Baroque sicilien
Le baroque sicilien est une forme spécifique d’architecture baroque apparue
en Sicile aux xviie et xviiie siècles. Ce style comporte des caractéristiques typiquement baroques, telles que la profusion de courbes et d’ornements, mais se distingue aussi du courant européen par l’utilisation de masques ou d’anges souriants (les putti) et plus généralement par une flamboyance qu’il n'est possible de retrouver nulle part ailleurs. Jusqu’à récemment mal étudié, peu reconnu et rarement apprécié malgré les recherches menées par Anthony Blunt dans les années 1960, ce type de baroque donne à la Sicile une forte identité architecturale.
Histoire
Le baroque sicilien vit le jour à la suite d’un puissant tremblement de terre survenu dans la région en 1693, qui imposa de reconstruire un grand nombre de bâtiments1. Avant cette date, le baroque n'avait fait que discrètement son apparition sur l’île et relevait en réalité d'un style hybride et naïf qui trouvait davantage son inspiration dans l’héritage architectural local que dans l’œuvre des grands architectes baroques installés à Rome. Le séisme fournit aux jeunes architectes siciliens, dont beaucoup avaient été formés à Rome, un terrain idéal pour reproduire le baroque plus sophistiqué alors en vogue en Italie continentale. Leurs ouvrages, remplis d’innovations stylistiques, inspirèrent les autres architectes locaux qui finirent tous par suivre le même exemple : dès 1730, les nouvelles constructions en Sicile étaient entièrement supervisées par ces architectes natifs de la région et parfaitement rompus au baroque, au point qu’ils développèrent ensuite une interprétation singulière et très localisée de ce courant artistique. Le baroque sicilien tomba en désuétude à partir des années 1780, lorsque le néoclassicisme s’imposa comme le nouveau style à la mode.
Le baroque sicilien, si riche en ornements et en décorations, reflète fidèlement l’histoire sociale de l’île à cette époque, et symbolise le chant du cygne pour toute une caste de mécènes nobles, alors en perte d’influence. Le phénomène du haut-baroque sicilien dura à peine un demi-siècle, mais a imprimé à l’île une identité architecturale qui l’a accompagnée jusqu’à aujourd’hui.
Caractéristiques du baroque sicilien
L’architecture baroque est un style européen apparu dans l’Italie du xviie siècle et qui se caractérise essentiellement par sa flamboyance, sa théâtralité, la richesse des ornements sculpturaux et le recours fréquent à des effets de clair-obscur (chiaroscuro) entre la lumière et l’ombre dans un édifice.
Le baroque sicilien représente bien davantage que le simple contingent d’ouvrages baroques qui se trouveraient avoir été édifiés en Sicile, et s’est affirmé comme un style autonome. Le baroque y a par exemple la particularité d’avoir été confiné d’une part aux bâtiments commandés par l’Église catholique romaine et d’autre part aux palazzi2, les résidences privées de l’aristocratie sicilienne. Les premières apparitions du baroque en Sicile étaient maladroites, mal proportionnées et ne soutenaient en rien la comparaison avec les réalisations grandioses de Rome, Florence ou Naples. À partir du milieu du xviiie siècle, toutefois, le baroque sicilien parvint à sa pleine individualité et se distingua dès lors la plupart du temps par au moins deux ou trois des caractéristiques suivantes :
- Des mascarons et des putti, donnant volontiers dans le burlesque, viennent souvent soutenir les balcons ou décorer l’entablement d’un édifice. Ces faciès souriants et très voyants sont une relique de l’architecture maniériste. (illustrations no 2 et 8)
- Les balcons, à partir de 1633, sont fréquemment agrémentés de balustrades en fer forgé présentant des motifs complexes (illustration no 2), par opposition à la période précédente où les balustrades étaient de conception plus simple (illustration no 6).
- Les escaliers extérieurs sont alors assez répandus dans les villas et les palazzi. La plupart de ces résidences sont en effet dotées d’une entrée officielle conçue à l’origine pour les carrosses, et qui consiste en un arc percé dans la façade donnant sur la rue et menant à une cour intérieure. C’est de là généralement que s’élève, jusqu’aux pièces de réception du premier étage, un double-escalier aux entremêlements raffinés : les volées symétriques d’escaliers peuvent changer jusqu’à quatre fois de direction. Les églises, quant à elles, ne sont souvent accessibles qu’au bout d’un long escalier rectiligne rappelant la Piazza di Spagna à Rome (illustration no 23).
- Les façades, qu’il s’agisse des églises ou des palazzi, étaient fréquemment courbées de façon concave ou convexe (illustrations no 1 et 6). À l’occasion, le renfoncement ainsi créé par la courbe servait à implanter un escalier extérieur.
- Le clocher, en Sicile, n’est pas installé sur un campanile à côté de l’église, comme c’est souvent le cas en Italie continentale, mais sur la façade de l’édifice religieux lui-même, la plupart du temps au-dessus du fronton central.les clochers était grands • Le clocher compte une ou plusieurs cloches, chacune sous son propre arc (voir ci-contre). Lorsque l’église est particulièrement importante et qu’elle possède de nombreuses cloches, les hauteurs de la façade principale prennent la forme d’une arcade richement sculptée et décorée, comme c’est le cas sur la Collegiata de Catane (illustration no 1). Le clocher constitue l’un des éléments les plus typiques et permanents du baroque sicilien.
- L’intérieur des églises arbore une profusion de marbres colorés, incrustés dans le sol comme dans les murs (illustration no 17).
- Les colonnes, surtout au début de la période, ne sont que très rarement agglomérées, mais plutôt déployées individuellement. Par ailleurs, même si elles sont souvent ornées de dorures, elles ne soutiennent généralement que des arcs de facture très simple, ce qui dénote l’influence encore forte de la période normande, beaucoup moins sophistiquée (illustration no 4).
- Les pierres de taille font l’objet d’un soigneux travail de sculpture et de décoration. Dès la fin du xvie siècle, les architectes siciliens ornaient la pierre de gravures représentant des feuilles, des écailles de poissons ou même des coquillages. Ces derniers allaient s’imposer ensuite comme le motif dominant du style baroque. Parfois, ce travail de la pierre était effectué sur les piliers plutôt que sur les murs (illustration no 2), par pur désir de surprendre en allant à l’inverse de ce qui est normalement attendu.
- De nombreux bâtiments du baroque sicilien ont été construits à partir de la roche volcanique locale, étant donné qu’elle était la plus aisément accessible. Ses nuances de noir et de gris sont régulièrement mises à profit pour créer des effets de clair-obscur, accentuant ainsi la prédilection déjà forte du baroque pour l’ombre et la lumière.
- L’influence architecturale de l’Espagne, alors au pouvoir sur l’île, peut souvent se faire ressentir (illustration no 15), bien que moins intensément que le Gothique normand. Le style hispanique est particulièrement perceptible à l’est de la Sicile : la monumentale Porta Grazia de Messine (1680), par exemple, ne dépareillerait pas dans les autres villes et citadelles de l’Empire colonial espagnol. Le modèle de cette porte de ville en forme d’arc fut abondamment copié par la ville de Catane après le tremblement de terre.
Finalement, le baroque sicilien ne peut cependant pas se définir par la simple présence d’un ou plusieurs des éléments susmentionnés, étant donné qu’aucun d’entre eux n’est exclusif à l’architecture sicilienne. Une appréciation pleine et entière du baroque sicilien impose certes d’identifier certaines de ces propriétés, mais aussi de juger de l’ensemble de l’édifice et de son esprit, afin de déterminer si les courbes, les sculptures et les décorations arborent bien cette fluidité si caractéristique de l’art de vivre sicilien.
Naissance du baroque sicilien
La Sicile, petite terre volcanique de la Méditerranée centrale, a été colonisée par les Grecs, durement administrée par les Romains, soumise à l’Empire byzantin, conquise par les barbares, érigée en émirat musulman, puis en duché normand, avant d’être cédée aux Hohenstaufen, gouvernée par les Plantagenêts et enfin par l’Espagne. L’île passera ensuite aux Bourbons napolitains, et ne sera finalement unie au Royaume d’Italie qu’en 1860. Les Siciliens ont ainsi absorbé de nombreuses cultures, ce qui se traduit par une grande variété architecturale.
Une forme innovante d’architecture décorative et classique, spécifique à la Sicile, avait commencé à s’affirmer dès les années 1530. Fortement influencée par les ruines des monuments grecs et par les cathédrales normandes édifiées sur l’île, cette émancipation passa notamment par l’adoption de motifs architecturaux typiques de l’art de la Grèce antique, tels que celui de la « clé grecque ». L’empreinte de l’art normand, quant à elle, continuait à se faire sentir par l’utilisation d’arcs et par l’importance accordée aux ouvertures de fenêtres.
Cette architecture naissante est à plus d’un titre exceptionnelle : contrairement à celle de l’Europe continentale, en effet, elle ne trouvait pas sa source dans l’architecture de la Renaissance mais constituait en réalité une forme évoluée de Gothique normand. L’art de la Renaissance toucha à peine la Sicile : même dans la capitale qu’est Palerme, le seul ouvrage appartenant à la Haute-Renaissance est une fontaine apportée de Florence, où elle avait été construite vingt ans plus tôt. (illustration no 5)
Quelle que soit la raison pour laquelle le style de la Renaissance ne devint jamais populaire en Sicile, il ne s’agissait en aucun cas d’ignorance. Antonello Gagini était engagé dans la construction de l’église Santa Maria di Porto Salvo lorsqu’il trouva la mort en 1536. Il fut remplacé par l’architecte Antonio Scaglione, qui abandonna le style Renaissance de son prédécesseur pour finir l’édifice dans un style normand. C’est donc bien cet art normand qui semble avoir influencé l’architecture sicilienne pratiquement jusqu’au tremblement de terre de 1693. Même la période du maniérisme semble avoir oublié la petite île. Finalement, seule la ville de Messine3 présente un réel héritage de la Renaissance, en partie pour des raisons géographiques : Messine, si proche du continent que l’on peut y apercevoir les côtes de l’Italie, a toujours été plus réceptive aux courants artistiques qui y fleurissaient. Les mécènes de l’aristocratie locale faisaient souvent appel à Rome ou Florence pour leur fournir un architecte : un exemple nous en est fourni par le Florentin Giovanni Angelo Montorsoli, qui importa à Messine un art typiquement toscan vers le milieu du xvie siècle. Toutes ces influences restèrent toutefois largement confinées à Messine et à ses environs immédiats.
Cela ne signifie pas que la Sicile était indifférente à ce qui se passait ailleurs en Europe. Le paysage architectural des principales villes siciliennes fut profondément influencé par la famille du sculpteur Domenico Gagini, qui arriva de Florence en 1463. Cette fratrie de sculpteurs et de peintres commença à décorer les églises et les autres édifices de sculptures très décoratives et figuratives. Entre 1531 et 1537 – moins d’un siècle après l’arrivée de sa famille – Antonio Gagini acheva l’arc aux allures de proscenium de la Cappella della Madonna, dans le Santuario dell'Annunziata de Trapani. Cet arc agrémenté d’un fronton est non pas gravé de décorations, mais lourdement orné de bustes de saints en relief. Le fronton est quant à lui décoré de saints allongés, qui soutiennent une frise menant jusqu’au bouclier qui couronne le fronton. Cette composition audacieuse fut le premier signe indiquant que la Sicile développait sa propre forme d’architecture décorative. On retrouve un style très similaire sur la Chiesa del Gesù de Palerme, édifiée entre 1564 et 1633, et qui montre elle aussi des signes précoces de baroque sicilien (illustration no 15).
On peut ainsi constater que l'architecture baroque avait commencé à évoluer en Sicile bien avant le séisme de 1693. Il est cependant difficile d'évaluer et d'apprécier pleinement la valeur architecturale de ces bâtiments plus anciens, dont la plupart remontent aux années 1650, étant donné que beaucoup ont précisément été détruits par le tremblement de terre. Souvent, même les documents répertoriant ces constructions ont disparu, effaçant ainsi toute trace de ces dernières. Les informations ont été un peu plus brouillées par la suite du fait de nouveaux séismes et des lourds bombardements de la Seconde Guerre mondiale.
L’exemple d'urbanisme baroque le plus précoce encore subsistant sur l'île est la place Quattro Canti à Palerme, construite vers 1610, un carrefour réalisé par Giulio Lasso où se rejoignent les deux principales artères de la ville. Tout autour de l’intersection s'étend une piazza (ou cirque) de forme octogonale. Aux quatre espaces ouverts par les rues correspondent quatre édifices dont les façades courbées épousent harmonieusement la forme circulaire de la place. Ces quatre grands bâtiments sont agrémentés de fontaines à leur base, qui ne sont pas sans rappeler les Quattro Fontane du pape Sixte V à Rome. Les trois étages des édifices sont décorés de statues nichées dans de petites alcôves et représentant respectivement les quatre saisons, les quatre souverains espagnols de la Sicile et les quatre saintes patronnes de Palerme : sainte Christine, sainte Ninfa, sainte Olive et sainte Agathe. L'élégance de la place ne fait pas l'unanimité. Pour Anthony Blunt4, bien que chacune des façades soit très plaisante à l'œil, l’ensemble est disproportionné par rapport à la taille modeste de la place : comme la plupart des autres exemples de baroque sicilien précoce, la place Quattro Canti peut donc être taxée d'une certaine naïveté, d'une lourdeur excessive dans l'exécution, voire de provincialisme, surtout en comparaison des ouvrages à venir
Au-delà de ses mérites ou de ses défauts, il était évident dès le xvie siècle que le baroque des architectes et sculpteurs locaux commençait déjà à dévier du baroque de l’Italie continentale. La régionalisation du baroque n'était d'ailleurs pas spécifique à la petite île, et se reproduisait dans d'autres contrées européennes telles que la Bavière ou la Russie. Le baroque Narichkine, typique de la région moscovite, est par exemple aussi excentrique que son cousin sicilien.
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