument vieux de plus de deux mille ans, auquel chaque époque a apporté sa pierre. Ce qu'est la mélancolie, et qui affleure encore sous la persistance du mot, évoque une réalité complexe que seule l'histoire du mot et des différents sens qu'il a successivement pris éclaire.

Transmises au Moyen-âge occidental, la tradition grecque de la mélancolie et la tradition orientale de l'acedia font l'objet d'un long travail de réflexion morale. Sous la double tutelle de Saturne et de Satan, elles finissent par désigner les pires des maux qui peuvent s'abattre sur l'individu. 

Si, dans l'Antiquité, l'être humain est d'abord l'émanation d'une physis, le christianisme, en s'interrogeant sur la conscience de l'homme, a préparé le terrain de l'humanisme. En poursuivant le mouvement de subjectivation amorcé à la fin du Moyen-âge, la Renaissance renoue avec la tradition aristotélicienne selon laquelle le mélancolique est d'abord un homme de génie. Une oeuvre témoigne de ce renversement de perspective : la gravure de Dürer intitulée Melancolia I.

Avant même la fin du XVIème siècle, alors que la mode mélancolique fait chaque jour ou presque de nouveaux adeptes, des voix s'élèvent pour démythifier ses prestiges et dénoncer les méfaits qu'elle engendre. Au terme de cette évolution qui parcourt les XVIIème et XVIIIème siècle, la mélancolie a singulièrement changé de visage.

En valorisant l'individu sensible en marge de la société, en préférant les ressources de l'imaginaire à celles de la raison, en reconnaissant dans le fantastique un moyen d'expression original, les artistes romantiques renouent avec certains caractères de la mélancolie antique. Dans la figure de Satan ou dans des visions d'un érotisme exacerbé ; dans l'attention portée au cauchemars et l'exaltation de la folie, c'est même tout le vocabulaire de l'acedia qui réapparaît.

S'il a rétabli l'imagination dans le champ mélancolique, le romantisme n'en a pas moins éprouvé la perte du rapport de transcendance et le basculement de la mélancolie dans le temps : ce qui n'était encore qu'une figure de style au siècle des Lumières, sous les traits de la vanité, est devenu une réalité. Dans quel rapport désormais la mélancolie, privée de tout au-delà va-t-elle s'inscrire ?

En offrant un très large panorama de cette iconographie, depuis les stèles antiques jusqu'aux oeuvres de Dürer, Valentin, Goya, Delacroix, Friedrich, Munch, Redon, Hopper, Kiefer..., ce livre éclaire d'une lumière singulière l'histoire de la mélancolie et des attributs qui lui sont attachés.


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Aux représentations du tempérament mélancolique, la gravure de Dürer substitue une figure allégorique : la Mélancolie. Elle fixe aussi l'iconographie d'un sujet où l'individu est désormais au coeur de la Création.

"Melencolia I :

La scène se passe à l'extérieur, la nuit, sur un promontoire qui domine la mer et, au loin, une ville côtière. Même s'il est à l'air libre, le lieu est bâti et encombré, et l'on n'y trouve rien qui évoque la nature, ni herbe folle, ni arbre. Au contraire, il abrite une étrange construction sans fenêtres contre laquelle est appuyée une échelle. A son pied, une femme est assise. Richement vêtue, les cheveux dénoués surmontés d'une couronne, elle est immobile, et son dos a beau être doté de deux puissantes ailes, son corps est si massif qu'il semble incapable de s'envoler. La tête de la femme est appuyé sur son poing gauche, tandis que sa main droite tient un compas, mais ce n'est ni sur le compas, ni sur le livre à fermoir caché dans les replis de la robe que porte son regard. Il n'est pas non plus tourné vers les instruments de mesure accrochés aux parois de la construction - une balance, un sablier, un cadran solaire surmontant une cloche et une table de Jupiter -, ni sur les outils de géomètre ou d'architecte qui gisent épars sur le sol - l'embout d'un soufflet, des clous, une scie, une règle, un rabot, un trusquin, des tenailles, un marteau -, ni même sur les réalisations que représentent la sphère et le polyèdre, cette figuration du prisme. L'angelot juché sur une meule, occupé à griffonner sur une tablette d'écolier, et le chien endormi, animal de compagnie des mélancoliques et des érudits, ne retiennent pas davantage l'attention de la femme, pas plus que les étranges phénomènes qui apparaissent à l'horizon - une comète, un arc-en-ciel ou encore le passage d'un animal ressemblant à une chauve-souris et portant une bannière sur laquelle est inscrit, Melencolia I.

