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samedi 22 février 2020

BOTTICELLI, VENUS SI CELE TREI GRATII





https://www.flickr.com/photos/28433765@N07/albums/72157622722590735/with/6740932597/     Galerie FLICKR Botticelli

Un tableau, une question : Botticelli, Vénus & les Trois Grâces


BOTTICELLI. Vénus et les Grâces offrant des présents à une jeune fille. Sandro Botticelli (1445-1510). 218 x 284 cm ; Paris, musée du Louvre.

Botticelli a peint sur cette fresque cinq jeunes femmes dont Vénus et les trois Grâces. Laquelle des cinq femmes est Vénus ?
(réponse en bas de page).

En 1873, aux environs de Florence, dans la villa Lemmi, on découvre trois fresques. Elles ont été réalisées par Botticelli au XVe siècle.

La découverte des fresques.
La découverte fut une réelle surprise puisque c'est en enlevant un revêtement mural que les fresques furent mises à jour. J'imagine l'étonnement de ceux qui virent apparaître ces peintures murales illustrées de cinq femmes d'une beauté incomparable. Nous avons tous en nos cœurs ce rêve d'enfant : découvrir un trésor... En se promenant, en achetant une vieille maison, en farfouillant dans les greniers des grands-parents ou bien aussi les vide-greniers, on espère tous tomber sur la perle rare, le « trésor ». Là, c'est arrivé.
Sur les trois fresques, la troisième resta sur place : elle était trop endommagée pour être « transportée ». Les fresques, comme les tableaux, ont parfois voyagé. Certaines, appartenant à des personnes privées, ont été vendues ; d'autres ont été confisquées : Napoléon a été un grand « pilleur » d'œuvres d'art que ce soit en Italie ou en Égypte, entre autres.

Les fresques se trouvaient au premier étage de cette villa qui fut la propriété des Tornabuoni, importants négociants florentins. Ils y vivaient entre 1469 et 1541 (d'après le site Insecula). Famille prestigieuse puisque Lucrèce Tornabuoni (1425-1482) fut l'épouse de Pierre de Médicis et mit au monde Laurent le Magnifique, sans qui Florence ne serait pas Florence... La villa Lemmi fut habitée par Giovanni Tornabuoni (1428-1497), oncle de Laurent le Magnifique. (information issue de : Botticelli / Ronald Lightbown. - Citadelles, 1989 dont l'auteur est un éminent spécialiste de la Renaissance.)


L'origine de la création des fresques.
Ces fresques aux thèmes mythologiques sont souvent des commandes de familles qui souhaitent immortaliser des évènements, ou eux-mêmes.
Je cite ici « Insecula » :
« Botticelli recevra peut-être la commande de ce décor à l'occasion des noces d'un membre de la dynastie florentine influente. L'identification des différents personnages et l'interprétation des scènes n'est pas chose facile. Certains identifient les deux jeunes gens comme étant, respectivement sur l'une et l'autre fresque, Niccolo Tornabuoni et Matteo di Andrea Albizzi, mariés en 1484. Sur la première composition, Vénus, entourée de trois Grâces, dépose un cadeau dans le linge que lui tend la jeune fiancée. Sur la seconde, le jeune homme est présenté par Minerve ou par Vénus aux sept Arts libéraux, identifiables pour certains à leurs attributs. Cette exaltation de Vénus, mère et maîtresse des Arts et du Savoir, s'accorderait avec les idées humanistes qui étaient en vogue dans le cercle de Laurent de Médicis, dit le Magnifique (mort en 1492). »

Une autre source identifie les jeunes gens comme Lorenzo Tornabuoni et Giovanna degli Albizzi, mariés en 1486. Cette version est confirmée par l'ouvrage référence de Ronald Lightbown.

Sur les trois fresques, c'est la première qui nous intéresse ici.

Vénus et les Trois grâces.
Vénus, pour les Romains, fut d'abord la déesse des jardins avant de symboliser l'Amour et la Beauté. Elle est l'égale d'Aphrodite, déesse grecque.
En grec « Charites » : les Grâces, Aglaë, Thalie et Euphrosyne, à elles trois, symbolisent toutes les formes de la beauté dans la mythologie gréco-romaine.

Aglaé ou Pasithée est la déesse des plaisirs de la vie, de la splendeur, de la beauté éclatante.
Thalie (en grec l'abondance) symbolise les fêtes, les célébrations. On l'invoque pour ces occasions et elle représente aussi les grands banquets, où l'abondance de la nourriture n'a rien à envier aux signes extérieurs de richesse.
Euphrosyne (en grec la joie) ou Euthymie (la confiance). Elle symbolise la joie, les plaisirs de la bonne chère, le courage, la confiance, l’allégresse, la jubilation, l'hilarité, le plaisir, la gaieté et la joie de vivre.


La représentation de la femme en art.

Représenter ces quatre icônes de la Beauté ensembles, c'est positionner la Femme comme représentation ultime de la Beauté. En regardant bien le tableau, si l'on s'attarde sur les visages de ces femmes, on ne peut que rester abasourdi par leur beauté, la finesse de leurs traits, la pose toute de douceur de leurs têtes, la légèreté de leurs corps qui semblent flotter. Tout n'est que fluidité et douceur. Les chevelures coiffées en liberté, arborant des boucles indociles et rebelles, semblant voleter autour des visages, accentuent cette impression de légèreté.


Pourtant, pourtant je ne peux m'empêcher de ressentir une ombre de mélancolie dans le regard de la Grâce de droite... peut-être n'est-ce là qu'un ressenti personnel mais j'y vois le revers de la Beauté, cette petite lassitude des femmes très belles, qui aimeraient bien parfois savoir si le regard que l'on porte sur elle se cantonne à l'appréciation de leur physique, juste leur physique... Si on les aime pour ce qu'elles sont ou juste pour ce qu'elles représentent.
Cette ombre que je perçois sous le pinceau de Botticelli, je l'ai retrouvé dans le visage de la « Naissance de Vénus » où pour la première fois la nudité d'une femme est représentée sur un tableau qui ne soit pas à caractère religieux.



