El Greco, le peintre le plus mystérieux d’Espagne
En 2014, l’Espagne commémora le 400ème anniversaire de la mort de El Greco avec plusieurs expositions dédiées à son œuvre. Pourtant, El Greco n’a pas toujours été aussi populaire et il a fallu beaucoup de temps avant que ses peintures ne soient considérées comme des chefs d’œuvres, et ce jusqu’au XIXème siècle. Même en Espagne au court des vingt dernières années, El Greco n’avait pas la même réputation que, par exemple, Velázquez ou Goya, et ses peintures étaient plutôt cachées dans le vieux musée Prado, mais El Greco a gagné en popularité ces dernières années et maintenant, ses peintures ont gagné une place plus importante qu’auparavant. Pour mieux comprendre le style d’El Greco, ShMadrid vous présente l’homme et l’artiste peintre !
Article en lien : Les expositions permanentes du musée du Prado de Madrid
Table of Contents
Les débuts du peintre
El Greco a toujours été plus ou moins un étranger, même pendant sa vie. Il fut originaire de Crête, d’où le nom, où il est né en 1541 et où il se forma d’abord comme peintre d’icônes. Il partit ensuite en Italie où il se forma à Venise et à Rome avant de partir, en 1577, pour l’Espagne, à la recherche d’une meilleure position financière. Qu’El Greco avait déjà à l’époque sa propre vision, particulière, de l’art devint très clair lorsqu’il suggéra, alors qu’il était à Rome, de repeindre la chapelle Sixtine puisque le Pape de l’époque n’était pas satisfait de certaines parties très érotiques des peintures faites par Michel-Ange. Une explication plus logique voudrait qu’El Greco fût très jaloux du chef d’œuvre de Michel-Ange puisqu’il était lui-même un grand admirateur des œuvres de ce dernier et que les influences de Michel-Ange peuvent se retrouver dans toute l’œuvre d’El Greco.
Les origines du style El Greco
Le style pictural qu’El Greco utilisa principalement appartient au maniérisme. Ce style peut être considéré comme très classique mais au lieu de représenter l’image aussi fidèlement que possible, les peintres maniéristes ont préféré utiliser des personnages très minces, en forme de S et fort peu réalistes ou des perspectives surréalistes ou compliquées. Les peintres romains, aux alentours de 1550, ont développé ce style dans lequel les personnages étaient élargis et parfois presque artificiellement représentés afin de réaliser une image encore plus vertueuse et plus que parfaite. Parmi les grands artistes du maniérisme, on retrouve par exemple, Michelangelo Buonarroti (ou Michel-Ange, 1475-1564), célèbre pour ses fresques de la Chapelle Sixtine telles que La création d’Adam, Antonio Allegri da Correggio (ou Le Corrège, 1489-1534), connu pour ses peintures narratives sentimentales et pour être le premier à dépeindre la lumière émanant du Christ enfant et Tintoretto (ou Le Tintoret, 1518-1594), l’un des plus grands experts du dessins et un compositeur prolifique de peintures religieuses exécutées dans le grand style et tendant presque sur le Baroque. Nombre de personnages dans les peintures d’El Greco sont également très minces et parfois extrêmement grands, puisque c’est ce qu’il a étudié durant ses séjours à Rome et à Venise mais par la suite, El Greco adapte le maniérisme, le convertissant et le développant pour en faire le sien, un style El Greco typique, bien plus expressif, adoré de certains et critiqué par d’autres.
Article en lien : Six scènes choquantes au musée du Prado
L’évolution picturale
Tout au long de sa vie, le style d’El Greco devient de plus en plus expressif : certains experts ont suggéré par le passé que cela est dû à l’influence des sentiments religieux intensifiés d’El Greco, d’autres ont suggéré qu’il souffrait d’un problème de vue, enfin, certains autres ont même dit que son style était le produit de l’utilisation de marijuana, mais toutes ces explications se sont avérées fausses puisqu’El Greco a principalement adapté son style pour servir le mouvement de la Contre-Réformation qui se déroulait à cette époque-là en Espagne. El Greco a intelligemment combiné le mouvement intensifié de la Contre-Réformation qui avait lieu à l’époque à Tolède avec son propre développement comme peintre du style expressif moderne. Le style expressif particulier d’El Greco correspondait parfaitement au mouvement de la Contre-Réformation qui concernait avant tout la réaffirmation de l’amour pour l’église catholique et l’expression de cet amour. Les influences italiennes et grecques étaient toujours visibles dans la plupart des œuvres d’El Greco mais il les a combinées avec son propre style très moderne qui a servi parfaitement la Contre-Réformation lorsqu’elle était à son apogée. La plupart de ses peintures sont dédiées aux thèmes typiques de la Contre-Réformation, ce qui inclut de nombreux Saints repentant, des images de Marie-Madeleine et de la Vierge Marie qui était très importante pour les catholiques puisque les protestants ont renié l’existence de la sainte maternité.