Si le regard est effectivement concentré comme l'indiquent les yeux ouverts, levés vers un ailleuirs invisible, il l'est sur quelque chose qui se trouve en dehors du champ de la gravure, à moins que ce regard tendu ne soit finalement absorbé qu'en lui-même, dans la réflexion. Le caractère énigmatique de la gravure n'a cessé de susciter des interprétations..." (pg. 45 et suiv.)


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Hélène Prigent travaille à la Réunion des musées nationaux. Ella a collaboré pendant un an à l'organisation de l'exposition Mélancolie. Génie et folie en Occident (Paris, Grand Palais, 13 octobre 2004 - 16 janvier 2005) auprès de Jean Clair. Elle est par ailleurs l'auteur, avec Pierre Rosenberg, de Chardin, la nature silencieuse, dans la colection Découvertes Gallimard (1999), de "J'ai voulu vouloir", Paul Gauguin (Editions La Martinière/Xavier Barral, collection Voix, 2003), elle a également collaboré au Journal de la France et des Français (Gallimard, collection Quarto, 2001) et au catalogue de l'exposition De Cézanne à Dubuffet. Collection Jean Planque (Editions Hazan, 2001)
ESTHÉTIQUE/PHILOSOPHIE

« Melencolia I » de Dürer et la mélancolie chez les Grecs


« Melencolia I », Albrecht Dürer (gravure sur cuivre, 1514)
L’œuvre Melencolia, I, de Dürer met en œuvre un ensemble de symboles et de thèmes typiques de la Renaissance. Or, cette époque est remarquable par un certain syncrétisme qui rassemble des éléments venus de la chrétienté et des éléments venus de l’Antiquité gréco-romaine. Ainsi, la Renaissance est connue pour son retour aux racines grecques : elle redécouvre des traditions philosophiques, comme le platonisme et le pythagorisme, en plus de la tradition aristotélicienne largement travaillée par les penseurs du Moyen-Âge.La réflexion que je propose porte donc sur les symboles de l’œuvre melencolia pouvant attester une influence de l’antiquité grecque.Outre, les rapports indiqués ci-dessus à propos des dieux païens et de leur symbolisme, je vais essayer de présenter quelques indices de l’influence grecque et de mettre en œuvre leur signification ancienne afin de contribuer à une interprétation de la gravure. Mon exposé se limitera à quelques indications générales.
Quels sont les indices d’une influence antique sur l’œuvre de Dürer ? Et dans quelle mesure les conceptions grecques du temps, de l’espace, et plus largement du Monde entendu comme Cosmos, peuvent-elles aider à comprendre la signification de l’œuvre ?
Mon hypothèse de lecture est donc la suivante : une part de l’interprétation de l’œuvre de Dürer, Melencolia, s’enracine dans une compréhension du renouvellement de la « mélancolie » initié par un retour à certaines sources anciennes.  Ce retour et ce renouvellement sont marqués par l’ambivalence de l’apparition de la figure de la mélancolie et la dualité des éléments qui la représentent. A l’intérieur de cette ambivalence et de cette dualité, l’œuvre présente un point d’équilibre, un kairos, entre un ensemble de contraires que l’artiste fait apparaître en ayant l’intention de montrer la possibilité de les concilier. La disposition de ces contraires manifeste une tension et un conflit liée à trois aspects « extérieurs » à l’œuvre : la nature intrinsèque de la mélancolie qui balance dangereusement entre deux formes, sa description historique qui alterne entre une vision négative et une vision positive de la « maladie » et la disposition intérieure de l’artiste certainement confronté, lors de son travail, à deux voies possibles, trouver un point d’équilibre dans le génie créateur ou prendre le risque de sombrer. En effet, la nature de la mélancolie balance entre une mélancolie ténébreuse, pathologique qui mène à une impasse existentielle (la folie, le meurtre, le suicide, etc.) et qui produit un choc irréversible nuisant aux forces vitales, et une mélancolie naturelle, de caractère, qui fait des hommes des êtres d’exception quand elle est mesurée et maîtrisée, qui fait le génie créateur.
Dans un premier temps, je vais me concentrer sur l’enracinement grecque de la notion de mélancolie. En effet, le thème de la mélancolie est d’origine grecque. Il trouve sa source dans la médecine hippocratique, puis dans un extrait des Problèmes, XXX, du pseudo-Aristote (dont l’authenticité est discutée). Néanmoins, le premier « représentant » de la mélancolie est Héraclite. C’est du moins ce qu’affirme Théophraste, successeur d’Aristote, à propos du philosophe d’Ephèse, témoignage rapporté par Diogène Laërce[1]. Ce témoignage a donné lieu à la légende opposant le rire de Démocrite au caractère sombre et mélancolique d’Héraclite. Les premières figures de la mélancolie sont constituées. Et ce n’est pas un hasard si un disciple d’Aristote, qui aurait pu écrire sur la mélancolie, Théophraste, fait ce rapprochement explicite entre Héraclite et la mélancolie.