Mais revenons à notre fresque. Le contraste est marquant entre les déesses et la jeune fille qui leur tend un linge. Par opposition, elle semble raide... un voile couvre ses cheveux comme il sied à toute femme bien née qui se respecte pour l'époque tandis que Vénus et les Grâces, elles, n'ont pas à se plier aux dogmes de la société. J'apprécie beaucoup ce lien entre Beauté et Liberté.
La robe de la jeune fille de droite tombe de manière très lourde jusqu'au sol. Les plis sont bien verticaux. Ses pieds et ses bras sont cachés, toujours par souci du respect des convenances alors que les robes de Vénus et des Grâces semblent presque transparentes.
En bas à droite, il se pourrait que ce soit là une représentation de Cupidon (ou Éros pour les grecs), dieu de l'Amour, ou bien tout simplement un Amour... représenté la plupart du temps sous les traits d'un enfant. La logique voudrait donc que cette jeune fille soit une fiancée. Toute la symbolique du tableau converge vers cette interprétation.
A gauche, une fontaine avec des tournesols. La scène se passe donc dans un jardin, ce qui, dans la symbolique, nous ramène à Vénus, d'abord Déesse des Jardins.
Mais à cette époque, Vénus n'est pas seulement déesse de l'Amour et de la Beauté. Elle est également celle du savoir, du plaisir de la connaissance. À la fin du XVe siècle, nos pays sont en évolution constante et l'Italie a pris de l'avance dans le grand mouvement de la Renaissance. Durant ce siècle, des notions nouvelles émergent : hygiène, intimité, respect de son corps. Le savoir, son importance, sa communication, toutes ces idées vont transformer les hommes. Le Moyen âge prend fin sans que les hommes en aient même conscience.

Du lien entre représentation de la femme et société.
Naturellement, le corps de la femme change, se transforme tout au long de sa vie. Très schématiquement, on peut raisonnablement admettre que les petites filles sont représentées plutôt potelées, les adolescentes minces, voire maigres, les femmes accomplies un peu plus rondes et les femmes d'âge plus mûr sans réelles formes féminines voire très rondes. Je m'en tiens à l'art figuratif. De ce postulat de départ assez grossier, j'y ajoute des paramètres liés à la société et ses influences. L'art premier présentera des femmes grosses, opulentes car on vénère à travers elle la fertilité. Plus la société a faim, plus les femmes sont appétissantes ; plus elle est moralisatrice, plus les femmes sont minces et raides. Bien sûr, je ne peux résumer en quelques lignes ma pensée, influencée elle-même par les nombreuses lectures à ce sujet qui m'ont passionnées. La façon dont on représente la femme en peinture est vraiment révélatrice de la société.
Au Quattrocento, en Italie et seulement à sa fin en France, on découvre la notion d'intimité, le respect de son corps par l'hygiène. Le corps n'est pas qu'un instrument. Sandro Botticelli peint des femmes en tant que telles. Elles sont rondes parce qu'elles ont vécu. C'est la plénitude de ces vies qu'il met en valeur. Dans cette fresque, si l'on part du principe accepté que le personnage de droite est une jeune fiancée d'une classe sociale élevée, l'influence de ces données génère un physique dessiné plus raide, plus mince. Elle n'a rien vécu encore, elle n'a pas empli son corps des fruits de sa vie. Tout le contraire de Vénus et des trois Grâces. Même si des spécialistes ont évoqué la possibilité que Botticelli ait pu être homosexuel d'après l'archivage d'une plainte allant dans ce sens, cela n'a pas d'importance. Je crois qu'il aimait les femmes et que son talent, son art de les peindre dépasse à mon sens le talent d'un Vinci. Je n'ai jamais rien ressenti, en termes d'émotions, en contemplant la Joconde alors qu'à chaque fois que je pose les yeux sur une des femmes de Botticelli, l'émotion m'étreint, mêlée de douceur, de tendresse, de questionnement, de lucidité et de nostalgie.
Notre société érige en modèle des femme d'une grande minceur pour ne pas dire maigreur. On nous impose comme seule référence en terme de beauté, que ce soit dans la publicité, les magazines, sur les blogs... bref, quasi partout, des filles filiformes et maigres. Notre société prend, à mon avis, le modèle de l'adolescente comme étalon, comme repère. Pourquoi ? C'est une question que je me pose souvent. Pourquoi prendre comme étalon les caractéristiques physiques de l'adolescente ? Nous ne pouvons pas être maigres comme des ados puisque nous avons vécu. Notre vie sculpte notre corps. Il ne pourra jamais ressembler à ces ados de papier qui ornent tous les murs. Nous subissons la tyrannie de la taille 38, disent certaines. Je dirais plutôt 36.
L'idéal de notre société serait-il la femme adolescente ? Celle qui ne sait presque rien de la vie, qu'il faut former, éduquer ? L'adolescente, mineure de préférence, donc exempte des responsabilités des femmes... Argh... les canons de notre société me posent souci, vraiment. Nous, les « femmes », les « vraies », oserais-je dire, nous ne sommes plus génératrices d'idéal féminin. Qu'avons-nous fait pour mériter cela ? Est-ce juste histoire d'esthétisme ou faut-il aller chercher plus loin ? Avons-nous, ces quelques dernières générations, avons-nous trop voulu être des hommes comme les autres et partant, en avons-nous perdu notre féminité ?
Avons-nous cessé de faire rêver les hommes ?
Je n'ai jamais été féministe. J'ai toujours pensé que les féministes voulaient juste être des hommes au féminin. Je veux être une femme, penser en femme, vivre en femme et si jamais mes choix sont caricaturés et ramenés par d'aucuns ou d'aucunes à mon sexe, je l'assume. Oui, je nourrirai toujours le mendiant dans la rue et oui, je privilégierai toujours la vie plutôt que la mort.