EL Greco, homme d’église ?
El Greco savait très bien négocier et se faire des contacts. Il savait exactement quel genre de peintures correspondrait et plairait le plus à ses patrons, qui se composaient principalement d’hommes d’église intelligents. Tolède était un lieu très religieux à l’époque puisque l’archevêque siégeait aussi dans la ville. Ces hommes d’église admiraient les peintures expressives d’El Greco qui représentaient pleinement l’image et les sentiments du mouvement de la Contre-Réformation. Le chef d’œuvre d’El Greco, et probablement son œuvre la plus célèbre, est l’immense peinture de l’Enterrement du Comte d’Orgaz, qui a été commandée par le curé de Santo Tomé, situé à Tolède, en 1586. La peinture, basée sur une légende locale, représente la mort, le paradis et la vie éternelle et est divisée en deux parties qui sont clairement séparées par la couleur et la lumière. Beaucoup prétendent que cette peinture est probablement la meilleure œuvre d’El Greco, dans laquelle il s’exprime complètement dans le style particulier qu’il a développé combiné avec des influences maniéristes classiques. La peinture est un exercice interactif de mouvement et d’expérience dans lequel El Greco essaie pleinement d’exprimer la vision de la vie et sa transcendance durant la Contre-Réformation.
EL Greco, source d’inspiration
Il fallut plusieurs générations avant que la véritable importance de l’art moderne extrême d’El Greco ne soit reconnue. Son talent en tant que peintre fut toujours loué mais son style anti-naturel fut presque toujours incompris et critiqué comme « excentrique » et « bizarre ». Ce n’est qu’à partir des années 1900, après que le Prado eut dédié une exposition à son œuvre en 1902, qu’une première grande réévaluation du statut d’El Greco au sein de la scène artistique s’est produite et que son originalité a enfin été « découverte ». À partir de là, l’œuvre d’El Greco a inspiré de grands artistes tels qu’Edouard Manet ou Cézanne qui a peint sa propre version de la Dame à la fourrure, d’après l’original d’El Greco. Pablo Picasso est, sans aucun doute, celui qui a toujours été le plus intrigué par l’œuvre d’El Greco et le tableau de ce dernier sur l’Enterrement du Comte d’Orgaz est sans doute sa source d’inspiration lorsque Picasso a peint sa célèbre œuvre Evocation. L’Enterrement de Casagemas. Bien d’autres grands artistes ont aussi été captivés et influencés par les peintures d’El Greco, en plus de Picasso. Amadeo Modigliani, Diego de Rivera et Jackson Pollock ont tous réalisé leurs chefs d’œuvre d’après les peintures d’El Greco et le dernier est même devenu légèrement obsédé par l’œuvre d’El Greco. Un bon exemple de l’influence d’El Greco peut être clairement aperçu dans l’œuvre de Pollock, Gótico, de 1944. Le style incroyablement moderne d’El Greco a été suivi et imité par bien d’autres par la suite et il a majoritairement influencé certains des plus grands peintres modernes de l’histoire. L’œuvre d’El Greco est vraiment spéciale et il peut être considéré comme l’un des premiers peintres expressifs modernes du monde ayant jamais vécu.
C'est une exposition exceptionnelle qui s'est ouverte au Grand Palais. En 75 tableaux, elle raconte un génie absolu de la peinture, Greco (1541-1614), né Domínikos Theotokópoulos en Crète, peintre d'icônes, formé en Italie à l'art de la Renaissance et devenu célèbre en Espagne, à Tolède. Un artiste à part, fascinant, dont le style puissant est inclassable. Un "dieu de la peinture", n'hésite pas à dire Guillaume Kientz, convervateur de l'art européen au Kimbell Art Museum de Fort Worth (Etats-Unis) et commissaire de l'exposition.
----------------------------------------------------------------------------------
Greco au Grand Palais, une exposition à ne pas rater : on vous explique pourquoi
Le Grand Palais présente la première rétrospective de Greco en France. A voir absolument (jusqu'au 10 février 2020).
