7 juillet 2017
Marcel Proust n’a jamais foulé le sol de l’Angleterre, pas plus qu’il ne parlait un mot d’anglais. L’écrivain s’est même opposé de son vivant à la traduction de son œuvre qui, selon lui, en aurait été déformée. Homme de toutes les contradictions, Marcel Proust s’est pourtant lancé dans une entreprise surprenante : la traduction depuis l’anglais des écrits esthétiques de John Ruskin alors même qu’il maîtrisait mal la langue. En cela il fut aidé par sa mère et quelques amis. Par ailleurs, la préface que Proust consacre à « La Bible d’Amiens » éclaire non seulement la pensée de Ruskin, mais aussi sa propre pensée et sa conception de l’art. Au fil de la lecture s’esquisse les préoccupations de Proust sur l’esthétique et la place qu’il donnera à l’art dans ses ouvrages. John Ruskin se mue en révélateur de la pensée proustienne et son influence marque incontestablement « La Recherche du temps perdu ». Voyons comment.
Tout d’abord cette influence ne se fera qu’à travers les œuvres de John Ruskin puisque Proust ne le rencontrera jamais. Celui-ci naît à Londres en 1819 et mourra à Brantwood en 1900 d’un père négociant en alcools et d’une mère sans profession. Il est fils unique et quittera très vite le foyer familial pour voyager. Il est fasciné par la beauté des Alpes, l’architecture gothique, Venise et, en esprit éclectique, s’intéresse à des choses très diverses : les oiseaux, les plantes, l’art de Turner, l’économie sociale, l’éducation des ouvriers, les pré-raphaéliques … Critique d’art et soucieux de sociabilité, il va beaucoup écrire et cherchera toujours à rendre l’art accessible aux plus humbles. En effet, il condamnait les tâches qui ôtaient à l’homme son libre arbitre. Il s’intéressera même à la pollution industrielle en précurseur, et à la nécessaire prudence qui doit guider toute opération de restauration des bâtiments patrimoniaux. Proust, quant à lui, ne manquera pas de souligner combien la « restauration » de la mémoire involontaire peut elle aussi engendrer des risques en trahissant ou en modifiant le réel ou encore en l’aménageant autrement.
Ruskin visitera Amiens à maintes reprises, en 1844, 1849, 1854, 1856, 1868 et 1880. Sa première visite le déçoit. On pourrait comparer sa déception à celle de Swann vis-à-vis d’Odette qui n’est pas son genre de femme. Il est vrai qu’Amiens, au premier abord, n’est pas le genre de cathédrale qu’aime John Ruskin, il la trouve un peu mièvre, cédant trop au … joli. Mais en 1854 son avis est plus enthousiaste et il reconnait que cet ouvrage, célébré dans toute l’Europe, mérite sa réputation. Il rédigera « La Bible d’Amiens » de 1880 à 1882. En réalité, il souhaitait écrire une histoire de la chrétienté à l’usage des garçons et filles qui avaient été tenus sur les fonts baptismaux. Malheureusement, il ne parviendra à rédiger qu’un seul volume, alors qu’il envisageait de parler également de Vérone, de Pise, de Rome, de Chartres, de Rouen. « Travaillez quand vous avez encore la lumière », précepte de l’Evangile selon Saint Jean qui figure dans la préface que Proust a consacré à « Sésame et les lys ». Comme Ruskin, Marcel Proust redoutera de ne pas pouvoir achever son œuvre.
Ruskin raconte dans « La Bible d’Amiens » les origines de la cathédrale, l’installation des Francs à Amiens et l’évangélisation de la ville, Chilpéric, le père de Clovis, puis Clovis, bien que celui-ci n’ait pas été baptisé à Amiens, cheminement des transgressions que s’autorisera l’auteur. Et puisque la cathédrale a été conçue et bâtie par les descendants des Francs, Ruskin évoque plus longuement, dans le chapitre II, l’histoire de ce peuple et son arrivée en France en provenance de l’Allemagne. Dans la troisième partie de l’ouvrage, il évoque la propagation des écritures saintes, le rôle que tient saint Jérôme, premier traducteur de la Bible qui donne son nom à ce chapitre III.