Mais revenons à Botticelli... C'est qui Botticelli ?

Je ne résiste pas au plaisir de vous faire partager la définition du Petit Larousse Illustré de 1932 concernant l'artiste :

BOTTICELLI (Alessandro ou Sandro Filipepi), peintre italien, né à Florence (1447-1510). Artiste élégant, passionné mais un peu miéveur.

« Miéveur »... En lisant cet article, je me suis dit qu'il s'agit là d'un point de vue subjectif. Notre temps ne l'accepterait pas... Le dictionnaire se doit maintenant d'être objectif, correct. C'est vrai qu'aujourd'hui il faut être « correct » en tout.
« Miéveur » ne se trouve même pas dans la partie Noms communs du même dictionnaire. Je n'y est trouvé que « mièvre » adj. d'une gentillesse prétentieuse : Les tableaux de Boucher sont souvent mièvres.

Voici maintenant la définition du Petit Larousse illustré 1999 :
BOTTICELLI (Sandro Filipepi, dit), Florence 1445 – id. 1510, peintre italien. Il est l'auteur d'un grand nombre de madones, de tableaux d'inspiration religieuse ou mythologique (le Printemps, la Naissance de Vénus, musée des Offices), qu'idéalisent leurs arabesques gracieuses et leur coloris limpide. Une inquiétude spirituelle marque toutefois sa dernière période (la Calomnie, Offices ; Pieta, Munich).

Au passage, savourez la définition du mot mièvre illustré par la mention des tableaux de Boucher. Quelle insolence, n'est-ce pas ? Très artistiquement incorrect. D'où mon avis que le dictionnaire, en effet, a vraiment énormément évolué... Il est devenu très politiquement correct.

Sandro Botticelli, autoportrait en homme tenant un médaillon de Côme de Medicis, 1476.

Au XVe siècle, la notion d'artiste, tel que nous la connaissons, n'existe pas. Ceux que nous appelons des artistes du haut de notre XXIe siècle sont alors des artisans. Certains de renom, certes, car les tableaux circulent mais leur statut reste plus humble que celui de nos artistes d'aujourd'hui. Sandro Botticelli (1445-1510) et Léonard de Vinci (1452-1519), sept ans d'écart donc la même génération, qui plus est amis, aussi liés d'ailleurs avec Michel-Ange, ont le même profil. Vinci a plus de succès, de renommée et de reconnaissance, plus vite et plus fort que Botticelli mais ce sont bien là les deux mêmes profils : celui de l'artisan, artiste, touche-à-tout de leur siècle. Botticelli aussi était versé en mathématiques et participait à des tables rondes sur le sujet avec d'autres personnages émérites. Il était également versé en fortifications et en techniques.
Seulement voilà, Botticelli ne fait pas recette. Du XVe au XIXe siècle, il n'aura qu'une place subalterne au sein de la critique artistique. Il est difficile à cerner, ce Sandro. Et puis d'abord, il ne respecte pas les dogmes : quand tous sacrifient à la déesse « Perspectives », lui peint ses personnages l'un sur l'autre ou l'un à côté de l'autre... Argh... Et puis aussi cette joie, ces fleurs, ces tissus voletant... « mièvrerie » comme le dit un dictionnaire du XXe siècle ?
Beaucoup de critiques relèvent les maladresses, les corps parfois trop étroits aux extrémités... et tant d'autres reproches. D'ici à dire que Laurent le Magnifique et les Médicis avaient mauvais goût... Quand même, il fut l'un de leurs artistes préférés jusqu'aux heures noires, jusqu'à l'époque de Savonarole. Brrr... D'ailleurs, à l'époque de Savonarole, on dit que Botticelli accepta que certaines de ces œuvres soient brûlées, jugées impies et irrévérencieuses.
À mon humble avis, les critiques cités plus haut oublient la justesse des expressions, la pureté et la finesse des visages et des regards... regardez la Vierge à l'Enfant avec le jeune saint Jean-Baptiste, regardez comme la commissure de la lèvre est tout doucement repliée, comme l'esquisse d'un sourire intérieur... Ah... on ressent l'émotion intérieure de la Vierge, toute d'amour maternel...


 Je pourrais vous en signaler d'autres... mais bref, Botticelli était un artisan au service des grandes familles florentines pour lesquelles il travaillait sur commande et sans lesquelles je n'aurais pas le plaisir de vous en parler.
Ce qui me plait, c'est que non seulement il a fallu beaucoup de temps pour que son talent soit reconnu mais de plus, on ne possède que peu d'informations sur sa vie privée. Du coup, il faut tout analyser, ressentir en ne se basant que sur les tableaux ou quasiment.
Quand même, quand l'on regarde les œuvres produites par les artistes de son temps, on trouve des liens, des influences communes. Mon œil d'ignorante, lui, n'en retrouve pas chez Botticelli. Je le trouve unique, son style. Unique. S'il est reconnaissable si aisément, c'est pour ça : unique ! Bon d'accord, il a eu des maîtres et les spécialistes voient très bien l'influence de ses deux principaux maîtres dans ses œuvres : Fra Filippo Lippi et Vespecchio.

Et puis un jour cessa le règne de Laurent le Magnifique et des Médicis. Le prédicateur Savonarole prit la parole et la garda pendant des années. Du haut de sa chaire, il dénonce les mœurs légères, frivoles voire honteuses des classes dirigeantes. L'influence qu'il eut sur Botticelli fut considérable et s'en fut fini des odes à la nature à travers ces femmes délicates, au regard emprunt de gravité et de joliesse réunies. La morale imprégna de sérieux le pinceau de l'artiste.