Héraclite d’Ephèse (photo : Daniel Fahri)
Il est évident que le mélancolique de Dürer n’est pas rieur, mais il est, au contraire, plongé dans une réflexion indécise, en attente de quelque chose, de la créativité certainement, dans une attente emprunte d’ennui, au sens fort du terme. Il est donc davantage du côté d’Héraclite, plongé dans une méditation solitaire, pensant à une œuvre géniale voire excessive qui dépasse le commun des mortels. La mélancolie d’Héraclite repose sur deux aspects : le premier est lié à son caractère, son comportement parmi les hommes, et le second est lié à sa philosophie même. Les deux aspects se rejoignent dans un pessimisme sur les hommes (sur la plupart d’entre eux, du moins) : la plupart des hommes sont ignorants, ils sont « incapables de comprendre le logos »[2], que celui-ci désigne l’ordre du monde ou l’ordre du discours héraclitéen, ou encore « ils ne comprennent pas quand ils ont entendu, à des sourds ils ressemblent, […] présents, ils sont absents. »[3] Le kosmos n’est pas tel que les hommes se l’imaginent, il relève d’une nécessité implacable, d’une destinée irréversible, d’un devenir incessant qui suit, pourtant, une « logique », un logos, que peu d’hommes parviennent à saisir et à exposer par le discours. C’est donc la contemplation des choses qui, en fin de compte, rend Héraclite mélancolique. La tension est la suivante : traditionnellement, la contemplation est associée à la figure du sage bienheureux, mais il n’en est rien pour Héraclite, la contemplation (la connaissance de l’ordre cosmique, du cosmos et des lois de son devenir) rend triste, rend mélancolique, donne au sage une apparence sombre, peut-être même assombrit-elle l’âme du penseur.
Dans le Pseudo-Aristote, la mélancolie est associée à toute une série des personnages : des héros comme Héraclès et Ajax, des hommes politiques, des poètes et des philosophes comme Empédocle, Socrate et Platon. En bref, parmi ces hommes, certains se caractérisent par des états d’âmes, parfois des folies (mania) qui font d’eux des êtres d’exception, en même temps qu’ils commettent des actes irréversibles « extra-ordinaires » qui expriment un état maladif, morbide. D’autres sont dits mélancoliques, comme les philosophes, parce qu’ils ont constitué une partie de leur pratique philosophique et contemplative sur un certain état d’âme et qu’ils ont fait apparaître cet état d’âme par des actes associés à la mélancolie. Par exemple, chez Empédocle, il s’agit de son suicide ; chez Socrate, il est question de son daimôn, de ses attitudes de prostration contemplative (à la bataille de Potidée) ; chez Platon, la référence mythologique ou peut-être mystique à différentes sortes de délires extatiques et la référence aux influences des planètes sur les caractères de l’âme.
Or, il est reconnu que Dürer a eu accès à des œuvres littéraires et artistiques qui ont renoué avec cette tradition attestée par le pseudo-Aristote sur une mélancolie de type divine ou créatrice. Ainsi, Marcel Ficin, dans le De vitatriplici, glorifie la divine mélancolie et fait de cette dernière un tempérament propre au savant, au sage, à l’homme adonné aux choses de l’esprit. Ce n’est qu’un exemple qui montre l’évolution de la « mélancolie » et qui place cette figure entre deux dimensions et fait d’elle une figure ambivalente capable du pire comme du meilleur pourrions-nous dire. Elle est capable de l’un des deux opposés, d’adopter une forme pathologique ou une forme créatrice.
La mélancolie apparaît donc sous la forme de contraires que l’artiste cherche à concilier pour faire d’elle un tempérament propre au génie. Cette liste de contraires n’est qu’indicative et heuristique : la vie et la mort (ou l’enfance et la vieillesse), la science et l’occultisme (ou la magie), le haut et le bas, l’élévation et la descente, l’ordre et le désordre, le temps contemplé, nécessaire et le temps de la création (chronos et kairos), la contemplation et la création, la masculinité et la féminité. Le point essentiel est que la mélancolie doit trouver le point d’équilibre pour être créatrice.