S'il faut voir une exposition à Paris en ce moment, c'est celle-là. Voici quelques points à en retenir.
La première rétrospective Greco en France
L'exposition du Grand Palais est la première rétrospective consacrée à Greco en France. L'œuvre de Greco est assez dispersée, ce qui rend difficile l'organisation d'une telle réunion de 75 œuvres parmi les 300 connues du peintre. Il y a des tableaux au Prado à Madrid, à Tolède, en Italie, en Grèce, en Europe de l'Est, aux Etats-Unis car les collectionneurs en ont beaucoup acheté au début du XXe siècle. Les musées de Strasbourg en conservent un, le Louvre trois.
C'est le prêt exceptionnel de L'Assomption de la Vierge proposé par l'Art Institute de Chicago qui a été le point de départ de l'exposition. La toile monumentale peinte par Greco peu après son arrivée à Tolède, exemplaire de la synthèse que fait le peintre entre les couleurs de Titien et le dessin sculptural de Michel-Ange, n'avait jamais quitté Chicago depuis son achat à Paris en 1904.
Remarquable aussi, le prêt d'une Pietà (1580-1590) appartenant à une collection privée "très fermée" selon les mots du commissaire de l'exposition Guillaume Kientz. Cette toile exceptionnelle n'avait pas été vue par le public depuis 1982-1983 et il a fallu d'immenses efforts pour convaincre ses propriétaires de s'en séparer pour quelques semaines. "C'est un très grand privilège de pouvoir la faire partager au public", se réjouit-il.
Un peintre d'icônes né en Crète
Greco a connu la gloire en Espagne, à Tolède, où il est arrivé en 1576 mais son itinéraire n'a pas été simple. Doménikos Theotokópoulos (il a continué à signer de son nom toute sa vie) est né en 1541 en Crète, d’où son surnom. Il y est formé à la peinture d'icônes dans la tradition byzantine mais il est attiré par l'art occidental et s'installe en 1567 à Venise où il découvre les maîtres de la couleur, Titien et Tintoret. Même s'il peint encore de petits formats sur bois, il abandonne l'art de l'icône pour épouser les ambitions de la Renaissance. Le Triptyque dit de Modène (car il a été retrouvé dans les réserves du musée de la ville) témoigne de cette évolution de Greco.
Vers 1570, Greco part pour Rome où il complète sa formation. Il est accueilli, comme d'autres artistes, au palais du cardinal Farnese. Mais il en est chassé, on ignore pourquoi, peut-être parce qu'il a beaucoup critiqué Michel-Ange. En Italie, il ne peut pas accéder aux grandes commandes, ne maîtrisant pas l'art de la fresque. Il part alors tenter sa chance en Espagne, à Tolède, en 1576.
Un immense portraitiste
Une section thématique rend hommage au grand talent de portraitiste de Greco, "peut-être le plus grand", estime Charlotte Chastel-Rousseau, conservatrice de la peinture espagnole et portugaise au Louvre et commissaire associée de l'exposition. Il a continué à faire des portraits toute sa vie et avait commencé en Italie, où il fait preuve déjà d'"une acuité psychologique, d'une intensité qui fera sa marque", même si ce sont surtout les portraits peints en Espagne qui frappent par leur force. Celui du cardinal Niño de Guevara, grand inquisiteur qui derrière sa position austère et ses lunettes d'érudit, impressionnant dans son grand habit rose, montre des traits élégants et un regard subtil.
Le plus beau, peut-être, est celui du Frère Hortensio Félix Paravicino (vers 1609-1611), jeune homme d'église et poète proche de Greco, dont on a du mal à détacher le regard tant la finesse et l'intelligence des traits est fascinante.
On citera aussi le Portrait d'Antonio de Covarrubias y Levia (vers 1597-1600, conservé au Louvre), un de ses grands amis. "Un portrait absolument magnifique pour la liberté de la touche et la façon dont Greco rend la physionomie, le modelé du visage, les rides", souligne Charlotte Chastel-Rousseau.
Une synthèse de la couleur vénitienne et du modelé de Michel-Ange
Greco se revendiquait de l'art de Venise, une peinture de la couleur. Cette influence se voit dans ses couleurs acidulées et contrastées, roses, orangées, jaunes et dans les subtiles nuances de mauve, de bleu qu'il utilise également. Mais dans sa peinture des corps, il avait aussi complètement assimilé le dessin et la sculpture de Michel-Ange.