Malgré cela, l'aspect dominant des tableaux de Botticelli, à mon avis, est qu'ils mettent en valeur les humains. Que ce soient les toiles religieuses ou profanes, ce n'est pas tant la technique qui semble compter que les ressentis.
C'est en cela que Botticelli me trouble. Souvent, il ne tient pas compte de la perspective, ou bien des décors comme le font tous ses collègues. Non, pour Botticelli, tout n'est ici que pour mettre en valeur les visages, les corps et les matières. C'est très jubilatoire. J'adore. D'autant plus que sa vie se passait bien loin des mondanités et des frasques de la cour florentine. Il a toujours vécu dans la maison familiale. Certes, il a côtoyé les Grands qui lui passaient commande mais ne les a pas fréquentés. Lui, le peintre par excellence de la beauté des femmes est resté toute sa vie célibataire et à la mort de Savonarole, il s'est tenu éloigné de toute vie publique. Le contraste entre sa vie et ses œuvres ma plait aussi. Est-ce parce que son imaginaire, son savoir florissants lui donnaient une image inaccessible de la femme, l'idéalisant à l'extrême ? Jamais on ne le saura. C'est comme si l'absence de femme dans sa vie privée provoquait plus de créativité que l'inverse. On ne rêve que de ce que l'on a pas. Je crois aussi que l'on crée de façon plus intense dans les périodes de manque ou de chagrin. Comme on se bat pour sa liberté plus âprement sous une dictature qu'une République. Le confort fait de nous des moutons. L'ascèse, la privation, l'isolement, le chagrin sont comme un terreau favorable à la créativité. Vaste question s'il en est.

En toute sincérité, Botticelli est pour moi un grand maître. Il devait adorer les femmes pour les peindre si belles. Il est difficile de trouver en peinture, surtout au Xve siècle, autant de finesse, d'humanité dans les regards, de beauté... Oui, d'ultime beauté. Sa Vénus naissante est mille fois plus belle que la Joconde de Léonard de Vinci. J'avais très envie de partager ce plaisir que je ressens à chaque fois que je pense aux femmes de Botticelli.
Si l'on veut comprendre ses tableaux, ou ceux des artistes de son époque, il est bon d'acquérir quelques connaissances en histoire religieuse d'une part et en mythologie d'autre part. En effet, ces deux enseignements composaient la quasi intégralité des études que l'on suivait à l'époque.
Il est clair que pour les tableaux religieux, c'est plus facile de les comprendre si l'on a une idée de ce que sont les attributs des saints, c'est-à-dire les objets qui les représentent et qui permettent de les identifier.
Quant à la mythologie, Botticelli et bien d'autres l'utilisaient couramment et s'en servaient parfois pour faire passer des messages... La compréhension des allégories est parfois complexe car une allégorie peut illustrer une compréhension, une interprétation personnelle... Vénus peut être déesse des Jardins, de l'Amour, de la Beauté, du Savoir ou de la Vérité... Rares sont les allégories que l'ont puisse traduire ou interpréter sans prendre en compte la totalité de l'œuvre.
Un jour il faudra que je vous parle de la « Calomnie » de Botticelli... quel régal...

Réponse.
En guise de réponse, je vous copie ici l'extrait dédié à la fresque in Botticelli / Ronald Lightbown. - Citadelles, 1989.
Les ouvrages des éditions Citadelles & Mazenaud sont d'une beauté constante. L'iconographie est irréprochable et donne des détails sur les œuvres très impressionnants. Cette très haute qualité a un coût, très élevé également. Si je gagnais au Loto, ce serait ma première acquisition : des livres d'art des éditions Citadelles. Certaines bibliothèques ou médiathèques les prête, renseignez-vous.

« La scène se passe dans un jardin, où l'on aperçoit à gauche un arbre, et une fontaine en marbre sur laquelle se penchent des tournesols. Giovanna degli Albizzi porte une robe rouge foncé ceinturée de blanc, un fichu blanc et un collier de perles à pendentif d'or orné d'un rubis et trois perles. Elle s'avance par la droite, en tendant un mouchoir blanc où Vénus dépose ses fleurs, des roses. La déesse, représentée de profil tels les personnages peints sur les vases antiques, s'immobilise dans son élan, comme l'indiquent ses pieds chaussés de cothurnes et sa légère inclinaison. De la main droite, elle retient sa ravissante cape rose. Derrière elle, une Grâce, qui retient avec la même élégance sa cape orange sur sa robe abricot, contemple respectueusement sa maîtresse. Un peu plus loin, une deuxième Grâce en robe pistache et cape violette passe une main sous le bras de la troisième Grâce pour lui désigner la scène. Le motif dessiné par les pieds et les mains souples de ces cinq personnages est extraordinairement gracieux (même pour une œuvre de Botticelli). On peut en dire autant de l'ovale délicat des visages rosés, et des chevelures blondes. Botticelli a bien différencié les couleurs locales, comme le conseille Alberti : « Puisqu'il vous faut peindre Diane menant la danse, donnez à cette nymphe un vêtement vert, à celle-là un blanc, à cette autre un rose et à cette autre encore un jaune, c'est-à-dire une couleur différente à chacune, de sorte que les couleurs claires soient toujours proches d'une couleur foncée différente. » Il s'agit d'harmoniser les couleurs locales, mais pas de les unifier comme le recommandera Léonard de Vinci. Botticelli estimait avec Alberti que « le rose à côté du vert et du bleu s'honorent mutuellement. » C'était là bien sûr une tradition héritée du passé, et Botticelli allait y rester fidèle jusque dans ses dernières œuvres. Si l'effet semble particulièrement évident ici, c'est parce que la disparition du fond accentue encore l'aspect de frise classique.
Chacune des deux compositions est fermée à droite par un pilastre surmontant un socle à moulure, seul vestige d'un encadrement raffiné. À droite de Giovanna, un petit amour blond, vêtu d'une tunique jaune orangé, s'avance en regardant par terre et en portant un écu dont les meubles sont effacés. Dans l'autre fresque, nous ne voyons plus que la tête du petit amour situé à gauche. Mais le rapport rédigé au moment de la découverte des peintures nous apprend qu'il portait un écu aux armes des Albizzi.
[...]
Quant à Giovanna, la jeune épouse de Lorenzo, elle reçoit de Vénus les dons de beauté et d'amour. »