Autoportrait à la fourrure, Albrecht Dürer (1500, huile sur toile)
En effet, j’applique comme grille d’interprétation à l’œuvre les propos mêmes du pseudo-Aristote. Tout d’abord, la mélancolie est un mélange entre des contraires, en termes médicaux et physiques, elle est un mélange entre le chaud et le froid[4]. Or, la mélancolie peut atteindre l’extrême de chaque état, être en excès de chaleur ou en excès de froideur, mais elle peut aussi atteindre un état d’équilibre. C’est donc la nature du mélange, le caractère froid ou chaud et sa mesure, qui fait le tempérament du mélancolique et donne à celui-ci telle ou telle disposition soit à la folie, soit à l’hébétude, etc. Dans ce mélange, suivant la doctrine hippocratique et aristotélicienne, c’est la juste mesure qui permet de trouver le mélange le plus approprié à faire des êtres d’exception : « Si la concentration est un peu atténuée, voilà des êtres d’exception. [5]»  C’est pourquoi l’auteur conclut par cette description de la mélancolie non comme une maladie mais comme un caractère naturel bénéfique à la condition qu’elle trouve un mélange équilibré et qu’elle trouve une juste disposition en fonction des « occasions », en fonction du kairos : « Puisqu’il est possible qu’il y ait un bon mélange de l’inconstance [due au caractère changeant de la mélancolie] et que celle-ci soit, en quelque sorte, de bonne qualité […], tous les mélancoliques sont donc des êtres d’exception, et cela non par maladie, mais par nature. »[6]
Le pseudo-Aristote présente donc deux aspects essentiels du problème de la mélancolie : la distinction entre une mélancolie pathologique et une mélancolie naturelle des êtres d’exception, et la nécessité de trouver la juste mesure et l’occasion. Ce second aspect indique la nécessité de trouver des moyens pour réaliser l’équilibre entre les contraires. Cependant, l’étude sera centrée sur l’opposition entre le temps physique et cosmique du chronos et le temps de la création du kairos. Les autres oppositions seront donc envisagées de ce point de vue.
La vie et la mort
La mélancolie mène à la mort, à une mort soit dans l’abattement soit dans la folie. Elle est souvent associée au suicide. Il s’agit, alors, d’une forme pathologique de la mélancolie qui mène à la stupeur, au désespoir, etc. ce que la scholastique appelait l’acedia, le dégoût de la vie. Elle se présente comme une acceptation de la mort, de l’abaissement, du caractère fatal de l’avilissement de l’âme, voire même par la recherche de la mort[7]. L’apparition cachée de la mort vient de ce sentiment lié à la mélancolie d’un désespoir ou d’une insatisfaction profonde sur l’ordre des choses. Le mélancolique a fini par se détourner de la contemplation de l’univers parce que celle-ci éveillait en lui soit du désespoir soit du dégoût. Mais, ce n’est pas par manque de contemplation. La mélancolie est savante, pourtant l’ordre de l’univers (ou son désordre d’ailleurs), il faudrait dire la nécessité du Temps dans l’univers, le Chronos, jette le mélancolique dans un retranchement réflexif, intérieur, un retournement vers soi, un détournement du monde extérieur si ce n’est par la création de son intériorité.