Le IVe chapitre est sans doute le plus beau parce qu’il parle vraiment de la cathédrale. Ruskin y détaille certains aspects du monument, principalement les sculptures des porches. Puis il évoque les stalles du XVIe siècle, ce qu’il faut voir en priorité : « sous la main du sculpteur, le bois semble s’être modelé comme de l’argile, s’être plié comme de la soie, avoir poussé comme des branches vivantes, avoir jailli comme de la flamme vivante… » Curieusement, il n’apprécie guère la Vierge dorée à laquelle il trouve de la joliesse et un gai sourire de soubrette, madone nourrice raphaélique, peintre qu’il n’aime guère car il considère qu’il a représenté la Vierge de façon trop humaine, pas assez divine. La madone de la façade ouest lui plaît davantage, madone franque, normande, madone reine, calme, pleine de puissance. Pour Ruskin, la cathédrale est comme l’envers d’une étoffe qui nous aide à comprendre les fils qui produisent le dessin tissé ou brodé du dessus. A ce sujet, et on ne peut manquer de le relever, l’œuvre de Proust sera envisagée comme une cathédrale et également comme une robe : « car épinglant de ci delà un feuillet supplémentaire, je bâtirai mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. » - écrira Marcel Proust. Le livre de Ruskin reste toutefois assez confus avec des phrases alambiquées, souligne Jérôme Bastianelli car celui-ci est atteint, à l’époque où il le rédige, de « fièvres cérébrales » susceptibles d’altérer son jugement. Alors pour quelle raison, Proust choisit-il de traduire cet ouvrage, alors qu’il maîtrise mal l’anglais et y consacre-t-il tant d’années de sa vie, soit de 1889 à 1906 ? Certainement pour plusieurs. Tout d’abord le prestige dont jouit John Ruskin, son immense culture, et parce qu’à cette époque il est bien vu d’être traducteur. Baudelaire, Mallarmé, Robert d’Humières le seront. Il y a également une mode en vogue, celle des cathédrales : Monet les peint, Huysmans les évoque, Debussy s’en inspire. Proust tente aussi d’effacer le côté un peu décadent de son unique ouvrage « Les plaisirs et les jours » que certains critiques ont comparé à « une serre chaude ». Et puis la cathédrale d’Amiens parle de la France, ce qui plaît à Proust. Par ailleurs, le choix d’un sujet chrétien rassurera les salons aristocratiques et mondains qu’il fréquente assidûment en pleine affaire Dreyfus et au moment où se discute le projet de la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Néanmoins, malgré son souci d’excellence, Proust commet bien des erreurs de traduction assez drôles et inattendues. Mais qu’importe ! Comme Ruskin, il considère que l’essentiel est de donner à penser aux lecteurs, de solliciter leur imagination, de les inciter à mettre leurs pas dans ceux de l’auteur et de partir à la découverte de ce magnifique monument. En quelque sorte de servir l’art qui est la part la plus haute de l’homme. Ruskin lui insuffle le goût de l’architecture et Proust ne manquera pas de concevoir son œuvre comme un monument que l’on bâtit pierre à pierre ou mot à mot. Cette traduction lui conférera un matériau littéraire indéniable. S’il juge que Ruskin a parfois cédé à l’idolâtrie, ce qui signifie qu’il a apprécié certaines choses pour des raisons qui leur sont étrangères et qu’il a placé en elles des valeurs qu’elles n’expriment pas, lui-même n’échappera pas à cette idolâtrie en souhaitant que figure, à la porte de la cathédrale d’Amiens, Ruskin en personne comme le cinquième prophète, suscitant la moquerie inévitable de quelques lecteurs. Par la suite, il partira sur les traces de Ruskin à Venise en avril 1900 avec sa mère, Reynaldo Hahn et Marie Nordlinger, voyage que l’on retrouvera réinterprété et magnifié dans La Recherche. Ce qui confirme que Ruskin fut bien pour Marcel Proust un initiateur.
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Et pour prendre connaissance de l'article que j'ai consacré à Ruskin, cliquer sur son titre :
Il est l'auteur de quatre essais biographiques :
- Georges Bizet, Actes Sud, 2015
- Tchaïkovski, Actes Sud, 2012
- Felix Mendelssohn, Actes Sud, 2008
- Federico Mompou, Payot, 2003
Jérôme Bastianelli a également collaboré à la rédaction des ouvrages suivants :
- Tout Mozart de A à Z (Robert Laffont, 2006),
- Tout Bach (Robert Laffont, 2009),
- Tout Verdi (Robert Laffont, 2013).
Et en 2017, il vient de publier "Le dictionnaire Proust-Ruskin" dans la collection des Classiques Garnier
Détails des stalles d'Amiens.
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