La fin de l'article nous apprend que les deux tourtereaux promis aux plus beaux lendemains finirent tristement : la fiancée de notre fresque meurt en couches le 7 octobre 1488 et son époux, ayant participé à un complot visant à faire remonter les Médicis sur le trône, est arrêté, inculpé et condamné en 1497.

Vanitas vanitatum, et omnia vanitas...
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Sans doute le plus célèbre tableau du peintre florentin Botticelli, « Le Printemps » paraît représenter et fêter l’arrivée des beaux jours. Mais inspiré de la philosophie platonicienne, c’est un chef d’œuvre aux significations profondes.


Au milieu d’un bosquet d’orangers apparaît sur une prairie, Vénus, la déesse de l’amour. Ce décor symbolise sans doute le jardin sacré de la déesse qui était situé, selon la mythologie, dans l’île de Chypre. Le tableau se lit de droite à gauche.

Selon le récit d’Ovide, dans le jardin des Hespérides, le dieu du vent, Zéphyr aurait été pris en voyant la nymphe Chloris d’une sauvage passion et l’aurait poursuivie et prise de force pour femme. Mais après s’être repenti de sa fougue, il l’aurait changée en Flore, reine de l’éternel printemps, et lui offrit le royaume des fleurs. Flore est ainsi la déesse de la jeunesse et de la floraison, protectrice de l’agriculture et de la fécondité féminine. Elle sème des fleurs sur la terre, indiquant par là son pouvoir fécondant. Au centre, souveraine de ce bosquet, Vénus se tient un peu à l’arrière, comme si elle voulait laisser passer sa suite devant elle. Au dessus de la déesse, les orangers se referment en demi-cercle, comme une auréole qui entourerait la déesse, et son fils, Eros décoche ses flèches d’amour, les yeux bandés. A gauche nous voyons les trois Grâces, compagnes de Vénus, dansant une ronde pleine de charme.Elles sont suivies de Mercure, le messager des dieux, qui ferme le tableau sur la gauche. Il tient de la main droite son caducée afin d’éloigner les nuages menaçant de pénétrer dans le jardin de Vénus. Il tourne le dos à la composition comme s’il voulait s’en isoler. Mercure est ici le protecteur d’un jardin dans lequel il n’y a pas de nuages et où règne la paix éternelle. La vaillance de Mercure dans sa fonction de gardien du bosquet est illustrée par la présence du sabre à son côté gauche.

L’éternel printemps

Le jardin est symbole de paix et du printemps éternels. Le tableau reflète toutefois un symbolisme plus subtil. Il symbolise le chemin de l’âme vers le divin : l’entrée de l’âme dans le jardin du monde et son chemin de perfectionnement, de la voie de l’amour sensible à celle de l’amour pur qui conduit à la contemplation des vérités éternelles.
Dans sa composition, le tableau présente deux parties qui s’harmonisent autour de l’axe représenté par Vénus. Ces deux parties illustrent le double visage de Vénus symbole de la dualité de l'âme : Vénus Pandemos attirée par les plaisirs terrestres, et Vénus Ourania qui tend vers la félicité céleste. Ces deux visages de l’amour, amour céleste et amour profane, sont représentés par les deux triptyques du tableau qui décrit les métamorphoses de l’amour qui se déploient dans le jardin de Vénus.

Zéphyr, Chloris et Flora
Dieu du vent, Zéphyr pénètre plutôt violemment dans le jardin au point que les arbres ploient. Il gonfle puissamment ses joues pour en faire sortir des souffles chauds. Il poursuit la nymphe habillée de voiles transparents, et qui le regarde avec effroi. Il symbolise la passion débridée. Botticelli a représenté la métamorphose de la nymphe Chloris en Flora, comme un changement de nature : la naïve Chloris est transformée en beauté victorieuse, comme fruit de la réunion de la passion et de la pureté.

Dans une autre clé, selon l’orphisme, l’âme entre dans l’univers, portée par les vents. Zéphyr, le ténébreux, s’introduit dans le jardin du monde et y fait entrer l’âme/Chloris, l’étoile céleste, tout en semblant la retenir, comme l’amour passionnel ralentit l’avancée vers le monde céleste.

Flore, l’âme-fleur est la figure de la beauté terrestre, qui n’est pas seulement belle elle-même, mais qui, en semant ses roses, embellit le monde. Flore représente la seconde Vénus, la Vénus terrestre ou Vénus pandemos. C’est la mère de la vie.

Vénus

Loin d’être l’incarnation de l’amour charnel, Vénus, comme axe du tableau, symbolise l’idéal humaniste de l’amour spirituel qui, avec l’ascèse de l’âme, permet son élévation vers les hauteurs de l’intelligence pure. Telle la Diotime du Banquet de Platon elle montre la voie de la beauté et de l’amour célestes.