A ce titre, la Pietà déjà citée, est exemplaire. Laissons la parole à Guillaume Kientz : "C'est un tableau sublime à plein d'égards : il reprend complètement cette symbiose entre Michel-Ange dont il cite la Pietà Bandini et un tableau de coloris vénitien, un tableau construit par la couleur à la façon des vénitiens, le tout dans un cadrage claustrophobique comme Greco les affectionne, parce que ça donne plus de force à l'image, plus d'intensité émotionnelle. Il sait très bien jouer avec les émotions, ça passe par ses couleurs qui nous transpercent comme des lances, ça passe par son cadrage qui nous submerge par sa concentration et son intensité, et par la mélodie de son pinceau. Il peint presque comme un sculpteur avec ses arêtes franches de blanc, c'est absolument bouleversant."
Tolède, un personnage secondaire des tableaux de Greco
Dans de nombreux tableaux peints à Tolède, Greco a représenté la ville en arrière-plan, comme un "personnage secondaire", un "passager clandestin" selon les mots de Guillaume Kientz. Il aurait ainsi rendu hommage à la ville qui avait reconnu son talent, où il a reçu de nombreuses commandes et qui était encore une ville importante au moment de son arrivée. Dans l'époustouflant Saint Martin et le pauvre, on reconnaît l'Alcazar, le pont d'Alcántara. Pour le commissaire, il y saisit bien le vert électrique de la vallée du Tage et ses ciels dramatiques hallucinants.
Dans Saint-Louis et son page on reconnait la cathédrale de Tolède. Il faut remarquer au passage dans ces deux tableaux la beauté des traits et la finesse de la relation entre les personnages.
Des dessins très rares
On connait seulement sept dessins de Greco, dont quatre sont présentés dans l'exposition. Car "le dessin n'est pas du tout central dans son processus de création", explique Guillaume Kientz. "Il est un peintre qui aborde la création par la peinture et directement avec le pinceau." Il fait une grande composition et demande à son atelier d'en faire une copie peinte miniature, sur toile, qui est gardée comme un élément de catalogue à montrer aux commanditaires.
Francisco Pacheco, le maître de Velazquez, rend visite en 1611 à Greco et décrit une salle avec des miniatures des compositions du peintre, réalisées par l'atelier, une sorte de "showroom", raconte le commissaire.
Des motifs sans cesse repris
Toute sa vie, Greco a inventé des motifs qu'il a répétés, réinterprétés, recombinés. En Italie, dans le Triptyque de Modène, on trouve déjà la gueule de l'enfer qu'il transpose dans L'Adoration du nom de Jésus (dit aussi Le Songe de Philippe II). Un autre motif qui revient souvent est la figure les bras levés qu'on trouve en grand dans le Saint Jean présenté à la fin de l'exposition.
Il repeint aussi les mêmes scènes, comme cette Agonie du Christ au jardin des Oliviers : deux versions peintes à dix ans d'intervalle montrent bien comment dans la première, il cherche la composition, puis il fait une réplique plus synthétique, avec davantage d'effets. "D'abord, il fait un tableau très réfléchi, très construit, puis c'est comme un compositeur qui a trouvé son thème et le rejoue", explique Guillaume Kientz.
De la même façon, l'exposition rassemble quatre versions du Christ chassant les marchands du Temple : "Une de nos fiertés", se réjouit le commissaire. "Ce qui est fascinant, c'est comment il invente une première composition, comment elle se grave et comment elle l'accompagne toute sa vie. Il va varier, se réinventer dans le style, la technique, pour méditer toujours plus les possibilités de l'image."
Un artiste oublié et redécouvert par les artistes modernes
Après la gloire à Tolède, Greco a été oublié aux XVIIe et XVIIIe siècles par les historiens de l'art. A partir du milieu du XIXe siècle, quelques collectionneurs, puis des artistes, l'ont redécouvert. Au début du XXe siècle, de nombreux tableaux de Greco, conservés dans les établissements religieux de Tolède, ont été vendus à Paris, plaque tournante du marché de l'art à l'époque. Le marchand Durant-Ruel notamment, achetait en Espagne pour revendre à des collectionneurs américains.
Dernière œuvre de l'exposition, L'ouverture du cinquième sceau, dit aussi La vision de saint Jean est saisissante par ses couleurs, ses figures vibrantes, sa lumière. Cézanne a vu le tableau en photo et s'en est inspiré, Picasso aussi l'a regardé. Pour Guillaume Kientz, "c'est un des plus importants pour l'histoire de la peinture du XXe siècle".