La figure du Temps entendu comme le devenir absolu et nécessaire fait apparaître et disparaître, il est la vie et la mort, mais pour celui qui vit, il est la disparition annoncée, l’annonce de la mort à venir. C’est la figure du Temps nécessaire et absolu qui fait apparaître la mort comme le dénouement fatal de l’existence des individus.
La contemplation et la création
La gravure de Dürer montre ce rapport à l’univers : il y a comme une nécessité de la contemplation, et en même temps, un détournement de la contemplation, car celle-ci ne satisfait pas finalement le mélancolique ; il trouve alors son expression dans l’imitation de la création cosmique en devenant lui-même démiurge, créateur, artiste. Le renoncement à la joie contemplative ne trouve d’issue que dans la recherche de la créativité et la réalisation effective de celle-ci par des œuvres sans cesse renouvelées qui réalisent la jonction entre l’intelligible contemplé et le sensible créé, voulu, désiré. Le mélancolique souffre devant la contemplation du monde, et il cherche, par conséquent, à sublimer la souffrance ou l’insatisfaction (mots presque synonymes dans l’éthique grecque) par un désir de création ininterrompue, le regard toujours porté vers un horizon de création, la main toujours prête à manipuler les instruments de la création. En même temps, ce désir ininterrompu de création se confronte aux limites naturelles de la création. Et le savoir contemplatif est la reconnaissance et l’acceptation de la limite qui rend l’âme sombre. La création exubérante est une réponse à la contemplation désœuvrée des limites de l’homme dans l’univers, la création et la créativité deviennent alors une réponse, un besoin même.
En effet, l’abondance d’instruments, d’outils, d’objets fabriqués, au premier plan et au second plan, est l’œuvre de la mélancolie dans une visée de l’absolu, de la plénitude qui s’avère fatalement inachevée, limitée et finie, car la création est à jamais à recommencer contrairement à la perfection divine ou cosmique. Le mélancolique ne se satisfait pas de la contemplation, il a un besoin « maladif » de création, un besoin maladif de recommencer la création. Il attend le moment. Peut-être le guette-t-il ? Cette attente est-elle encore source de mélancolie ? Rappelons le mot d’Héraclite concernant le temps : « Le temps est un enfant qui s’amuse, jouant au trictrac »[8].
Temps physique et temps de la création
Dürer expose dans son œuvre un lien entre la figure de la mélancolie et la notion de temps. Les symboles du temps sont au centre de l’œuvre, et la mélancolie représentée est sous certains aspects comparables à cet enfant qui joue, à fabriquer. Deux termes principaux en grec expriment la notion de temps : chronos et kairos. Suivant le sens courant, chronos désigne le temps qui passe de manière continue, associé au devenir ; il désigne encore le temps mathématique, c’est-à-dire le temps mesuré, ou encore le temps mesure, c’est-à-dire le calcul du temps. En revanche, kairos est identifié à un instant du temps précis, un moment du temps, moment considéré comme opportun, d’où la traduction usitée de « moment opportun », d’ « occasion ». Il s’agit là du sens courant. Mais, ces deux termes sont l’objet d’un usage bien plus déterminant et précis dans les œuvres poétiques, dans la pensée archaïque et la philosophie. La notion de temps peut donc se décliner en deux grandes acceptions qui correspondent à deux termes différents en grec : chronos et kairos.