Selon Platon, la communion entre les mortels et les dieux s'établit par la médiation de l'Amour (1) . Cet Amour est personnifié par Vénus au centre d'un processus qui relie les dieux et les hommes, rythmé en trois temps : l'émanation, qui est la création, la conversion ou le rapt, qui produit une extase vivifiante d'où jaillit l'Amour, et la réintégration ou perfectionnement, qui permet le retour au ciel et la réunion avec les dieux. Comme le disait Jorge Livraga, Botticelli présente Vénus «qui domine le passé, le présent et le futur. C'est l'axe central. C'est l'Amour platonicien qui domine tout ce qui est manifesté et se concrétise selon les besoins et le degré de conscience de chacun ».

Vénus lève la main vers les trois Grâces en signe de modération. Déesse de la concorde et de l’harmonie, Vénus est représentée, dans le néo-platonisme renaissant, comme une déesse bienfaisante, paisible et mesurée. Elle semble enceinte, comme pleine de l’harmonie du monde.

Les trois Grâces

Les trois grâces représentent les trois visages de l’amour. Selon la clé chrétienne, elles sont les vertus théologales : Foi, espérance et Charité. Dans la clé néoplatonicienne, ce triptyque présente Pulchritud-Amor(Castitas)-Voluptas, la Beauté, l'Amour (chaste), le Plaisir. Selon Ficin « l'amour commence par la beauté et se termine en plaisir. » Dans l’itinéraire qui comble l’âme, l’art est le premier degré par le plaisir de la beauté, et la joie de la contemplation est le dernier degré de ravissement de l’amour sacré.

La première Grâce est Beauté. Dans l'art de la Renaissance, la place de la Beauté est centrale, tenant un rôle quasi mystique. Les artistes et les poètes ont la faculté prophétique de voir le Beau et ainsi exciter l'amour de la connaissance. C'est par l'expérience de la Beauté, reflet de Dieu que l'on parvient à s'élever à la vision du divin. "La beauté du monde est la splendeur du visage de Dieu" dit Ficin. Selon l’enseignement platonicien, le philosophe doit extraire de la beauté sensible ce qui doit favoriser l’ardeur de l’amour supérieur. La Beauté est aussi, selon l’enseignement platonicien contenu dans le Phèdre, la seule représentation qui peut éveiller dans notre âme la réminiscence des beautés célestes qu’elle a contemplées avant son entrée dans le monde. C’est pourquoi, pour les philosophes de la Renaissance, la Beauté est spirituelle.

L’amour et le plaisir

La grâce du centre, est  l’Amour. On l’identifie également à la Chasteté. C’est l’amour pur, non souillé de désir sensuel, car seul l’amour chaste conduit à la vraie jouissance de la beauté. Elle se distingue des autres en ne portant aucune parure.
Elle nous tourne le dos, pour marquer que la conversion aux choses divines implique de se détourner de ce monde pour s'ouvrir au Tout Autre. Cette fonction de médiateur de l'Amour correspond à la définition donnée par Platon dans le Banquet, à savoir que « l'Amour est le Désir éveillé par la Beauté. » Seule la force vivifiante de l'Amour peut parvenir à unir les contraires, si l'Amour contemple le Tout Autre.
La troisième grâce est le Plaisir. Le plaisir n’est pas la volupté sensuelle, mais au contraire, représente la joie, ultime but du philosophe, qu'il doit conquérir par cette contemplation du Tout Autre. Cette joie (l'eudaimonia des anciens) est le bien suprême.

Cupidon

Cupidon est le fils de la Vénus céleste et décoche ses flèches sur Amour/chasteté. Dans la mystique de la Renaissance, Cupidon va inspirer à l’amour chaste un désir éveillera la volonté assoupie de l’âme et la propulsera dans sa quête. Ce sera une fureur héroïque qui conduira l’âme vers le supérieur. Ses yeux sont bandés car selon Pic de la Mirandole « Orphée dit que l'amour est 'sans yeux' parce qu'il est au-delà de l'intellect ». Pour connaître la nature divine de l'âme immortelle cachée au fond de soi, il faut développer un regard intérieur, symbolisé par les artistes de la Renaissance, comme un aveuglement physique.

Mercure

Situé à la fin du tableau, Mercure annonce le but ultime du voyage d’amour. Par son caducée brandi vers le ciel, il invite à la vision extatique qui s’obtient par l’union avec l’esprit.

Par tradition Mercure est le guide et l’escorte des Grâces. « L'intelligence suit le plaisir, qui est le bien suprême, le plus authentique et le plus durable. » dit Pic de la Mirandole. Car ce sont les sentiments supérieurs, tels la joie authentique, qui permettent l’éclosion de la sagesse, c'est-à-dire l’intelligence qui guide la personnalité humaine. Mercure chasse les nuages de la pensée et dissipe les troubles mentaux nés des passions ombrageuses, et les « sottes opinions ». Mercure est aussi le mystagogue, celui qui permet de pénétrer les connaissances secrètes : révéler les mystères, c’est ôter les voiles tout en préservant leur opacité en sorte que la vérité puisse pénétrer et non pas éblouir.

En montrant la lumière divine cachée dans les nues, et tournant le dos au monde pour contempler l’au-delà, Mercure poursuit l’action des Grâces amorcée dans leur danse. Il est le guide de l’esprit, symbolisé par les flammes renversées qui figurent sur sa toge.

Un cycle complet
Mais la composition est un véritable cycle dans lequel Mercure et Zéphyr se rejoignent.
Tourner le dos au monde avec le détachement de Mercure et retrouver le monde avec l’impétuosité de Zéphyr telles sont les deux forces complémentaires de l’amour, dont Vénus est la gardienne et Cupidon l’agent.
Souffle et esprit étant une seule et même chose, le souffle printanier de Zéphyr (qui dans son aspect sauvage peut aussi être identifié à un satyre ou à Pan, sorte de Mercure terrestre) et l’esprit de Mercure représentent deux phases d’un processus récurrent. Celui qui descend sur terre sous la forme du souffle de la passion, retourne au ciel dans l’esprit de la contemplation.