"Souvent méprisé par les historiens de l'art, Gréco doit sa redécouverte aux esthètes, aux critiques d'art, aux écrivains, aux peintres, parce que sa peinture parle directement, s'affranchit de tout intermédiaire, sort du tableau et joue directement avec le regard du spectateur", conclut-il.
L’Espagne du XVIIe siècle, l’écrivain hollandais Cees Nooteboom, l’un des plus fins connaisseurs de l’âme ibérique, la décrit dans un de ses ouvrages comme «un chaud-froid de négation du monde, d’exaltation mystique et de splendeur ostentatoire». On l’imagine donc à la fois dépouillée et superbe, ascétique et foisonnante, ténébreuse et illuminée de foi religieuse, avec une Eglise, celle de la Contre-Réforme et de l’Inquisition, sans cesse en embuscade mais aussi grande commanditaire d’œuvres d’art. C’est dans ce contexte que s’épanouira à la fois la littérature espagnole (on lui doit la naissance du roman moderne) et la peinture, au point que l’on pourra parler de «Siècle d’or», dont les phares s’appellent Zurbarán, Vélasquez ou Murillo. Et, aujourd’hui, El Greco, «le Grec». Car il n’en a pas toujours été ainsi.
Pendant plusieurs siècles, Doménikos Theotokópoulos (1541-1621) avait quasiment disparu de la mémoire espagnole et européenne. Même au Prado de Madrid, le plus grand et le plus beau des musées nationaux, on l’a longtemps ignoré : pas une seule salle ne lui avait été consacrée, et ses tableaux furent longtemps accrochés sans identification. En 1828, lorsqu’il fut décidé de décorer sa façade avec les médaillons des grands artistes, personne ne songea à faire figurer celui qui accoucha la grande peinture espagnole. Même au début des années 1900, l’Académie veillait à ce que El Greco ne ressuscitât pas. Elle le trouvait trop libre, trop d’avant-garde, trop aventurier dans son art, en somme trop génial. Elle moquait son «astigmatisme» qui, selon elle, expliquait l’allongement spectral des formes. Redécouvert par les grands intellectuels de «la Génération de 98» (Pío Baroja, Azorín, Miguel de Unamuno), et par les Romantiques, sa réhabilitation allait demander encore de longs combats pendant une partie du XXe siècle.
C’est sa redécouverte et son retour en grâce que l’exposition au palais des Beaux-Arts de Bruxelles raconte en exposant quarante toiles (1). Son oubli était surtout une question de mode (il fut victime du baroque et du néoclassicisme alors en vogue), et non pas, comme on l’a souvent cru, la conséquence de partis pris idéologiques. C’est vrai que l’artiste crétois pouvait sembler peu fréquentable. Pour les traditionalistes, la façon dont il étirait les corps et, surtout, dont il les dénudait, contredisant les canons religieux du temps, était blasphématoire. Pour les libéraux, après l’irruption tardive des Lumières sur la scène espagnole, il incarnait au contraire les excès de la Contre-Réforme, dont il fut l’un des plus grands artistes.
Car ce qu’il aime célébrer, c’est l’exaltation de la foi, l’exacerbation de la passion religieuse, le mysticisme le plus ardent. On y voit le ciel aspirer la terre. Et, pour lui, s’il y a mouvement des idées, c’est bien dans les sphères célestes qu’il se développe, pas dans le vil bas monde. El Greco en Espagne, c’est d’abord la rencontre entre un peintre habité et un pays halluciné. Ce qu’il saisit aussi c’est un autre trait de cette Espagne, qui relève pourtant du péché capital : l’orgueil. Celui d’une aristocratie grande et petite qui, à l’issue de sept siècles d’âpres batailles, a fini par chasser les envahisseurs arabes de la Péninsule, puis dévasté l’Amérique avant de triompher à Lépante. Cette chevalerie hiératique qui dresse le col, on la voit dans l’une de ses œuvres les plus emblématiques, l’Enterrement du comte d’Orgaz. Dans cette peinture qui, comme beaucoup d’autres, part de la terre pour s’élever au ciel, jaillit cette double verticalité espagnole, celle d’une passion religieuse qui flambe comme une torche et celle d’un orgueil raide comme une lance.