Chronos, Ignaz Günther (env. 1765, sculpture)
Dans la gravure de Dürer, le temps est représenté d’une part par le sablier, et d’autre part par toute la symbolique liée à Saturne[9] et au nombre 7. Le sablier est une représentation symbolique du temps mathématique : il passe, mais il est mesuré ; et il est même mesure du mouvement puisqu’il permet de mesurer la temporalité d’une action, d’un évènement. De même, le (pendule) au-dessus du sablier indique cette même symbolique du temps mathématique. Il s’agit de Chronos. Parmi les philosophes grecs mais aussi dans la tradition archaïque (tragédie par exemple), chronosdésigne le temps dans sa dimension objective voire ontologique : le temps est considéré comme une réalité séparée, transcendante pour ainsi dire, que l’homme subit, mais qui peut faire l’objet d’une certaine connaissance. Ainsi, dans la tradition archaïque, dans les tragédies grecques, le Temps est une divinité dont le cours se déroule de manière implacable et qui révèle aux hommes la réalité et la vérité. Le Temps dévoile alors l’être véritable des choses (même si cette manière de dire les choses n’appartient pas au vocabulaire de la tragédie grecque)[10]. Le Temps dévoile ce qui arrive, en bref il révèle le devenir des choses, bien souvent il dévoile la mort, le terme de l’existence dans son aspect tragique. C’est pourquoi Temps et devenir sont souvent associés voire confondus avant que l’analyse philosophique n’ait établi une différenciation conceptuelle précise.
En philosophie, le chronos garde en partie ce sens, particulièrement dans le pythagorisme sous l’influence de l’orphisme, comme le montre les expressions suivantes : « Le Temps est la sphère de l’enveloppant », « le Temps est la sphère du ciel qui nous enveloppe »[11]. Malgré la difficulté d’interprétation, l’intention explicite est de donner au Temps une dimension cosmique et ontologique. Peut-être veulent-ils dire que le Temps est le mouvement même de l’univers, qu’il se confond avec ce qu’il y a de plus divin ou de plus parfait dans l’univers, la sphère céleste ou, en termes astronomiques, la sphère des fixes, qu’il est donc le devenir dans ce qu’il a de plus essentiel et de plus fondamental. En ce sens, chronos rejoint la notion d’éternité, aiôn, si ce n’est que le Temps est un mouvement, même s’il est le plus parfait qu’il soit, il reste un mouvement, tandis que l’aiôn pourra être associé à l’éternité au sens d’un Temps immuable.
C’est, en effet, le cas de Platon. Dans la philosophie platonicienne, la question de l’essence du temps est posée. Platon s’inscrit toujours dans la tradition archaïque en ce qu’il propose une conception du Temps comme ce qui imite l’éternité et la perfection des Idées ou/et du divin. Ainsi, le Temps est « l’image mobile de l’éternité » c’est-à-dire l’image de l’immuabilité et de la perfection des Idées. Mais, il est pris, ou plutôt, il est le Devenir, il est le Temps qui passe en transposant dans le monde les propriétés mathématiques de l’intelligible. C’est pourquoi le Temps n’est autre que la mesure intelligible appliquée aux corps qui suivent donc des lois mathématiques du Temps. Dans le Timée, le Temps est mesurée à l’aune des mouvements les plus parfaits qui puissent exister dans le monde, c’est-à-dire les mouvements célestes. Le Temps est alors représenté sous une triple modalité : une modalité mathématique (en tant qu’il est mesuré, et en tant qu’il mesure), une modalité astronomique (en tant que le principe de mesure du Temps est le mouvement de la sphère des fixes) et une modalité contemplative (en tant que le Temps manifeste l’harmonie mathématique et esthétique de l’univers).