Ainsi se dessine le trajet essentiel dans la métamorphose de l’âme du philosophe, l’amoureux de la sagesse, qui, éveillé par la Beauté, doit faire l’unité en lui pour atteindre sa quête de la vérité.

(1)  voir l’article « L’amour dans le Banquet de Platon » dans notre revue n°188 p 20

Sans doute le plus célèbre tableau du peintre florentin Botticelli, « Le Printemps » paraît représenter et fêter l’arrivée des beaux jours. Mais inspiré de la philosophie platonicienne, c’est un chef d’œuvre aux significations profondes.

Texte
Au milieu d’un bosquet d’orangers apparaît sur une prairie, Vénus, la déesse de l’amour. Ce décor symbolise sans doute le jardin sacré de la déesse qui était situé, selon la mythologie, dans l’île de Chypre. Le tableau se lit de droite à gauche.

Selon le récit d’Ovide, dans le jardin des Hespérides, le dieu du vent, Zéphyr aurait été pris en voyant la nymphe Chloris d’une sauvage passion et l’aurait poursuivie et prise de force pour femme. Mais après s’être repenti de sa fougue, il l’aurait changée en Flore, reine de l’éternel printemps, et lui offrit le royaume des fleurs. Flore est ainsi la déesse de la jeunesse et de la floraison, protectrice de l’agriculture et de la fécondité féminine. Elle sème des fleurs sur la terre, indiquant par là son pouvoir fécondant. Au centre, souveraine de ce bosquet, Vénus se tient un peu à l’arrière, comme si elle voulait laisser passer sa suite devant elle. Au dessus de la déesse, les orangers se referment en demi-cercle, comme une auréole qui entourerait la déesse, et son fils, Eros décoche ses flèches d’amour, les yeux bandés. A gauche nous voyons les trois Grâces, compagnes de Vénus, dansant une ronde pleine de charme.Elles sont suivies de Mercure, le messager des dieux, qui ferme le tableau sur la gauche. Il tient de la main droite son caducée afin d’éloigner les nuages menaçant de pénétrer dans le jardin de Vénus. Il tourne le dos à la composition comme s’il voulait s’en isoler. Mercure est ici le protecteur d’un jardin dans lequel il n’y a pas de nuages et où règne la paix éternelle. La vaillance de Mercure dans sa fonction de gardien du bosquet est illustrée par la présence du sabre à son côté gauche.

L’éternel printemps

Le jardin est symbole de paix et du printemps éternels. Le tableau reflète toutefois un symbolisme plus subtil. Il symbolise le chemin de l’âme vers le divin : l’entrée de l’âme dans le jardin du monde et son chemin de perfectionnement, de la voie de l’amour sensible à celle de l’amour pur qui conduit à la contemplation des vérités éternelles.
Dans sa composition, le tableau présente deux parties qui s’harmonisent autour de l’axe représenté par Vénus. Ces deux parties illustrent le double visage de Vénus symbole de la dualité de l'âme : Vénus Pandemos attirée par les plaisirs terrestres, et Vénus Ourania qui tend vers la félicité céleste. Ces deux visages de l’amour, amour céleste et amour profane, sont représentés par les deux triptyques du tableau qui décrit les métamorphoses de l’amour qui se déploient dans le jardin de Vénus.

Zéphyr, Chloris et Flora
Dieu du vent, Zéphyr pénètre plutôt violemment dans le jardin au point que les arbres ploient. Il gonfle puissamment ses joues pour en faire sortir des souffles chauds. Il poursuit la nymphe habillée de voiles transparents, et qui le regarde avec effroi. Il symbolise la passion débridée. Botticelli a représenté la métamorphose de la nymphe Chloris en Flora, comme un changement de nature : la naïve Chloris est transformée en beauté victorieuse, comme fruit de la réunion de la passion et de la pureté.

Dans une autre clé, selon l’orphisme, l’âme entre dans l’univers, portée par les vents. Zéphyr, le ténébreux, s’introduit dans le jardin du monde et y fait entrer l’âme/Chloris, l’étoile céleste, tout en semblant la retenir, comme l’amour passionnel ralentit l’avancée vers le monde céleste.

Flore, l’âme-fleur est la figure de la beauté terrestre, qui n’est pas seulement belle elle-même, mais qui, en semant ses roses, embellit le monde. Flore représente la seconde Vénus, la Vénus terrestre ou Vénus pandemos. C’est la mère de la vie.

Vénus

Loin d’être l’incarnation de l’amour charnel, Vénus, comme axe du tableau, symbolise l’idéal humaniste de l’amour spirituel qui, avec l’ascèse de l’âme, permet son élévation vers les hauteurs de l’intelligence pure. Telle la Diotime du Banquet de Platon elle montre la voie de la beauté et de l’amour célestes.

Selon Platon, la communion entre les mortels et les dieux s'établit par la médiation de l'Amour (1) . Cet Amour est personnifié par Vénus au centre d'un processus qui relie les dieux et les hommes, rythmé en trois temps : l'émanation, qui est la création, la conversion ou le rapt, qui produit une extase vivifiante d'où jaillit l'Amour, et la réintégration ou perfectionnement, qui permet le retour au ciel et la réunion avec les dieux. Comme le disait Jorge Livraga, Botticelli présente Vénus «qui domine le passé, le présent et le futur. C'est l'axe central. C'est l'Amour platonicien qui domine tout ce qui est manifesté et se concrétise selon les besoins et le degré de conscience de chacun ».