«Caractère spectral»
On comprend qu’il ait enthousiasmé Barrès, grand hispaniste s’il en fut : «Des tons livides et restreints jusqu’à l’indigence, des formes prodigieusement allongées, amincies et tourmentées, lui donnent un caractère spectral qui nous inquiète, nous scandalise et nous attire. Etrange génie discordant, ce Greco !» A l’inverse, Théophile Gautier, autre aficionado de la Péninsule, n’est pas vraiment conquis. S’il consent à le sacrer grand artiste, il déplore «une certaine affectation des formes aiguës et strapassées» et le traite de «peintre extravagant et singulier». L’Espagne franquiste lui a rendu aussi un mauvais service en tentant de se l’approprier et d’en faire un mythe national, comme elle l’avait déjà fait avec Cervantès. Mais ce qu’elle n’a pas voulu voir, c’est le rebelle, l’homme libre, l’iconoclaste qui casse les reins au réalisme, celui qui libère les formes de leur carcan, donne puissance, sensualité et gloire à la couleur, celui qui inspire Picasso (son influence est saisissante dans les Demoiselles d’Avignon), Manet, l’expressionnisme allemand, et même Pollock. A tous ces titres, il est l’annonciateur de la modernité européenne.
Européen, El Greco le fut par son itinéraire même. Le Crétois a passé ses vingt-six premières années sur l’île, où il est né en 1541, à peindre des icônes. Cette influence byzantine, on la retrouvera dans ses œuvres ultérieures qu’il signera toujours de son nom grec, Doménikos Theotokópoulos. L’ambition, et peut-être aussi la menace des Turcs, le conduisent à quitter l’île pour Venise où Le Titien, Tintoret et Véronèse ont des ateliers. C’est à leur contact qu’il éprouve la force de la couleur et cette liberté, si éloignée de l’icône, donnée à la main du peintre, ce que l’on appellera en Espagne la «liberalidad». En 1570, il est à Rome où travaille Michel-Ange qui l’inspirera également - on retrouve la même puissance dans les anatomies de ses personnages. Un scandale le fait quitter la ville. Il suit alors le chemin de l’Espagne déjà emprunté à cette époque par nombre de peintres italiens attirés par la richesse et le pouvoir de Felipe II. A Madrid, c’est l’échec : il veut devenir le peintre de la cour mais celle-ci ne lui passe aucune commande. C’est Tolède, la capitale ecclésiastique du pays, qui lui ouvre ses portes. Il s’y installe, fonde un atelier, accumule les commandes, trouve la gloire et ne quittera plus la ville. C’est là qu’il bouleversera la peinture.
A travers une scénographie assez ambitieuse, l’exposition raconte cette épopée. C’est dans la pénombre que l’on visite les quarante œuvres qui proviennent le plus souvent de Tolède. Sur les murs noirs, les grands tableaux vibrent de toutes leurs couleurs. Les verts sont forts, les oranges violents, les bleus, obtenus à partir de lapis-lazuli d’Afghanistan, tonnent, et les rouges éclatent comme des orages. Cette densité donnée à la couleur ne gâche jamais l’humanité du peintre comme le montre les Larmes de Saint-Pierre, auquel un nettoyage a rendu toute sa lumière ; le rude apôtre n’est plus qu’un parjure traversé par le chagrin.
Chair dévoilée
L’apothéose est la série inachevée des douze apôtres dominée par le portrait du Sauveur et réalisée à la fin de la vie du peintre : il y exprime en toute liberté sa foi en la couleur et la priorité de la spiritualité sur la réalité. Cette quête spirituelle n’empêche jamais la chair d’être là, vivante, dévoilée, impudique. El Greco, le peintre de l’austère Contre-Réforme où l’on excommuniait pour bien moins, lui accordant toujours sa place, dévoilant complètement le sein de Marie, la gorge de Marie-Madeleine et donnant à la peinture espagnole ses premiers nus masculins. Le Martyre de Saint-Sébastien, à peine vêtu d’un cache-sexe sur le point de se dénouer, est d’une audace proprement incroyable. Manque pourtant à l’exposition quelques puissants chefs-d’œuvre, dont l’Enterrement du comte d’Orgaz et la célèbre Vue de Tolède, qui marque l’irruption du paysage dans la peinture espagnole, parce qu’ils étaient intransportables. C’est un bon prétexte pour aller les voir à Tolède.
(1) «El Greco 1900», au palais des Beaux-Arts de Bruxelles, 23 rue Ravenstein. Tous les jours sauf lundi, jusqu’au 9 mai. Rens. : www.bozar.be. A voir aussi : «Du Greco à Dali», musée Jacquemart-André, 158, bld Haussmann, 75008. Jusqu’au 1er août. Rens. : www.musee-jacquemart-andre.com
----------------------------------------------------------------------------------------------------
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire