L’Espagne du XVIIe siècle, l’écrivain hollandais Cees Nooteboom, l’un des plus fins connaisseurs de l’âme ibérique, la décrit dans un de ses ouvrages comme «un chaud-froid de négation du monde, d’exaltation mystique et de splendeur ostentatoire». On l’imagine donc à la fois dépouillée et superbe, ascétique et foisonnante, ténébreuse et illuminée de foi religieuse, avec une Eglise, celle de la Contre-Réforme et de l’Inquisition, sans cesse en embuscade mais aussi grande commanditaire d’œuvres d’art. C’est dans ce contexte que s’épanouira à la fois la littérature espagnole (on lui doit la naissance du roman moderne) et la peinture, au point que l’on pourra parler de «Siècle d’or», dont les phares s’appellent Zurbarán, Vélasquez ou Murillo. Et, aujourd’hui, El Greco, «le Grec». Car il n’en a pas toujours été ainsi.
Pendant plusieurs siècles, Doménikos Theotokópoulos (1541-1621) avait quasiment disparu de la mémoire espagnole et européenne. Même au Prado de Madrid, le plus grand et le plus beau des musées nationaux, on l’a longtemps ignoré : pas une seule salle ne lui avait été consacrée, et ses tableaux furent longtemps accrochés sans identification. En 1828, lorsqu’il fut décidé de décorer sa façade avec les médaillons des grands artistes, personne ne songea à faire figurer celui qui accoucha la grande peinture espagnole. Même au début des années 1900, l’Académie veillait à ce que El Greco ne ressuscitât pas. Elle le trouvait trop libre, trop d’avant-garde, trop aventurier dans son art, en somme trop génial. Elle moquait son «astigmatisme» qui, selon elle, expliquait l’allongement spectral des formes. Redécouvert par les grands intellectuels de «la Génération de 98» (Pío Baroja, Azorín, Miguel de Unamuno), et par les Romantiques, sa réhabilitation allait demander encore de longs combats pendant une partie du XXe siècle.
C’est sa redécouverte et son retour en grâce que l’exposition au palais des Beaux-Arts de Bruxelles raconte en exposant quarante toiles (1). Son oubli était surtout une question de mode (il fut victime du baroque et du néoclassicisme alors en vogue), et non pas, comme on l’a souvent cru, la conséquence de partis pris idéologiques. C’est vrai que l’artiste crétois pouvait sembler peu fréquentable. Pour les traditionalistes, la façon dont il étirait les corps et, surtout, dont il les dénudait, contredisant les canons religieux du temps, était blasphématoire. Pour les libéraux, après l’irruption tardive des Lumières sur la scène espagnole, il incarnait au contraire les excès de la Contre-Réforme, dont il fut l’un des plus grands artistes.
Car ce qu’il aime célébrer, c’est l’exaltation de la foi, l’exacerbation de la passion religieuse, le mysticisme le plus ardent. On y voit le ciel aspirer la terre. Et, pour lui, s’il y a mouvement des idées, c’est bien dans les sphères célestes qu’il se développe, pas dans le vil bas monde. El Greco en Espagne, c’est d’abord la rencontre entre un peintre habité et un pays halluciné. Ce qu’il saisit aussi c’est un autre trait de cette Espagne, qui relève pourtant du péché capital : l’orgueil. Celui d’une aristocratie grande et petite qui, à l’issue de sept siècles d’âpres batailles, a fini par chasser les envahisseurs arabes de la Péninsule, puis dévasté l’Amérique avant de triompher à Lépante. Cette chevalerie hiératique qui dresse le col, on la voit dans l’une de ses œuvres les plus emblématiques, l’Enterrement du comte d’Orgaz. Dans cette peinture qui, comme beaucoup d’autres, part de la terre pour s’élever au ciel, jaillit cette double verticalité espagnole, celle d’une passion religieuse qui flambe comme une torche et celle d’un orgueil raide comme une lance.
«Caractère spectral»
On comprend qu’il ait enthousiasmé Barrès, grand hispaniste s’il en fut : «Des tons livides et restreints jusqu’à l’indigence, des formes prodigieusement allongées, amincies et tourmentées, lui donnent un caractère spectral qui nous inquiète, nous scandalise et nous attire. Etrange génie discordant, ce Greco !» A l’inverse, Théophile Gautier, autre aficionado de la Péninsule, n’est pas vraiment conquis. S’il consent à le sacrer grand artiste, il déplore «une certaine affectation des formes aiguës et strapassées» et le traite de «peintre extravagant et singulier». L’Espagne franquiste lui a rendu aussi un mauvais service en tentant de se l’approprier et d’en faire un mythe national, comme elle l’avait déjà fait avec Cervantès. Mais ce qu’elle n’a pas voulu voir, c’est le rebelle, l’homme libre, l’iconoclaste qui casse les reins au réalisme, celui qui libère les formes de leur carcan, donne puissance, sensualité et gloire à la couleur, celui qui inspire Picasso (son influence est saisissante dans les Demoiselles d’Avignon), Manet, l’expressionnisme allemand, et même Pollock. A tous ces titres, il est l’annonciateur de la modernité européenne.
Européen, El Greco le fut par son itinéraire même. Le Crétois a passé ses vingt-six premières années sur l’île, où il est né en 1541, à peindre des icônes. Cette influence byzantine, on la retrouvera dans ses œuvres ultérieures qu’il signera toujours de son nom grec, Doménikos Theotokópoulos. L’ambition, et peut-être aussi la menace des Turcs, le conduisent à quitter l’île pour Venise où Le Titien, Tintoret et Véronèse ont des ateliers. C’est à leur contact qu’il éprouve la force de la couleur et cette liberté, si éloignée de l’icône, donnée à la main du peintre, ce que l’on appellera en Espagne la «liberalidad». En 1570, il est à Rome où travaille Michel-Ange qui l’inspirera également - on retrouve la même puissance dans les anatomies de ses personnages. Un scandale le fait quitter la ville. Il suit alors le chemin de l’Espagne déjà emprunté à cette époque par nombre de peintres italiens attirés par la richesse et le pouvoir de Felipe II. A Madrid, c’est l’échec : il veut devenir le peintre de la cour mais celle-ci ne lui passe aucune commande. C’est Tolède, la capitale ecclésiastique du pays, qui lui ouvre ses portes. Il s’y installe, fonde un atelier, accumule les commandes, trouve la gloire et ne quittera plus la ville. C’est là qu’il bouleversera la peinture.
A travers une scénographie assez ambitieuse, l’exposition raconte cette épopée. C’est dans la pénombre que l’on visite les quarante œuvres qui proviennent le plus souvent de Tolède. Sur les murs noirs, les grands tableaux vibrent de toutes leurs couleurs. Les verts sont forts, les oranges violents, les bleus, obtenus à partir de lapis-lazuli d’Afghanistan, tonnent, et les rouges éclatent comme des orages. Cette densité donnée à la couleur ne gâche jamais l’humanité du peintre comme le montre les Larmes de Saint-Pierre, auquel un nettoyage a rendu toute sa lumière ; le rude apôtre n’est plus qu’un parjure traversé par le chagrin.
Chair dévoilée
L’apothéose est la série inachevée des douze apôtres dominée par le portrait du Sauveur et réalisée à la fin de la vie du peintre : il y exprime en toute liberté sa foi en la couleur et la priorité de la spiritualité sur la réalité. Cette quête spirituelle n’empêche jamais la chair d’être là, vivante, dévoilée, impudique. El Greco, le peintre de l’austère Contre-Réforme où l’on excommuniait pour bien moins, lui accordant toujours sa place, dévoilant complètement le sein de Marie, la gorge de Marie-Madeleine et donnant à la peinture espagnole ses premiers nus masculins. Le Martyre de Saint-Sébastien, à peine vêtu d’un cache-sexe sur le point de se dénouer, est d’une audace proprement incroyable. Manque pourtant à l’exposition quelques puissants chefs-d’œuvre, dont l’Enterrement du comte d’Orgaz et la célèbre Vue de Tolède, qui marque l’irruption du paysage dans la peinture espagnole, parce qu’ils étaient intransportables. C’est un bon prétexte pour aller les voir à Tolède.
(1) «El Greco 1900», au palais des Beaux-Arts de Bruxelles, 23 rue Ravenstein. Tous les jours sauf lundi, jusqu’au 9 mai. Rens. : www.bozar.be. A voir aussi : «Du Greco à Dali», musée Jacquemart-André, 158, bld Haussmann, 75008. Jusqu’au 1er août. Rens. : www.musee-jacquemart-andre.com
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