Portrait de Platon pointant le ciel. Détail de la fresque L’Ecole d’Athènes de Raphaël (1509-1511)
C’est pourquoi je dis qu’il s’agit du « temps contemplé ». La mélancolie est un être ailé, en un certain sens, il est donc un être démonique, qui fait le lien entre le haut et le bas, le ciel et la terre, l’intelligible et le sensible. Il est par cet attribut connecté au divin, au cosmique, il est dans une contemplation de l’harmonie cosmique. Pourtant, Mélancolie est aussi un être sensible, envahi par des émotions, la mélancolie, qui trouve sa place sur ce sol encombré de matières, où jonchent matériaux et instruments, la main dirigée vers le bas prête à transformer la matière sur le modèle cosmique. Son regard est un entre-deux.Et derrière lui, tout indique la possibilité ou l’effectivité de l’élévation, la lumière, l’échelle, les symboles du savoir.
Dans cet entre-deux, la mélancolie doit trouver un juste équilibre, elle doit opérer un mélange savant et mesuré, exactement quantifié sur une balance. Or, cet aspect nous renvoie au kairos. A propos du kairos, j’envisagerai trois aspects principaux : le kairoscomme juste mesure et juste milieu, le kairos comme le temps propice à trouver ce juste milieu, et le kairos comme moment de création. En outre, ces trois aspects peuvent être déclinés sous différentes dimensions : médicale, artistique et démiurgique, scientifique et magique.
Dans Problèmes, XXX, 1, le pseudo-Aristote indique qu’il y a un art de « l’occasion » (kairos) dans la mélancolie : il  indique qu’il existe des instants où le mélange n’est pas correctement proportionné, ce qui fait apparaître la forme pathologique de la mélancolie[12]. A contrario, on peut supposer que le mélancolique doit parvenir à régler, mesurer et proportionner le mélange pour affermir une mélancolie en bonne santé, celle des êtres d’exception : en réalisant le point d’équilibre, le mélancolique agit comme artiste et savant.
Kairos désigne tout d’abord le temps dans sa dimension humaine et sa dimension pratique. Il ne revêt donc pas, en ce sens, du tout l’idée d’un temps objectif, séparé, mathématique ou cosmique. Il désigne le moment opportun, l’occasion qui se présente à l’homme, que l’homme doit saisir pour agir convenablement en fonction des buts qu’il s’est fixé. Le kairos est donc davantage un temps tactique, stratégique, pratique, politique ; du moins un instant du temps, un moment dans le cours du temps, remarquable parmi les autres moments linéaires et indistincts, parce qu’il présente mieux que les autres la possibilité de la réalisation, de l’action, du changement.
Mais, dans le vocabulaire médical de la médecine hippocratique, kairos désigne un instant critique lié à l’évolution de la maladie, instant qui fait appel à la sophia du médecin pour réaliser l’acte de soin le plus approprié. Dans une maladie, le kairos désigne un « tournant », un moment critique dont le caractère va déterminer l’aggravation ou la régression de la maladie.