Vénus lève la main vers les trois Grâces en signe de modération. Déesse de la concorde et de l’harmonie, Vénus est représentée, dans le néo-platonisme renaissant, comme une déesse bienfaisante, paisible et mesurée. Elle semble enceinte, comme pleine de l’harmonie du monde.

Les trois Grâces

Les trois grâces représentent les trois visages de l’amour. Selon la clé chrétienne, elles sont les vertus théologales : Foi, espérance et Charité. Dans la clé néoplatonicienne, ce triptyque présente Pulchritud-Amor(Castitas)-Voluptas, la Beauté, l'Amour (chaste), le Plaisir. Selon Ficin « l'amour commence par la beauté et se termine en plaisir. » Dans l’itinéraire qui comble l’âme, l’art est le premier degré par le plaisir de la beauté, et la joie de la contemplation est le dernier degré de ravissement de l’amour sacré.

La première Grâce est Beauté. Dans l'art de la Renaissance, la place de la Beauté est centrale, tenant un rôle quasi mystique. Les artistes et les poètes ont la faculté prophétique de voir le Beau et ainsi exciter l'amour de la connaissance. C'est par l'expérience de la Beauté, reflet de Dieu que l'on parvient à s'élever à la vision du divin. "La beauté du monde est la splendeur du visage de Dieu" dit Ficin. Selon l’enseignement platonicien, le philosophe doit extraire de la beauté sensible ce qui doit favoriser l’ardeur de l’amour supérieur. La Beauté est aussi, selon l’enseignement platonicien contenu dans le Phèdre, la seule représentation qui peut éveiller dans notre âme la réminiscence des beautés célestes qu’elle a contemplées avant son entrée dans le monde. C’est pourquoi, pour les philosophes de la Renaissance, la Beauté est spirituelle.

L’amour et le plaisir

La grâce du centre, est  l’Amour. On l’identifie également à la Chasteté. C’est l’amour pur, non souillé de désir sensuel, car seul l’amour chaste conduit à la vraie jouissance de la beauté. Elle se distingue des autres en ne portant aucune parure.
Elle nous tourne le dos, pour marquer que la conversion aux choses divines implique de se détourner de ce monde pour s'ouvrir au Tout Autre. Cette fonction de médiateur de l'Amour correspond à la définition donnée par Platon dans le Banquet, à savoir que « l'Amour est le Désir éveillé par la Beauté. » Seule la force vivifiante de l'Amour peut parvenir à unir les contraires, si l'Amour contemple le Tout Autre.
La troisième grâce est le Plaisir. Le plaisir n’est pas la volupté sensuelle, mais au contraire, représente la joie, ultime but du philosophe, qu'il doit conquérir par cette contemplation du Tout Autre. Cette joie (l'eudaimonia des anciens) est le bien suprême.

Cupidon

Cupidon est le fils de la Vénus céleste et décoche ses flèches sur Amour/chasteté. Dans la mystique de la Renaissance, Cupidon va inspirer à l’amour chaste un désir éveillera la volonté assoupie de l’âme et la propulsera dans sa quête. Ce sera une fureur héroïque qui conduira l’âme vers le supérieur. Ses yeux sont bandés car selon Pic de la Mirandole « Orphée dit que l'amour est 'sans yeux' parce qu'il est au-delà de l'intellect ». Pour connaître la nature divine de l'âme immortelle cachée au fond de soi, il faut développer un regard intérieur, symbolisé par les artistes de la Renaissance, comme un aveuglement physique.

Mercure

Situé à la fin du tableau, Mercure annonce le but ultime du voyage d’amour. Par son caducée brandi vers le ciel, il invite à la vision extatique qui s’obtient par l’union avec l’esprit.

Par tradition Mercure est le guide et l’escorte des Grâces. « L'intelligence suit le plaisir, qui est le bien suprême, le plus authentique et le plus durable. » dit Pic de la Mirandole. Car ce sont les sentiments supérieurs, tels la joie authentique, qui permettent l’éclosion de la sagesse, c'est-à-dire l’intelligence qui guide la personnalité humaine. Mercure chasse les nuages de la pensée et dissipe les troubles mentaux nés des passions ombrageuses, et les « sottes opinions ». Mercure est aussi le mystagogue, celui qui permet de pénétrer les connaissances secrètes : révéler les mystères, c’est ôter les voiles tout en préservant leur opacité en sorte que la vérité puisse pénétrer et non pas éblouir.

En montrant la lumière divine cachée dans les nues, et tournant le dos au monde pour contempler l’au-delà, Mercure poursuit l’action des Grâces amorcée dans leur danse. Il est le guide de l’esprit, symbolisé par les flammes renversées qui figurent sur sa toge.

Un cycle complet
Mais la composition est un véritable cycle dans lequel Mercure et Zéphyr se rejoignent.
Tourner le dos au monde avec le détachement de Mercure et retrouver le monde avec l’impétuosité de Zéphyr telles sont les deux forces complémentaires de l’amour, dont Vénus est la gardienne et Cupidon l’agent.
Souffle et esprit étant une seule et même chose, le souffle printanier de Zéphyr (qui dans son aspect sauvage peut aussi être identifié à un satyre ou à Pan, sorte de Mercure terrestre) et l’esprit de Mercure représentent deux phases d’un processus récurrent. Celui qui descend sur terre sous la forme du souffle de la passion, retourne au ciel dans l’esprit de la contemplation.

Ainsi se dessine le trajet essentiel dans la métamorphose de l’âme du philosophe, l’amoureux de la sagesse, qui, éveillé par la Beauté, doit faire l’unité en lui pour atteindre sa quête de la vérité.


(1)  voir l’article « L’amour dans le Banquet de Platon » dans notre revue n°188 p 20


Vous pouvez librement citer ou copier cet article en mentionnant :
article rédigé par Isabelle Ohmann - isabelle.ohmann.over-blog.com

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