Aristote
Le kairos est alors associé à un temps d’accomplissement : il désigne les étapes, les stades caractéristiques de l’évolution d’un être. En ce sens, le kairos dépasse son statut médical pour désigner un instant du temps cosmique qui régit le devenir des choses. Ce sens se retrouve, par exemple, dans l’ancien pythagorisme[13]. Dans l’ancien pythagorisme, un ensemble d’identifications symboliques entre les nombres, les divinités et les idées, est réalisé. Ainsi, kairos est associé au nombre 7 pour différentes raisons.
En un sens biologique, le nombre 7 désigne précisément le temps critique, celui de l’évolution d’une maladie, celui de la naissance viable, etc. Il en vient à désigner un instant démiurgique de création. Dans la mystique mathématique, le 7 est d’abord un nombre premier, ensuite il est la médiété entre 4 et 10 (4 désignant la tétrade et 10 la décade). Incréé, il est créateur ; moyen ou milieu entre les deux chiffres de la perfection cosmique, il est le temps et le nombre de l’agencement démiurgique, il est le moment-passage de la réalisation achevée.
Dans la mystique pythagoricienne, le nombre 7 est aussi associé à Athéna (Minerve) : elle est déesse de la victoire et de la santé, elle préside justement aux décisions qui déterminent l’issue des instants critiques. D’un point de vue cosmique, le nombre 7 revêt un pouvoir de réalisation, il intervient de manière centrale dans le processus démiurgique de création du cosmos. Ce que l’on appelle l’ « hebdomade »[14] a servi au dieu-démiurge d’instrument  et d’articulation douée d’une force d’accomplissement, en tant que médiété entre 4 et 10. Il occupe ainsi le rang le plus convenable, au milieu en quelque sorte entre le commencement et la fin. Le 7 est, pour ainsi, la puissance d’unification entre les extrêmes, il participe à la constitution de l’unité dans la création, il est ce qui lie les parties entre elles, les extrêmes entre eux, voire les contraires.
En raison de cet ensemble de caractéristiques, la référence implicite au temps de la création, c’est-à-dire au temps du kairos, indique l’intention de Dürer de faire de la mélancolie une dynamique créatrice dans l’art. La création démiurgique du cosmos par un principe divin est comme transposé à l’art : il y un enrichissement métaphorique des deux dimensions. L’art explique le processus démiurgique du cosmos, et, inversement, le modèle cosmique de la création montre que l’art est, d’une certaine manière, une réitération ou une transposition de la création cosmique. C’est à cela que préside la mélancolie naturelle lorsqu’elle trouve son point d’équilibre et l’occasion de la création qui se fait dans un instant mystérieux sans durée que le mélancolique semble guetter et attendre comme seule remède.
Pour conclure, la présente réflexion n’a pas pour intention de « donner les clefs » du mystère qui entoure une œuvre très étudiée et très connue. Le sens de cette réflexion est plutôt de montrer l’enracinement de l’œuvre dans une conception ancienne ; en retour, cet enracinement peut aider à une compréhension de Melancolia. Par-delà, la conception négative de la mélancolie entendue comme maladie, Dürer semble renouer, à la suite d’autres travaux de ses contemporains, avec un sens positif apparu dans l’Antiquité grecque. La continuité entre les deux époques est marquée de la manière suivante : la mélancolie peut se transformer en une puissance de créativité et de génie à condition de relever d’un bon naturel, de trouver un équilibre entre des contraires grâce à une série d’instruments d’ordre médical, mystique, scientifique et magique. C’est à cette condition que la mélancolie fait apparaître le génie humain, malgré le désespoir qui la guette, à travers une création qui imite ou réitère l’acte fondamental et original de la création démiurgique et cosmique.
© Philarétè
Notes :
[1]Diels-Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, 1952, 22, A, 1 (7), noté D.-K.
[2] D. – K. 22, B, 1
[3] D. –K. 22, B, 34. Traduction : Jean-Paul Dumont (éd.), Les Présocratiques, Paris, Gallimard, 1988.
[4] Aristote (ou pseudo-Aristote), L’homme de génie et la mélancolieProblèmesXXX1, traduction, présentation et notes de Jackie Pigeaud, Paris, Rivages Poche, 2006 (1988), 954 a 13, noté pseudo-Aristote, ProblèmesXXX, 1.
[5] Pseudo-Aristote, ProblèmesXXX, 1, 954 b 27 – 28.
[6]Ibid., 955 a 36 – 40.
[7]Ebtinger R., « La mélancolie de Dürer », Expression et signe, 1971, vol. 1, n° 4, pp. 171 – 186.Certains commentateurs indiquent par exemple le contexte de la gravure, marqué par la mort de la mère de l’artiste, contexte qu’il aurait indiqué par l’apparition de la date fatidique de cette année 1514 dans le carré magique.L’opposition entre le chien famélique et l’enfant peut aussi revêtir une telle signification.
[8] D.-K. 22 B 52. La traduction « trictrac » n’est peut-être pas la indiquée pour traduire le grec, mais elle est la plus utilisée. Le pessos est une sorte de pierre ovale en forme de gland pour le jeu de dés ou de trictrac, selon la traduction du Bailly.
[9] Raymond Klibansky, Erwin Panofsky and Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie, Etudes historiques et philosophiques Nature, religion, médecine et art, traduit de l’anglais par Fabienne Durand-Bogaert et Louis Evrard, Paris, Gallimard, 1989 ( titre original : Saturn and MelancholyStudies of Natural Philosophy, Religion and Art, London, Thomas Nelson, 1964).
[10] De nombreux exemples montrent cette puissance du Temps. Par exemple, Sophocle, Œdipe Roi, vers 613 – 614.
[11] Aristote confirme ce genre d’expressions  propos des Pythagoriciens en Physique, IV, 10, 7, 218 a 33 : « Les uns (les platoniciens) disent que le temps est le mouvement de l’univers ; d’autres (les pythagoriciens) que c’est la sphère même de l’univers. »
[12] 954 b 34 – 35.
[13] Paul Kucharski, « Sur la notion pythagoricienne de kairos », Revue philosophique de la France et de l’Etranger, t. CLIII, 1963, pp. 141 – 169, p. 147.
[14] Aristote, Métaphysique, A, 5 : « Les êtres naturels paraissent venir à l’existence et accomplir leur développement dans des intervalles de temps parfaits (teleiouskairous) suivant les hebdomades. »

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